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Channel: Contemporain – Les carnets de l’Ifpo

Médiévalismes islamiques : la guerre des origines à travers trois exemples. 2- La série ʿUmar

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Après avoir réfléchi aux origines du médiévalisme islamique et abordé la question du rapport aux origines qui conditionne les modalités de représentation et de réappropriation du passé, nous nous penchons, dans ce deuxième billet, sur un exemple emblématique de médiévalisme : la série ʿUmar al-Fārūq (Baptiste et Bouali 2020) Nous examinerons ici comment le deuxième calife de l’islam est dépeint dans une série à succès et à gros moyens produite au cœur de la péninsule Arabique.

La série ʿUmar al-Fārūq est une coproduction qataro-saoudienne. Diffusé en trente et un épisodes durant le mois de ramadan 2012 sur la chaîne satellitaire saoudienne Middle East Broadcasting (MBC), le feuilleton se distingue dans le paysage audio-visuel en ce qu’il est consacré exclusivement à l’histoire de la Révélation puis aux règnes d’Abū Bakr al-Ṣiddīq (632-634) et de ʿUmar b. al-Khaṭṭāb (634-644). Il s’agit, à notre connaissance, d’une exception ; ce qui donne une valeur particulière à cette production qui fut supervisée par des oulémas aussi connus que le cheikh Yūsuf al-Qaraḍāwī. Égyptien d’origine, ce dernier est sans doute le plus célèbre télévangéliste dans le monde musulman. Connu pour ses positions doctrinales sulfureuses, il est partisan d’un usage de la télévision comme véhicule d’une prédication plus étendue (Galal 1988, 155-157).

Sur le plan formel, la série se décline selon la chronologie sacrée de la Révélation (vers 610), de l’Hégire (hijra) en 622 et de la victoire finale de l’islam, après la conquête de La Mecque, en 629 ou 630. L’arc narratif du feuilleton se veut donc respectueux des grandes séquences chronologiques de la tradition. Une part conséquente de la série montre le contexte dans lequel se déroulèrent les premières révélations. Les réalisateurs s’attardent sur le rejet violent dont la prédication du Prophète fit l’objet puis sur les persécutions qui entrainèrent la mort de ceux considérés comme les premiers martyrs de l’islam. La mise en scène des conversions successives de quelques personnalités importantes telles qu’Abū Bakr, mais aussi de personnages de seconde zone de la société mecquoise permet à la série d’insister sur la formation d’une nouvelle communauté dans laquelle les liens ne sont plus tribaux mais religieux. La tension grandissante dans la cité de La Mecque entraîne rapidement des violences et une première émigration d’une partie des Compagnons (ṣaḥāba) auprès du Négus d’Abyssinie, bientôt suivie par l’Hégire vers Médine. De là, on assiste à la construction du proto-État islamique dont l’existence se concrétise par les batailles de Badr, Uḥūd ou par la bataille de la tranchée (626-627). Les scènes de bataille rangée font donc rapidement leur apparition et deviennent le lieu de fabrication des héros de ce premier islam. Omniprésent mais toujours absent à l’image, le Prophète guide les troupes au combat. Afin de contourner sans transgresser l’interdiction de représenter Muḥammad, les réalisateurs utilisent plusieurs astuces déjà employées par Mustafa Akkad dans son film Le Message (al-Risāla) et qui ont été analysées par P. Peccatte sur son blog (Peccatte 2012) et par H. Bouali dans notre article récemment paru (Baptiste et Bouali 2020, 105-106). Ainsi, à plusieurs reprises, le téléspectateur voit à travers les yeux du Prophète, qui ne prononce jamais une parole. De même, il n’est pas rare que l’apparition d’un objet associé au Prophète dans la tradition soit utilisée pour signifier sa présence. Il est intéressant néanmoins de constater que ʿUmar se tient souvent à la place de Muḥammad. Porte-parole de ses décisions politiques, il apparaît aussi comme celui qui rapporte le contenu des Révélations.

Un second temps est dédié aux Guerres d’apostasie (ḥurūb al-ridda), qui marquent le règne d’Abū Bak (r. 632-634). À mesure que les dignitaires de La Mecque se rallient, les tribus apostasient autour de quelques chefs locaux. La série s’arrête en particulier sur le combat entre Khālid b. al-Walīd et Musaylima, qui fut l’instigateur d’une des rébellions les plus dangereuses pour le jeune État médinois. L’affrontement, qui eut lieu dans la Yamāma, est un moment intense durant lequel se distingue l’affranchi Waḥshī, dont la force est décuplée par son entrée dans l’islam. La trajectoire du personnage est intéressante. Il est connu pour être l’assassin de Ḥamza b. ʿAbd al-Muṭṭalib, l’oncle paternel du Prophète, qu’il transperça de sa lance à la bataille de Uḥūd, en 625. Les sources comme la série le mettent en scène agissant à la demande de Hind bt. ʿUtba, qui n’est autre que la mère du fondateur de la dynastie omeyyade, Mu‘āwiya (r. 661-680), et la femme d’Abū Sufyān, l’un des plus féroces opposants de Muḥammad durant son apostolat mecquois. Il est ici réhabilité comme le sauveur de l’islam puisqu’il abat de la même lance le faux-prophète qui fut sans doute le plus menaçant pour le jeune État médinois. Quelques gros plans et ralentis individualisent son héroïsme et sont mis au service d’une magnification de l’art du combat. Dignes de visuels d’Assassin’s Creed, ces plans donnent à voir la beauté du geste, mais suggèrent surtout la transformation identitaire provoquée par la conversion. L’arme du néo-converti est mise au service de l’islam dans des guerres qui font voler en éclat les sociabilités tribales et les parentés claniques. Comme dans les sources, l’accent est mis sur l’art du duel, faisant de ces affrontements un véritable laboratoire des héros (Shoshan 2016, 2, 38-41 ; Baptiste et Bouali 2020, 103).

Dans la série, l’islam est présenté comme une force sociale et religieuse qui transcende les logiques anciennes régissant les sociétés préislamiques. Il n’est évidemment pas surprenant que la série fasse de l’apparition de l’islam une rupture franche avec la jāhiliyya tant cette lecture discontinuiste de l’histoire reste répandue dans le monde musulman. Ici, la conversion puis l’engagement armé sont les témoignages de la transformation de l’individu, de son entrée dans une nouvelle communauté, de la refonte de son identité.

Une troisième séquence est consacrée à l’expansion de l’islam à travers la geste héroïque des premiers Compagnons (ṣaḥāba) lors des grandes batailles des conquêtes islamiques. La série s’attarde sur les principaux affrontements, notamment celui de Yarmūk (636) contre les Byzantins puis sur la bataille de Qādisiyya, la même année, contre les troupes sassanides. Ce dernier combat occupe la place la plus importante, puisque pas moins de trois épisodes lui sont consacrés.

Là encore, la guerre permet aux réalisateurs d’instituer une frontière identitaire entre les Compagnons et les armées des empires ennemis, appelés in fine à être dominés par l’islam. La communauté des croyants se forme en miroir de ces souverains chrétiens et sassanides, plus occupés à festoyer et à s’enivrer qu’à combattre. C’est le cas par exemple lors de la conquête de Damas, rendue possible par l’ivresse des soldats byzantins. La série reprend ainsi le poncif commun à plusieurs sources médiévales, décrivant les soldats musulmans comme « des cavaliers le jour et des moines la nuit » (fursān bi-l-nahār wa-ruhbān bi-l-layl) (Ṭabarī 1962, III : p. 602).

En outre, les réalisateurs usent à souhait de la technique du fondu, permettant d’opposer la richesse des palais byzantins et perses dans lesquels sont reclus des empereurs, repus de richesses à la frugalité de la demeure de ʿUmar. Alors que les complexes impériaux sont imposants et que les plans mettent l’accent sur les dorures, les colonnes et les ornementations murales, la maison du calife est une simple cahute austère dans laquelle le commandant des croyants dort (peu) sur un lit qui est une simple paillasse à même le sol.

Le triptyque des guerres prophétiques (maghāzī), d’apostasie (ridda) et de conquêtes (futūḥāt) constitue la colonne vertébrale du feuilleton. À chaque étape, la communauté se renforce : les premières batailles sont l’occasion de magnifier la saga des principaux protagonistes de ce proto-islam, mais aussi le lieu où tombent les premiers martyrs. Les guerres d’apostasie sont le moment où les convertis tardifs font leurs preuves, tandis que les conquêtes rassemblent cette nouvelle communauté qui s’élance à l’assaut des empires voisins en décrépitude, menée par les anciens ennemis de Muḥammad, tel Abū Sufyān.

À partir de ces épisodes guerriers, les producteurs ont réalisé les portraits des principaux Compagnons impliqués dans les conquêtes, donnant corps au califat et construisant un panthéon des Compagnons.

Le cas de Bilāl, le premier muezzin du Prophète, est intéressant. Esclave noir, le jeune homme se convertit rapidement, et prend une place importante dans la communauté des croyants lorsque ses parents, eux aussi convertis, succombent aux tortures infligées par les Mecquois. Il prend ensuite une place active dans les grandes batailles contre les forces mecquoises, avant de devenir le premier muezzin de la communauté. Pour lui, l’islam est vecteur d’émancipation tandis que la guerre est le lieu d’expression de cette force nouvelle, fruit de la conversion.

On notera toutefois que tous les grands Compagnons ne sont pas représentés à égalité. ʿUthmān est un personnage marginal de la série, peut-être justement parce qu’il était absent à Badr et à Uḥūd. S’il fait partie du cercle des intimes du Prophète, il ne joue absolument aucun rôle politique. Personnage de la discorde par excellence, il est mis de côté par le feuilleton qui cherche à privilégier une lecture consensuelle de l’histoire, et s’appuie pour cela sur la vision véhiculée par les sources du début de l’époque abbasside. De même, Ṭalḥa et Zubayr, qui seront rapidement associés à la révolte contre ʿAlī et à la bataille du Chameau (656), font une apparition furtive, mais là encore ne jouent aucun rôle politique.

Ces remarques amènent l’historien à constater que la série se fonde sur une lecture précise mais sélective des sources de la tradition sunnite. Les réalisateurs, accompagnés par des oulémas de renom, ont procédé à un tamisage des akhbār, ces petites unités de récit qui caractérisent la structure des sources narratives médiévales, retenant une trame polie et consensuelle, dont l’objectif est de diffuser la vulgate sunnite de l’histoire dans les foyers.

Dans notre article paru dans Médiévales, nous nous sommes efforcés de comprendre quelles étaient les sources les plus couramment exploitées par les réalisateurs. Un travail de recoupement plus précis reste certainement à mener pour saisir pourquoi et comment tel ou tel khabar est utilisé et pas un autre. Nous avons néanmoins montré que les scénaristes et les oulémas en charge de la réalisation du feuilleton se sont massivement appuyés sur la Sīrat al-nabawiyya d’Ibn Hishām (m. 833), l’hagiographie du Prophète, une source précieuse tout de même pour faire l’histoire des guerres de Muhammad, et également sur les dictionnaires biographiques les plus fameux et les plus anciens, tels les Ṭabaqāt d’Ibn Saʿd (m. 845) ou les Ansāb al-ashrāf d’al-Balādhurī (Baptiste & Bouali 2020, p. 102). Ces ouvrages accumulent des séquences biographiques et des anecdotes mettant en scène les principaux Compagnons ; un format historiographique qui se prête bien au passage à l’écran. Pour les épisodes des conquêtes, les réalisateurs ont massivement exploité les récits que l’on trouve chez al-Ṭabarī.

Dans le paysage du médiévalisme islamique, la série ʿUmar est singulière. Elle déploie un récit des origines consensuel destiné à être diffusé à grande échelle lors d’un moment cultuel intense qui rassemble les familles. Afin de prévenir toute polémique quant à la représentation de personnages hautement sacralisés par la tradition, la série s’appuie sur les sources médiévales de la tradition historiographique proto-sunnitet a été élaborée en étroite collaboration avec quelques éminentes autorités de l’islam sunnite. Partant, la télévision se substitue au conteur du café (ḥakawātī) (Nunès 2020, p. 14), figure historique de la transmission de l’héritage littéraire arabo-musulman (sur cette question, nous renvoyons au projet ANR LiPol porté par Iyas Hassan).

Cela n’a toutefois pas empêché la publication de fatwas condamnant la série par des oulémas salafistes originaires pour l’essentiel de la péninsule Arabique. Ces réactions épidermiques à cet ambitieux alliage entre tradition historiographique et modernité témoignent d’un rapport ambigu et complexe à un Moyen Âge entouré d’un halo de sacralité que des intellectuels arabes du xxe siècle ont pourtant tenté de briser, souvent en vain. Citons par exemple Jūrjī Zaydān (m. 1914), écrivain chrétien pétri de culture arabe classique et ayant cherché à désacraliser l’histoire des origines en la réécrivant dans une version romancée, ou encore le cas de Sayyid al-Qimnī (m. février 2022), intellectuel égyptien qui fut attaqué en 2006 pour avoir insulté les Compagnons.

Bibliographie

Baptiste Enki, Bouali Hassan, 2020, « Les débuts de l’islam à l’écran. La série ʿUmar b. al-Khaṭṭāb », Médiévales, 78, p. 101-114.

Galal Ehab, 1988, « Yūsuf al-Qaraḍāwī and the New Islamic TV », in Jakob Skovgaard-Petersen (éd.), Global Mufti. The Phenomenon of Yūsuf al-Qaraḍāwī, Londres, Hurst & Company, p. 155-157.

Nunes Océane, 2020, De ʿUmar Ibn al-Khaṭṭāb à Omar la série. Un calife médiéval comme héros contemporain, Mémoire de master 2, sous la direction d’Annliese Nef, Paris-1 Panthéon Sorbonne.

Peccatte Patrick, 2012, « Comment raconter les origines de l’islam en respectant (à peu près) les interdits de représentations figuratives ? », Déjà vu. Carnet de recherche de Patrick Peccatte, [en ligne] https://dejavu.hypotheses.org/1194, consulté le 09/04/2021.

Shoshan Boaz, 2016, The Arabic Historical Tradition and the Early Islamic Conquests. Folklore, Tribal Lore, Holy War, Londres et New York, Routledge.

al-ṬabarĪ Abū Jaʿfar, Taʾrīk al-rusul wa-l-mulūk, éd. Muḥammad Abū al-Faḍl IBRĀHĪM, Le Caire, Dār al-Maʿārif bi-Miṣr, 1967, 11 vols.


Pour citer cet article : Enki Baptiste, "Médiévalismes islamiques : la guerre des origines à travers trois exemples. 2- La série ʿUmar", Les Carnets de l'Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient, https://ifpo.hypotheses.org/11701, le 30 mai 2022. [En  ligne sur hypotheses.org]

Enki Baptiste est doctorant en histoire médiévale à l’Université Lumière Lyon 2 et membre du CIHAM UMR 5648. Chercheur associé au CEFREPA, il travaille sur l’ibāḍisme en péninsule Arabique aux premiers siècles de l’islam. Sa thèse porte sur la pensée politique et les pratiques de gouvernement dans les premiers imamats omanais. En parallèle à ces recherches, il s’intéresse au médiévalisme islamique et à la réappropriation du Moyen Âge dans les cultures et les imaginaires politiques arabes contemporains.

Enki Baptiste

Doctorant en Histoire médiévale (Université Lumière Lyon 2 - CIHAM UMR 5648 / CEFAS USR 3141)

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Médiévalismes islamiques : la guerre des origines à travers trois exemples 3. La grammaire visuelle médiévaliste de l’État islamique

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Ce troisième billet se propose d’analyser le médiévalisme de l’État islamique. Les productions visuelles de l’organisation terroriste témoignent de la richesse et la complexité de l’imaginaire médiéval qui irrigue les productions visuelles de l’organisation terroriste. Reposant sur une réappropriation parfois déroutante d’images issues de films médiévalistes occidentaux, mais également sur des mises en scène où transparaît clairement le parallèle entre l’époque prophétique et celle du califat mossouliote, cette grammaire visuelle appelle une étude fine qui identifie les ressorts médiévalistes de cette propagande.

À l’été 2014, l’État islamique (EI) en Irak et au Levant proclame le califat dans la mosquée al-Nūrī de Mossoul. Désireux de restaurer une institution caractéristique de l’époque médiévale, les djihadistes ont déployé en sus une propagande audiovisuelle d’une rare sophistication. Ces documents en plusieurs langues (arabe, anglais, français, turc) sont des sources de première main pour l’historien, pour le politiste ou le sociologue. Trop souvent confinés au statut d’élucubrations extrémistes, ces documents gagneraient à être plus méticuleusement explorés par des historiens à même de démêler les ressorts médiévalistes de ces discours. La difficulté première provient sans doute de la profusion de données à analyser. Recensées et mises à disposition des spécialistes par Aaron Zelin (que nous remercions ici pour sa réactivité lorsque nous avons demandé une autorisation pour accéder à ce matériel sensible) sur son site Jihadology, les vidéos et les publications de périodiques de l’EI se comptent par centaines.

Sans aucun doute, l’État islamique (bien plus qu’al-Qaïda) a déployé un imaginaire guerrier profondément ancré dans le mythe des conquêtes (futūḥāt). Ici, le mythe a vocation à être revécu. La mise en scène doit conduire les musulmans aux actes, elle doit faire faire (Benraad 2017, p. 12). La geste des anciens Compagnons (ṣaḥāba) devient une source d’inspiration pour les djihadistes du califat, désireux d’expérimenter à leur tour ces chevauchées des origines et de marcher dans les pas des Compagnons.

L’univers médiévaliste déployé par l’EI n’est pas une création consubstantielle à la restauration du califat. Les écrits des fondateurs d’al-Qaïda révèlent déjà une très bonne connaissance de l’histoire des conquêtes et des sources de la tradition mais aussi une forte propension des combattants des montagnes afghanes à s’assimiler aux Compagnons de Muḥammad après leur exil à Médine. Ainsi, un extrait du texte d’Oussama Ben Laden, « La tanière des Compagnons » (Masʾadat al-anṣār), assimile les moudjahidines de Tora Bora aux premiers musulmans acculés derrière la tranchée creusée autour de Médine, le tout agrémenté de quelques vers de poésie de Kaʿb b. Mālik (m. 673) (Milleli 2005, p. 45).

La véritable nouveauté réside dans la création d’une grammaire visuelle, d’un grand récit eschatologique qui puise abondamment dans l’imaginaire médiéval et qui doit, via un stock de symboles partagés et grâce à un pathos de l’image s’adresser aux musulmans sunnites et les convaincre de rejoindre le projet djihadiste.

Paru en 2013, l’ouvrage d’A. El Difraoui a ouvert la voie à l’analyse plus systématique de la propagande visuelle des groupes djihadistes. Si les vidéos d’al-Qaïda paraissent archaïques en comparaison avec l’extrême sophistication des films des agences de l’EI (Aʿmāq, al-Ḥayāt Media Center), elles montrent déjà la volonté de s’inscrire dans les pas des guerres prophétiques. Sur le plan sémantique, on notera ainsi que plusieurs attentats – dont celui du 11 septembre 2001 – sont désignés sous le nom de ghazwā évoquant les expéditions du Prophète, à l’origine du genre des maghāzī, bien loin du sens commun d’expéditions de pillage. En outre, les vidéos où sont présentés les martyrs d’opérations-suicides sont souvent intitulées Badr, du nom de la première grande victoire du Prophète contre les notables de La Mecque, en 623.

Avec le lancement des magazines Dābiq en anglais, Dār al-islām en français, Konstantiniyye en turc, et des agences de presse chargées de diffuser les vidéos et nommées ci-dessus, l’EI s’est doté d’organes de propagande à même de véhiculer instantanément sa conception du djihad et du califat.

Arrêtons-nous un instant sur les noms de ces magazines et de l’agence de presse Aʿmāq. Chacun renvoie à sa manière à l’imaginaire médiéval de la guerre fantasmée. Dābiq et Aʿmāq sont certainement les exemples les plus éloquents : ces deux localités situées de part et d’autre de la frontière turco-syriennee ont chacune été assimilées très tôt, certainement dès le premier âge abbasside (fin du viiie, début du ixe siècle) (Collet 2018), au lieu où se déroulera le dernier combat de la fin du monde. Cette tradition éminemment eschatologique relayée dans le Ṣaḥīḥ de Muslim (m. 875) (Muslim s. d., n°7312) annonce également que ce combat sera suivi de la prise de Constantinople, ce que suggère le titre du magazine de l’EI en turc, Konstantiniyye.

On relève, en outre, que les sources du médiévalisme djihadiste sont diverses. Al-Qaïda faisait un usage pléthorique de la croisade comme symbole de l’impérialisme occidental, ce que l’on peut considérer comme un possible héritage du nationalisme arabe, lequel avait érigé Saladin en héros musulman des luttes anticoloniales (Wien 2017, 35-48). Chez l’EI les références à ces conflits des xie-xiiie siècles sont moins prégnantes. On retrouve certes des images tirées de Kingdom of Heaven, blockbuster américain de 2005 qui a pour cadre la prise de Jérusalem par Saladin. Mais il nous semble que le curseur s’est déplacé vers des visuels « dé-temporalisés » et ré-islamisés. Ainsi, l’EI use parfois d’extraits tirés du Seigneur des anneaux (fig. 1), dont l’univers est fondamentalement médiéval, mais aussi du film Robin des bois de 2010 (fig. 2), tissant par exemple une étonnante métaphore entre la précision de l’archer gallois et la justesse des snipers djihadistes (Wilāyat al-Khayr, Deir el-Zor, octobre 2017). L’organisation terroriste ne rechigne donc pas à alimenter ses vidéos avec des images de films américains médiévalistes dans la mesure où les productions hollywoodiennes font l’objet d’une coranisation du discours. Souvent placées en arrière-plan, elles occupent l’espace visuel tandis que la bande-son est dédiée à une lecture du Coran ou à la diffusion d’un nashīd (pl. anāshīd), chant religieux masculin sans accompagnement instrumental (Velasco-Pufleau 2018). Le spectateur perd donc tout contact avec l’univers initial du film pour plonger dans celui d’une guerre fantasmée, atemporelle, où le sabre occupe une place proéminente, le tout baigné dans une ambiance sacralisée par les chants.

Au milieu de ces références à des blockbusters américains, on retrouve également des images de séries directement liées à l’histoire de l’expansion de l’islam. C’est le cas par exemple de la série ʿUmar al-Fārūq, dont des passages apparaissent dans une vidéo de la Wilāyat al-Raqqa datée de septembre 2017. Par ailleurs, l’organisation n’hésite pas non plus à user de visuels cartographiques rappelant l’histoire de la diffusion de l’islam telle une tâche d’encre depuis Médine jusqu’aux plateaux sassanides du Khurāsān. Partant, les djihadistes établissent une filiation directe entre leur combat et celui des Compagnons de l’époque du Prophète et des premiers califes. Le récit des grandes conquêtes islamiques de Syrie, d’Irak et des plateaux d’Asie centrale est mis en image pour célébrer ces guerriers qui se voient marchant dans les pas de Khālid b. al-Walīd.

Aux charges à cheval mises en scène dans la série ʿUmar et abondamment réemployées par les djihadistes ont succédé les colonnes de pick-up dans le désert syro-irakien. L’analogie entre les deux époques est manifeste dans la vidéo intitulée Risālat al-targhīb wa-naṣra li-ahlina fī arḍ al-maṣra, produite par la wilāyat al-Ḥaḍramawt (fig. 3) et appelant à mener la guerre contre Israël, ou dans celle de la wilāya syrienne d’al-Baraka intitulée Bilād al-Maghrib al-Islāmī. Y est rappelée l’histoire de la conquête de l’Afrique du Nord à l’époque de ʿUmar et de ʿUthmān (fig. 4). À la fin de la vidéo se succèdent des images de djihadistes qui se fondent avec celles d’archers tandis que les tirs de missiles se confondent avec les lanciers ou avec les tirs de trébuchets. Les séquences de combat en Syrie laissent place à des extraits de films à succès comme la série qataro-saoudienne ou à des passages du siège de Jérusalem dans Kingdom of Heaven. Le tout s’emmêle à un rythme rapide. Les deux époques (celle de la guerre mythique, atemporelle et celle de la période contemporaine) sont indistinctes car elles sont considérées comme similaires.

À travers l’ensemble de ces productions et grâce à la sophistication atteinte très rapidement par les graphistes de l’organisation terroriste, l’EI a généré une grammaire iconographique adaptée à son public, dont la principale caractéristique est cet alliage complexe entre un arrière-plan médiéval (ou du moins ancré dans l’imaginaire de la guerre médiévale) et des visuels inspirés de jeux vidéo récents.

Le spectateur remarque ainsi la permanence d’éléments qui ancrent l’image dans le champ du médiévalisme et qui caractérisent le réemploi d’une vision archétypale de la guerre. Les étendards noirs (symboles de la guerre) portés par des cavaliers arborant des sabres sont un élément stable des clips djihadistes. Le drapeau de l’État islamique est une référence directe à l’islam des premiers siècles. L’écriture coufique – originaire de la ville irakienne de Kūfa – adoptée ici est la plus ancienne graphie arabe connue. On retrouve également le sceau du Prophète de l’islam qui figurait – selon les sources narratives d’époque abbasside – sur les missives envoyées par ce dernier aux rois et aux chefs de la péninsule Arabique après l’émigration à Médine et qui se lit de bas en haut.

L’archaïsme de l’ensemble tranche avec le raffinement de la calligraphie thuluth qui se développe à l’époque ottomane. Outre qu’elle fut choisie par d’autres groupes djihadistes d’Irak dans les années 2000, elle est aussi et surtout associée au drapeau saoudien, honni par les guerriers de l’EI.

Nous avons tenté d’exposer ici quelques éléments centraux du discours médiévaliste de l’État islamique : l’usage des bannières et le réemploi d’images de films américains eux-mêmes médiévalistes ancrent le discours dans un temps sacré, mettant sur un pied d’égalité la trajectoire des Compagnons du Prophète et celle des djihadistes. Le format de ce billet de blog nous impose la concision, d’autant que ce travail n’en est qu’à ses débuts. Des analyses bien plus précises sont encore à mener à partir du gisement de sources produites par les militants djihadistes.

Bibliographie

Benraad Myriam, 2017, L’État islamique pris aux mots, Paris, Armand Colin.

Collet Éva, 2018, « Dābiq et la frontière du Dār al-Islām. Histoire et représentations (ier-ve siècles H./viie-xie siècles) », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 144, p. 237-268.

Milleli Jean-Pierre (trad.), 2005, « Extraits de La Tanière des Compagnons », in Gilles Kepel (dir.), Al-Qaida dans le texte, Paris, Presses Universitaires de France, p. 38-49.

Muslim b. Ḥajjāj, Ṣaḥīḥ, Beyrouth, Dār al-ṣādir, s. d.

L’ensemble des vidéos citées ont été consultées à l’hiver 2020 et au printemps 2021 sur le site tenu par Aaron Y. Zelin, Jihadology, accessible à cette adresse : https://jihadology.net/page/2/.

Velasco-Pufleau Luis, 2018, « Musique et propagande djihadistes (2/3) : Anashid et djihad armé », Music, Sound and Conflict, [en ligne] https://msc.hypotheses.org/233, consulté le 02/11/2021.

Wien Peter, 2017, Arab Nationalism. The Politics of History and Culture in the Modern Middle East, Londres et New York, Routledge.


Pour citer cet article : Enki Baptiste, "Médiévalismes islamiques : la guerre des origines à travers trois exemples 3. La grammaire visuelle médiévaliste de l’État islamique", Les Carnets de l'Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient, https://ifpo.hypotheses.org/11721, le 8 juin 2022. [En  ligne sur hypotheses.org]

Enki Baptiste est doctorant en histoire médiévale à l’Université Lumière Lyon 2 et membre du CIHAM UMR 5648. Chercheur associé au CEFREPA, il travaille sur l’ibāḍisme en péninsule Arabique aux premiers siècles de l’islam. Sa thèse porte sur la pensée politique et les pratiques de gouvernement dans les premiers imamats omanais. En parallèle à ces recherches, il s’intéresse au médiévalisme islamique et à la réappropriation du Moyen Âge dans les cultures et les imaginaires politiques arabes contemporains.

Enki Baptiste

Doctorant en Histoire médiévale (Université Lumière Lyon 2 - CIHAM UMR 5648 / CEFAS USR 3141)

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Médiévalismes islamiques : la guerre des origines à travers trois exemples – 4

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Nous refermons cette enquête par un troisième cas d’étude, qui permet d’aborder une autre forme de médiévalisme, qui prévaut dans le monde chiite. À travers des matériaux audiovisuels collectés sur Internet, nous nous proposons d’analyser la dimension très performative de ce médiévalisme, qui implique une intense communion des croyants autour d’un ensemble de pratiques rituelles doloristes. La dimension cyclique de ces célébrations nous entraîne dans son caractère mythique et dévoile une facette originale du médiévalisme.

Le 10 octobre 680, sur les rives de l’Euphrate, le fils de ʿAlī b. Abī Ṭālib, al-Ḥuṣayn, et quelques dizaines de ses partisans sont massacrés par l’armée omeyyade envoyée par Yazīd b. Muʿāwiya (r. 680-683). Après l’assassinat de son père dans la mosquée de Kūfa par un militant kharijite, al-Ḥuṣayn s’est affirmé comme l’un des principaux opposants au pouvoir des califes de Damas, clamant l’illégitimité de la dynastie en place. Ce massacre intervient donc dans un contexte de tensions latentes qui caractérisent les dernières décennies du viie siècle. Cela dit, l’affrontement est de faible intensité et n’a pas de répercussions majeures pour les souverains omeyyades. Certes, quelques Compagnons et figures emblématiques de l’islam sont tués. Mais sur le plan militaire, la bataille de Karbalāʾ est assez anodine.

Pourtant, l’événement devient rapidement le point d’ancrage de la mémoire communautaire chiite. Les pratiques doloristes qui caractérisent les processus de flagellants servent à expier la faute de la communauté tout entière, coupable d’avoir abandonné le fils de ʿAlī à son sort. Mais dans le martyre d’al-Ḥuṣayn se cristallise aussi la quintessence du sentiment de persécution qui traverse la communauté chiite dès le Moyen Âge, un véritable « lieu de mémoire » dans la martyrologie chiite, pour reprendre une expression chère à P. Nora.

Dans un article publié en 2015, A. Borrut a étudié le processus d’élaboration de cette mémoire communautaire dans les sources médiévales (Borrut, 2015), tandis que S. Mervin a consacré plusieurs enquêtes de terrain au phénomène dans ses expressions contemporaines irakienne, libanaise mais également indienne (Mervin 1996, 2006, 2008). Ce qui nous intéressera ici, ce sont les réappropriations contemporaines de l’événement, les réminiscences du traumatisme originel, les processus de purification collective entrepris par certains groupes chiites, irakiens notamment, et les représentations collectives « médiévalisantes » du martyre de l’imam. Ces pratiques cultuelles sont bien moins connues en Occident. Elles sont protéiformes et varient selon les pays et les régions, alliant souvent processions de pénitents, chants, flagellations et représentations théâtrales. Elles relèvent bel et bien du médiévalisme, et témoignent d’un rapport complexe à la violence primordiale, qui resurgit temporairement dans la cité à l’occasion du mois sacré de muḥarram, durant lequel sont célébrées les fêtes de la ʿashūrāʾ.

Dès le milieu du xe siècle, lorsque la dynastie chiite des Buwayhides (932-1056) prend le pouvoir à Bagdad, des pratiques rituelles de célébration de la bataille sont instituées durant le mois de muḥarram. C’est surtout à l’époque moderne, en Iran, que les modalités de célébration du martyre de Ḥusayn se développent et se codifient. On sait, grâce à des récits de voyageurs, que sous la dynastie des Safavides (1501-1736) et des Qādjārs (1779-1926), de grandes représentations théâtrales étaient organisées durant lesquelles des centaines d’acteurs rejouaient la bataille. À l’origine, la reconstitution de la bataille a lieu dans un espace ouvert, la place de la ville ou la cour de la mosquée. À partir du xixe siècle, ces représentations connaissent un processus de sophistication et prennent une grande ampleur. Ces spectacles, que l’on appelle en persan des taʿzié (du verbe arabe ʿazzā, qui signifie exprimer le deuil ou dire ses condoléances), deviennent des moments incontournables de communion de la communauté durant le mois sacré. L’ensemble du corps social (hommes, femmes et enfants) est invité à participer et la pièce peut durer jusqu’à quatre ou cinq heures.

En Iran comme en Irak, ces représentations de la bataille sont désormais filmées et diffusées sur YouTube (fig. 1). L’action se couple à la récitation d’élégies et à des échanges entre les protagonistes, dont les discours sont extraits des sources médiévales. Les textes proclamés par l’imam et ses partisans sont souvent chantés et visent à exalter l’assemblée. À l’inverse, lorsque les troupes omeyyades prennent la parole, elles le font en criant, avec brutalité et sauvagerie.

Fig. 1. Représentation théâtrale du martyre d’al-Ḥusayn. Capture d’écran d’une vidéo YouTube (https://youtu.be/-wFJCG_88sw)

Toujours sur YouTube, plusieurs chanteurs religieux célèbres connaissent un succès important avec des clips raffinés filmés dans les mosquées des grandes villes saintes d’Irak lors des célébrations. C’est le cas notamment de Bāsim al-Karbalāʾī, un Irakien, dont la chaîne comptabilise près de huit millions d’abonnés. Réunis dans la mosquée, les hommes, vêtus de noir, y pratiquent le martellement (sīne zanī en persan) de la poitrine au rythme du chant, le visage couvert de larmes à l’évocation du martyre de Ḥusayn ou d’Abū Fāḍil. Enfin, il n’est pas rare non plus d’assister à des scènes d’une plus grande violence encore, lorsque les processions donnent lieu à des séances de flagellation (laṭm) du dos à l’aide de chaînes et à des scarifications du crâne (taṭbīr). Réservées aux hommes, ces pratiques de mortification ont été au cœur de vives controverses entre les oulémas, d’aucuns considérant qu’il s’agissait d’innovations blâmables (bidʿa). C’est le cas par exemple de Muḥṣin al-Amīn (m. 1952), une figure de proue du chiisme réformiste libanais, à laquelle S. Mervin a consacré un ouvrage (Mervin 2000).

Si l’on dépasse désormais la « simple » description de ces phénomènes de commémoration et que l’on s’arrête sur le message subliminal véhiculé par ces célébrations et notamment leur mise en scène dans des clips ou des films, on se rend compte que Karbalāʾ est considéré comme le point d’ancrage de la martyrologie chiite dans le contexte des conflits communautaires qui opposent sunnites et chiites au Moyen Orient. Le développement d’Internet a offert une plateforme de diffusion à ces réappropriations médiévalistes et communautaires d’un événement primordial. Comme l’analyse M. Tabet dans un article sur la question, on assiste à l’élaboration « d’une esthétique guerrière qui repose, en dernière instance, sur le télescopage entre la temporalité mythique de laʿAchoura et celle de la lutte contre l’axe américano-sioniste. » (Tabet 2013, §25). Face aux conflits menés par les pouvoirs sunnites de la région, renvoyés au statut de tyrans, les chiites considèrent revivre le martyre originel de l’imam. La résistance à l’envahisseur est le maître mot de ces productions, qui mettent côte à côte l’armée de l’imam et les militants du Hezbollah ou les combattants des milices irakiennes. Il n’est donc pas étonnant de voir la bataille politisée à outrance lors des périodes de crise. La mémoire de l’affrontement est un facteur d’unité autour d’un référent commun, qui rappelle aux fidèles que les tourments qu’ils subissent sont similaires à ceux que l’imam a endurés sur les rives de l’Euphrate. Dès la guerre Iran-Irak (1980-1988), la bataille de Karbalāʾ est réutilisée pour encourager les (très) jeunes combattants des escouades suicides (basidji) à s’engager dans les champs de mines. On notera au passage que Saddam Hussein avait, de son côté, ordonné la réalisation d’un film de propagande destiné à justifier l’invasion de l’Iran. Ce film fut nommé al-Qādisiyya, du nom de la grande bataille qui opposa, en 636, les troupes de Médine à celles de l’Empire sassanide et qui scella la défaite des Persans en Irak. Le parallèle fut réactivé en 2006, lors de l’offensive israélienne dans le sud du Liban, durant laquelle les chars hébreux furent comparés à la cavalerie omeyyade, tandis que les militants du Hezbollah se voyaient dans la peau des partisans d’al-Ḥusayn (Tabet 2015, §28).

Le développement de YouTube a favorisé la diffusion de nouveaux contenus médiévalistes produits par des célébrités chiites comme al-Karbalāʾī. Son clip L’innocence de l’amour (Barāʾat al-ʿashīq), qui compte près de 100 millions de vues, dévoile une large panoplie de symboles associés à la mémoire de la bataille et une chromatique de Karbalāʾ, qui se retrouve également dans les représentations théâtrales. À l’événement, et au-delà à la famille de ʿAlī, est ainsi associé une palette de couleurs qui participent à créer cet imaginaire visuel, lequel génère un sentiment d’appartenance communautaire chez les fidèles prenant part à ces célébrations. Les bannières forment sans surprise un élément stable du décor. Le noir du deuil domine, puisque les vêtements portés par les protagonistes sont majoritairement de cette couleur. Exception faite de Ḥusayn, alternativement vêtu de vert, la couleur réservée aux gens de la maison de ʿAlī (ahl al-bayt), et de blanc, deux couleurs symbolisant la parousie (fig. 2). On notera d’ailleurs que le visage de l’imam n’est jamais dévoilé, que ce soit dans les représentations théâtrales ou dans le clip de Karbalāʾī. Le visage nimbé d’un halo lumineux et systématiquement associé à un cheval blanc, l’imam est sacralisé. Alors même que le chiisme tolère habituellement les représentations figurées des personnages sacrés de l’islam, on semble percevoir ici l’influence du courant mystique qui associe le Prophète et ses parents à la lumière divine et qui se développe dans l’Iran safavide (Van Renterghem 2012). Enfin, le rouge est associé à la fois au carnage qui se prépare et aux tyrans omeyyades. Plus implicite, l’omniprésence de l’eau rappelle la soif qui s’empara des partisans de Ḥusayn, assiégés dans le désert irakien, tandis que le rôle dévolu aux enfants et aux personnages âgés commémore le massacre de toute une société acquise à la cause de l’imam et qui marcha à la mort à ses côtés.

Fig. 2. L’imam al-Ḥusayn. Capture d’écran du clip de Bāsim al-Karbalāʾī, Barāʾat al-ʿashīq.

Karbalāʾ apparaît donc comme un événement fondateur de la martyrologie chiite. Aux célébrations annuelles et cycliques de la ʿashūrāʾ sur le temps court d’une année s’ajoute une dimension cyclique sur le temps long : celle de la répétition inlassable du combat sacré pour résister à la tyrannie des oppresseurs. L’ennemi change, mais la charge émotionnelle et symbolique reste la même, mobilisable à souhait à travers une esthétique de la guerre sainte, dans laquelle doit s’engager toute la communauté.

Durant cette fête religieuse, la violence originelle refait surface dans l’espace urbain, mais désormais encadrée et codifiée par des règles édictées par des oulémas. Cette esthétique médiévaliste et la reproduction de la bataille permettent aux fidèles au niveau local de se rappeler le martyr fondateur, et fonde l’appartenance communautaire. L’ensemble des croyants se trouve ainsi uni, pendant un temps circonscrit et intense, dans la célébration cathartique de la bataille. Nous sommes là au cœur du temps du mythe, appelé à être constamment réactualisé (Éliade 1965, p. 63-64).

Les trois supports étudiés dans ces billets montrent trois réappropriations différentes et singulières de la guerre sacrée, trois mémoires médiévalistes des premiers temps de l’islam. On distingue nettement une grammaire esthétique et iconographique islamique de la guerre, qui se décline autour de symboles et de codes partagés, parfois fondés sur les textes de l’époque médiévale, parfois sur un imaginaire du combat originel mythique.

Dans ces trois textes, nous avons pris le parti d’appliquer le concept de médiévalisme à ces manifestations d’une culture populaire qui se déploie à travers différents supports tout en évoquant, dans le premier billet, que nous avions là affaire à un Moyen Âge arabo-musulman qui n’a pas de véritable équivalent dans la culture occidentale. Mais ce Moyen Âge est réécrit, réutilisé, politisé selon des logiques similaires à celles décrites pour le médiévalisme occidental par T. Falconieri. L’univers médiéval est ainsi transposé à l’écran et ces productions entrent dans le cadre d’une réaffirmation de l’identité islamique originelle que chaque groupe prétend incarner à sa manière. Une filiation est directement établie avec le moment primordial où se sont forgées les alliances et les fractures, à l’aune desquelles sont relus les conflits contemporains.

Bibliographie

Eliade Mircea, 1965, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard.

Mervin Sabrina, 1996, « Sayyida Zaynab, Banlieue de Damas ou nouvelle ville sainte chiite ? », Cahiers d’Études sur la Méditerranée Orientale et le monde Turco-Iranien, 22, 1996, [en ligne] http://cemoti.revues.org/138, consulté le 10/04/2021.

Mervin Sabrina, 2000, Un réformisme chiite. Ulémas et lettrés du Ǧabal ʿĀmil (actuel Liban-Sud) de la fin de l’Empire ottoman à l’indépendance du Liban, Paris-Beyrouth-Damas, Karthala-CERMOC-IFEAD.

Mervin Sabrina, 2006, « Les larmes et le sang des chiites : pratiques rituelles lors des célébrations de ʿÂchûrâʾ (Liban, Syrie) », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 113-114, p. 153-166.

Mervin Sabrina, 2008, « ʿÂchûrâʾ: Some Remarks on Ritual Practices in Different Shiite Communities (Lebanon and Syria) », inAlessandro Monsutti, Silvia Naef, Farian Sabahi (éd.), The Other Shiites: From the Mediterranean to Central Asia, Berne-Frankfort-New-York, Peter Lang, p. 137-147.

Tabet Michel, 2013, « Mises en scène du martyre de Husayn. Du rituel à la communication numérique », in Raphaëlle Branche, Nadine Picaudou, Pierre Vermeren (dir.), Autour des morts de guerre, Paris, Éditions de la Sorbonne, [en ligne] https://books.openedition.org/psorbonne/860?lang=fr, consulté le 01/05/2022.

Van Renterghem Vanessa, 2012, « La représentation figurée du prophète Muhammad », Les carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient, [en ligne] https://ifpo.hypotheses.org/4445, consulté le 02/11/2021.


Pour citer cet article : Enki Baptiste, "Médiévalismes islamiques : la guerre des origines à travers trois exemples – 4", Les Carnets de l'Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient, https://ifpo.hypotheses.org/11735, le 15 juin 2022. [En  ligne sur hypotheses.org]

Enki Baptiste est doctorant en histoire médiévale à l’Université Lumière Lyon 2 et membre du CIHAM UMR 5648. Chercheur associé au CEFREPA, il travaille sur l’ibāḍisme en péninsule Arabique aux premiers siècles de l’islam. Sa thèse porte sur la pensée politique et les pratiques de gouvernement dans les premiers imamats omanais. En parallèle à ces recherches, il s’intéresse au médiévalisme islamique et à la réappropriation du Moyen Âge dans les cultures et les imaginaires politiques arabes contemporains.

Enki Baptiste

Doctorant en Histoire médiévale (Université Lumière Lyon 2 - CIHAM UMR 5648 / CEFAS USR 3141)

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Les archives comme témoignage de l’intérêt scientifique français au Levant : l’exemple du fonds archéologique de l’Institut français du Proche-Orient

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Les archives, en tant que documents émanant du passé, sont de véritables matières premières historiques. Elles sont essentielles, car elles permettent la compréhension du passé et la contextualisation de la recherche scientifique. Puisque le passé ne peut pas être restitué dans sa totalité, le rôle de l’historien est de rendre intelligible ce que l’on peut en savoir, en recourant aux diverses disciplines capables de contribuer à cette intelligence (Atsma et Burguière, 1990). Elaborée au cours d’un stage réalisé à l’Institut français du Proche-Orient de Beyrouth, la réflexion au cœur de cet article a pour objectifs de présenter brièvement la nature du fonds d’archives de l’Institut français d’Archéologie du Proche Orient (IFAPO), ainsi que de mettre en lumière les relations entretenues par l’Institut avec l’Organisation des Nations Unies, à travers les exemples d’un certain nombre de documents conservés à la Médiathèque de l’Ifpo à Beyrouth.

Le fonds d’archives se divise en deux parties :

  • 1918-1946 : fonds de la Direction de l’archéologie et des Beaux-Arts.
  • 1946-2002 : fonds de l’Institut français d’archéologie de Beyrouth puis de l’Institut français d’archéologie du Proche-Orient, à partir de 1977.

Les rayons du magasin de la médiathèque de l’Ifpo conservent
au total 138 boîtes d’archives pour le fonds Archéologie (cliché : Yann Manceau, 2022).

La création de l’Institut français d’archéologie de Beyrouth (IFAB) en 1946 par Henri Seyrig témoigne de la volonté française de renforcer sa présence en matière d’archéologie dans cette région. Elle s’inscrit en réalité dans un temps plus long puisque dès 1860, la France conduit des expéditions à visée archéologique au Liban notamment. Napoléon III charge ainsi Ernest Renan de mener une expédition scientifique au Liban, en Syrie et en Palestine dans le but d’exhumer des vestiges de la Phénicie antique. Des fouilles sont notamment menées à Tyr, Sidon, Byblos et Tortose. La mission de Phénicie marque le véritable départ de l’archéologie française au Levant, et fera office de point d’ancrage pour de nombreuses missions ultérieures. Progressivement, le nombre de sites sur lesquels travaillent les archéologues français augmente, justifiant donc l’établissement après-guerre d’un centre de recherche dédié, sur le modèle de l’Ecole française d’Athènes.

Les documents présents dans le fonds d’archives Archéologie de l’IFAPO sont pour la majorité de nature administrative. Les notes internes, factures et autres courriers administratifs sont autant d’indicateurs du fonctionnement d’un tel centre de recherches. En outre, de nombreux courriers de correspondance attestent de relations, ponctuelles ou continues, avec des partenaires extérieurs, qu’ils soient français ou étrangers. Un ensemble de documents se trouvant dans la boîte 44 du fonds atteste par exemple, des relations entretenues par l’IFAB avec l’UNESCO, entre 1948 et 1950 (Institut français du Proche-Orient, Fonds IFAPO 1946-2002, boîte 44). En 1948, l’UNESCO prend l’initiative de recenser les différentes institutions à Beyrouth possédant des archives photographiques d’œuvres d’art, dans une optique d’identification des archives disponibles. La démarche, concrétisée l’année suivante, a pour objectif de favoriser le développement d’institutions analogues.

Correspondance entre l’IFAB et l’UNESCO, mars 1949, archives de l’Ifpo (cliché : Yann Manceau, 2022)

La division Arts et Lettres de l’UNESCO, par l’intermédiaire du sculpteur français Berto Lardera, contacte donc l’IFAB en mars 1949 dans le but d’établir une relation de coopération culturelle portant spécifiquement sur les photographies d’œuvres d’art possédées par l’Institut français d’archéologie. Dans ce cadre, un questionnaire est adressé au directeur Henri Seyrig, par le biais duquel on apprend que la collection de photographies, constituée à partir de 1930, rassemble près de 10 000 négatifs, en plus d’un nombre non renseigné de positifs. Cette vaste collection de photographies de l’IFAB a pour buts essentiels la « documentation, la diffusion, les études comparatives et l’enseignement » au sujet des monuments historiques de la Syrie et du Liban ainsi que des collections des musées de Damas et d’Alep (Ifpo, Fonds IFAPO 1946-2002, boîte 44). Le projet mené par l’UNESCO illustre ainsi la volonté d’identifier et de développer les connaissances disponibles sur cette région et rentre pleinement dans sa politique de valorisation de la recherche archéologique à l’échelle internationale.

La demande de participation à une entreprise de traduction d’œuvres littéraires adressée par l’UNESCO à Henri Seyrig peut en revanche paraître plus surprenante. En effet, une copie d’un rapport présent dans les archives de l’IFAPO atteste de la fondation de l’Association pour la traduction des œuvres classiques, à laquelle Henri Seyrig est invité à participer. L’article 2 des statuts de cette Association stipule que :

Le but de l’Association est de faire procéder à la traduction et à la diffusion, en langue arabe et, inversement, dans les langues officielles de l’UNESCO, des œuvres classiques, présentant une valeur essentiellement humaine et universelle et susceptible de renforcer les liens de la solidarité internationale et de favoriser la compréhension spirituelle entre les peuples.

Comme on le voit dans ce document intitulé Statuts de l’Association pour la traduction des œuvres classiques, l’UNESCO cherche à renforcer la cohésion et l’entente entre les différents peuples, par le biais de la culture, et ce dès les premières années qui suivent la Seconde Guerre mondiale (Ifpo, Fonds IFAPO 1946-2002, boîte 44). Aux yeux des Nations Unies, ce projet intrinsèquement humaniste doit contribuer à un élan de diffusion culturelle relativement vigoureux à cette époque. Dès l’origine, l’UNESCO a proposé que la responsabilité de ce projet soit portée par un organisme autonome, afin d’assurer l’indépendance morale et matérielle du projet. La volonté de cette Association est de fournir une traduction de 100 œuvres classiques, relevant de la littérature et de la philosophie générale (et non purement scientifique) et couvrant les principaux genres de ces domaines. Une copie de la liste des 80 premiers ouvrages sélectionnés donne à voir l’intitulé, le genre et la langue de chacun de ces livres, mais aussi le nombre d’ouvrages présents pour chaque genre.

Sommaire de la liste des 80 ouvrages pour l’établissement des 100 premiers classiques (Yann Manceau, 2022).

Il est intéressant de noter qu’Henri Seyrig est membre du conseil d’administration de l’Association non pas en sa qualité d’archéologue, comme nous pourrions le penser, mais bien en sa qualité de représentant culturel français à Beyrouth. En effet, l’archéologie n’est pas mise en valeur dans cette entreprise de traduction, ni même l’histoire en règle générale. Seuls trois des 80 ouvrages présélectionnés sont du genre historique, et se classent plutôt du côté de l’histoire militaire grecque ancienne (Xénophon, Thucydide et Tacite). Ainsi, au-delà de sa renommée et de son expertise en matière d’archéologie proche-orientale, l’IFAB fait figure d’interlocuteur privilégié aux yeux de l’Organisation des Nations Unies au sujet de la culture, dans son acception la plus large. Il est ici utile de rappeler qu’Henri Seyrig, avant de fonder l’Institut français d’archéologie de Beyrouth, a été le directeur du Service des Antiquités de la Syrie et du Liban sous le mandat français, entre 1929 et 1940, puis de 1942 à 1945, attaché culturel de la France libre aux États-Unis. Partisan d’une politique libérale, il accueille au Liban et en Syrie des missions archéologiques étrangères, notamment américaines (Will 1993, p. 388). L’ensemble de ces éléments contribue donc à indiquer qu’il s’agit d’une figure éminente de la culture française, au-delà de son domaine de prédilection qu’est la recherche archéologique. Il s’agit probablement de la raison pour laquelle le choix de l’UNESCO s’est porté sur Henri Seyrig au moment de former le conseil d’administration de la Fondation.

Le fonds d’archives se trouve par ailleurs enrichi par un certain nombre de documents qui ne concernent pas exclusivement l’IFAB. A titre d’exemple, une copie de l’Accord de coopération culturelle, scientifique et technique entre la France et le Liban, signé le 14 octobre 1993 entre les ministres des Affaires Etrangères français et libanais, respectivement Alain Juppé et Marwan Hamade, illustre le dynamisme des relations culturelles entre les deux pays (Ifpo, Fonds IFAPO 1946-2002, boîte 44). L’histoire culturelle, qui s’est beaucoup intéressée à la circulation internationale des idées, des œuvres mais aussi des modes de vie, permet de saisir les enjeux des politiques culturelles, véritable « quatrième dimension des relations internationales » selon Philip Coombs (Chaubet et Martin, 2011). L’importance des relations diplomatiques culturelles, bien comprise par la France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en partie faute d’une puissance politique et militaire suffisante pour rivaliser avec les Etats-Unis (Saint-Gilles, 2009), est donc bien visible dans les archives de l’Institut français d’archéologie du Proche-Orient.

Les archives conservées à la Médiathèque de l’Ifpo permettent donc d’éclairer à la fois les logiques internes de fonctionnement d’un institut français de recherche à l’étranger, le déroulement des activités scientifiques, à commencer par les campagnes de fouilles, et les relations extérieures nouées au gré des années par l’institut avec tout un ensemble de partenaires. Ces documents, de première importance, contribuent ainsi à illustrer la force de l’activité archéologique française au Proche-Orient ainsi que la recomposition des relations franco-libanaises après l’indépendance, notamment sur le plan culturel.

Bibliographie

Atsma Hartmut et André Burguière, Marc Bloch aujourd’hui. Histoire comparée et sciences sociales, École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, 1990.

Chaubet François et Laurent Martin, Histoire des relations culturelles dans le monde contemporain, Armand Colin, Paris, 2011.

Pommier Jean, « Autour de la mission de Phénicie d’Ernest Renan », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 109-1, 1965, p. 126-141. [En ligne] https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1965_num_109_1_11828.

Saint-Gilles Laurence, « La culture comme levier de puissance : le cas de la politique culturelle de la France aux Etats-Unis pendant la Guerre froide », Histoire, économie & société, 28-4, 2009, p. 97-109. [En ligne] https://www.cairn.info/revue-histoire-economie-et-societe-2009-4-page-97.htm.

Will Ernest, « Notice sur la vie et les travaux d’Henri Seyrig, membre de l’Académie », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 137-2, 1993, p. 384-394. [En ligne] https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1993_num_137_2_15222.


Pour citer cet article : Yann Manceau, "Les archives comme témoignage de l’intérêt scientifique français au Levant : l’exemple du fonds archéologique de l’Institut français du Proche-Orient", Les Carnets de l'Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient, https://ifpo.hypotheses.org/11765, le 27 juin 2022. [En  ligne sur hypotheses.org]

Étudiant en Master à l’université Rennes 2 en filière Histoire, parcours « Relations internationales, mondialisations et interculturalités », Yann Manceau a réalisé un stage à l’Ifpo de Beyrouth au cours duquel il a mené un travail d’identification, de classement et d’inventaire des archives de l’IFAPO sur la période 1946-2002.

New considerations on the Arabic Dialect of the Bani Ṣaḫar Tribe

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The Bani Şaḫar (in the plural form Ṣḫūr) are among the most important Arab Bedouin tribes in Jordan. According to Frederick Peake (1958, p. 215), they claim to descend from al-Ḥarb, one of the most powerful tribes of the Ḥiǧāz and Naǧd, and migrated to Jordan from Western Arabia in the late 18th century. They are divided into two groups: al-Ṭwaga and al-Čaˁābna. Their traditional tribal area (dīra in Arabic) extends from the southern hinterland of ˁAmmān to the wells of Bāyir (located about 150 km south-west of ˁAmmān). The western border of this area follows the line Wādi es-Sīr, Mādaba, Umm al-ˁAmad, Ḏībān, while the eastern border can be traced along Qaṣr el-ʔAzraq and Wādi as-Sirḥān. In the North, they settled in al-Mafraq and in some areas of ʔIrbid as well.


Fig.1: View of Ruǧm aš-Šāmi al-Ġarbi – crédits : A. Torzullo

The first attempt to explore the Arabic dialect of the Bani Ṣaḫar was carried out almost ninety years ago. It is to be found in Jean Cantineau’s Études sur quelques parlers nomades d’Orient, published between 1936 and 1937. Cantineau (1937, pp. 116–117) typologically classified the dialect of the Bani Ṣaḫar as belonging to the group Bc, i.e., dialects of the Šammari type (group B) but with many similarities to the dialect of the Syro-Mesopotamian sheep-rearing semi nomads (group C). However, since the result of this inquiry was not comprehensive, Cantineau himself stressed the importance of further study.

Almost fifty years after Cantineau, in 1980, the great Finnish dialectologist Heikki Palva published the article Characteristics of the Arabic Dialect of the Bani Ṣaxar Tribe. He collected the materials for his study on the dialect of Bani Ṣaḫar tribe from January 1970 until January 1979, almost half a century ago. In his study, he selected some phonological, morphological, syntactic, and lexical features to define the main characteristics of the dialect. However, Palva (1980, pp. 114 and 137) also pointed out that “a more comprehensive study is highly desirable” since several features of the Bani Ṣaḫar dialect “deserve further study based upon extensive material”.

This Jordanian variety is in fact of enormous interest for the study of Arabic dialects in general and the bedouin-type dialects in particular, because the speech of the camel-breeders is said to be very archaic and conservative in comparison to other Arabic dialects. However, this state of affairs has not yet been confirmed due to the lack of study on this subject (Younes, 2018, p. 265). Thus, what is very much needed in the field of Arabic dialectology is to gather ample linguistic data to corroborate such assumptions.

This brought me to dedicate my doctoral research to the analysis of the vernacular spoken by the Bani Ṣaḫar. In order to provide a robust basis for understanding the grammatical structure of this dialect, a six-week field study was carried out during August and September 2021. Thanks to the contacts which I established with some native speakers in 2017 while studying at the University of Jordan, it was possible to interview and record the speech of some members of different branches of the tribe: al-Ḫadēr, al-Zeben, as-Sabīla, and Dahāmeš. This first sample of data, which covers a geographic area that includes Ruǧm aš-Šāmi al-Ġarbi, Manara (Ǧiza), Quṣayr ˁAmra, Muwaqqar, Umm al-Walīd (al-Ǧīza), and Nitl, provides ethnographic data on the costumes and manners of the tribe (wedding, funerals, tribal laws, food and hospitality), the history (fights and main events that involved the tribe in the last decades), its specific lexicon (concerning tents, agriculture, clothing, animals, etc.), and information on the phonology, morphology and syntax of their dialect.


Fig. 2: Naʕama al-Ḥaǧǧāǧ al-Ḫadēr Bani Ṣaḫar (Umm Ḏ̣eyf Aḷḷa) playing the niǧr “mortar and pestle” – crédits : A. Torzullo

The range of speech samples gathered during the first field study allows us to account for distinct degrees of linguistic conservatism within the tribe, which involve various dialectal features. Part of those found in the recordings more recently processed are:

  1. the realization of Old Arabic (OA) /q/ as g [ɡ] in ngūl “we say”, gāyid “commander”, gabīla “tribe” or as ǧ [dʒ] in a front environment, Aḷḷa yabǧīk “may God keep you (m.) alive”, ǧiddām “in front of” (in older sources also a reflex ǵ [dz] is reported, but so far this has not been attested in my data).
  2. the reflex of OA /k/ in the vicinity of anterior vowels is č [ʧ] or ć [ts]: ex. wēneč “where are you (f.)?, čīf “how”, abūć “your (f.) father, ćān fi “there was”, ratćbān “riding”.
  3. the retention of some traditional interrogative forms by the oldest speakers, such as wiš/šnū for “what” and their loss by the youngest members, who use more frequently the equivalent šū/ēš “what”.
  4. the adoption of the widespread Levantine analytical exponent tabaʕ instead of the iḍāfa (construct case).
  5. and the use of specific lexicon: sibər “costumes”, siyāg “dowry”, yridd an-nizla “he reciprocates the invitation”, mánga ʕ ad-damm “blood puddle judge”.

Some of the differences reported in the aforementioned list are to be found between (1) different generations of Ṣḫūr speakers within the same branch, while others (2) among entire clans.

For what concerns the shifts found in the first case mentioned above (which I would label as intraclan), they are to be attributed to a great extent to age, level of education and contacts with outsiders. These three elements are to be considered as interrelated since most of the time one is the consequence of the other(s). In fact, in the last 40 years, a wider number of younger speakers had access to higher education which brought them, first, to study and then to work in the bigger cities with people coming from very different linguistic background. This pushed them to converge to more intelligible speech habits causing, over time, a shift in their idiolects.

Regarding the second case (interclan changes), two hypotheses have arisen according to the data processed:

  1. These differences are to be explained in a diachronic sense: they may in fact be a product of the different migration waves that brought the Bani Ṣaḫar to Jordan (the first from the Bani Muḥammed of Beni Salim, who have for instance only the č [ʧ] reflex of OA /k/, the second from the Aḥamida, who also use a palatalized reflex of OA /k/), which left traces in the variety of dialect they speak nowadays, and would thus explain the divergencies attested in the data;
  2. The various clans spoke the same variety when they arrived from Arabia (since they are all supposed to descend from the Ḥarb tribe), but new features may have been introduced at a later time, when the tribe settled in different locations and abandoned its nomadic lifestyle. These changes may be a result of contact-induced linguistic changes that are likely to occur when contacts with other linguistic communities are increasing (Rosenhouse 1984, Giles and Ogay 2007, p. 296, Giles et al. 1973, p. 179, etc). Thus, the clans with major interactions with the šāwi-type tribes of this area and the population of the bigger cities, such as ʕAmmān and Salṭ, may have given up the traits that were considered more obscure by their neighbors, while those living in the peripheries or in more remote localities such as Umm ar-Raṣāṣ, may have preserved the most archaic and conservative features.

This being said, the actual causes of these differences are yet to be proven through the collection and analysis of more extensive linguistic data. The final findings concerning this issue will be included in my forthcoming PhD thesis, which is intended to contribute to the field of Arabic Dialectology with a comprehensive grammar of the dialect of the Bani Ṣaḫar.

Bibliography

Cantineau, Jean. 1936. Études Sur Quelques Parlers de Nomades Arabes d’Orient 1. Annales de l’Institut d’Études Orientales 2: 1–118.

Cantineau, Jean. 1937. Études Sur Quelques Parlers de Nomades Arabes d’Orient 2. Annales de l’Institut d’Études Orientales 3: 119–237.

Giles, Howard, Taylor, Donald M., and Bourhis, Richard. 1973. Towards a Theory of Interpersonal Accommodation through Language: Some Canadian Data1. Language in Society 2: 177–92. https://doi.org/10.1017/S0047404500000701.

Ogay, Tania. 2007. Howard Giles et Tania Ogay. Communication Accommodation Theory. In Explaining Communication: Contemporary Theories and Exemplars. Edited by  Whaley, Bryan B. and  Samter, Wendy. Available online: https://www.academia.edu/35366642/Howard_Giles_et_Tania_Ogay_2007_Communication_Accommodation_Theory (accessed 10 December 2021).

Palva, Heikki. 1980. Characteristics of the Arabic Dialect of the Bani Ṣaxar Tribe. Orientalia Suecana 29: 112-139.

Peake, Frederick. 1958. A History of Jordan and its Tribes. Miami: University of Miami Press.

Rosenhouse, Judith. 1984. The Bedouin Arabic Dialects. General Problems and a Close Analysis of North Israel Bedouin Dialects. Wiesbaden: Harrassowitz.

Younes, Igor. 2018. Linguistic retentions and innovations amongst a camel-breeder tribe of northern Jordan. Wiener Zeitschrift Für Die Kunde Des Morgenlandes 108: 265-274.


Pour citer cet article : Antonella Torzullo, "New considerations on the Arabic Dialect of the Bani Ṣaḫar Tribe", Les Carnets de l'Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient, https://ifpo.hypotheses.org/11959, le 11 juillet 2022. [En  ligne sur hypotheses.org]

Antonella Torzullo is PhD fellow of the Austrian Academy of Science and associate member of the WIBARAB project. She writes her PhD thesis at the Orientalistic Institue of the University of Vienna. Her research focuses on the Arabic bedouin dialect of the Bani Ṣaxar tribe (Jordan). She completed her bachelor degree at the University of Torino with a thesis on the Jordanian short story, and her Master at INALCO (Paris) with a thesis on the Arabic dialect of the Bani ʕAbbād tribe (Jordan).

Premiers pas au Kurdistan irakien avec Hakar Abdulqadir

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Hakar Abdulqadir nous a quitté en octobre 2021. Par ce billet, je souhaite rendre hommage au réalisateur et à l’ami.

Hakar Abdulqadir au Festival international du film de Duhok de 2017, recevant le prix du Gouvernorat de Duhok pour son film documentaire Havîbon (Photo : Duhok IFF)

The Gypsy of March (Qereçên Adarê) est le point de départ de mon terrain de recherche en juillet 2021. Ce film documentaire réalisé par Hakar Abdulqadir en 2012 est tourné dans le cadre des « ateliers Doku », une formation au cinéma documentaire organisée par l’ONG française Alterdoc. Je le visionne pour la première fois avant de partir pour le Kurdistan. Dès lors, il devient un document pour mon travail de Master. Cette œuvre rend compte du quotidien et des trajectoires sociales des habitants d’Azadî, un village dom à proximité de Duhok, dont le nom est ici anonymisé. J’ai, à ce moment-là, l’espoir de rencontrer des membres de la société dom.

En invoquant Maurice Blanchot, Michel Naepels interroge la relation entre l’ethnographe et l’enquêté et, entre autres, le rapport à la mort de ses interlocuteurs : « Mais que fait-on avec les morts ? » (Naepels 2018, p. 112). Quand nos enquêtés ont été aussi des amis que pouvons-nous bien faire des savoirs qu’ils nous ont généreusement transmis ?

Du visionnage du film à la rencontre avec Hakar Abdulqadir à mon arrivée, jusqu’à mon premier trajet en voiture pour le village d’Azadî, The Gypsy of March et Hakar Abdulqadir ont accompagné cette première expérience. Cette relation entre ethnographe et réalisateur m’a ouvert les portes du village. Son œuvre, quant à elle, The Gypsy of March, alimente mes recherches au point de faire de mon terrain un lieu de rencontre concret entre l’ethnographie et le cinéma.

Hakar Abdulqadir : le premier enquêté

Le 12 juillet 2021, je rencontre pour la première fois Hakar Abdulqadir. Nous avons pris rendez-vous dans les locaux de Waar TV où il est employé. Pendant l’entretien, Hakar Abdulqadir utilise rarement l’endonyme Dom, mais plutôt l’exonyme qereç. Ce terme kurde, qereç/î, est l’équivalent de « gitan » ou « tsigane » en français sans référence particulière au groupe gitano d’Espagne. Deux hypothèses sur le sens étymologique de qereç/î, au-delà de la recherche d’une vérité historique, nous informent sur les récits et préjugés liés aux sociétés tsiganes du Kurdistan, qu’elles soient doms ou non. Les locuteurs kurdes emploient cet exonyme de manière péjorative pour désigner toute population au statut social « gitan », et dont les frontières sont floues. qereçî désigne alors de lointains migrants, en provenance du sous-continent indien et en particulier de la ville de Karachi, dans l’actuel Pakistan. Toutefois, il est aussi probable que qereç soit un emprunt aux langues turciques et au terme kara/qara qui signifie « noir » et du suffixe –çi, qui désigne « celui qui », souvent associé à un nom de métier, notamment ici pour caractériser « celui qui est noir ». qereç/î sous-tend à la fois cette migration fantasmée, souvent associée aux Roms d’Europe, ainsi que l’étrangeté et la perception d’une différenciation raciale. En présence de sa collègue Kavok Farzend Abdulaziz, Hakar Abdulqadir m’a raconté les raisons et motivations du choix de ce sujet pour son premier film plutôt qu’un autre : “Les qereç au Kurdistan sont très différents des autres pays où ils ne sont pas installés à un endroit, ils bougent d’un endroit à un autre, et leur identité n’est pas connue. Ici au Kurdistan, ils sont sédentarisés.”

J’ai voulu mettre l’accent sur ce type de qereç parce qu’au Kurdistan, il y a deux ou trois types de qereç. Je voulais les présenter au monde pour qu’ils soient regardés comme des humains, pour montrer qu’ils sont capables de s’installer à un endroit, de vivre leurs vies ; pour qu’ils soient mieux considérés, pour qu’ils soient mieux traités. C’est pour ça que je l’ai fait.

Ce qu’il ne m’a pas dit ce jour-là, c’est son lien particulier, intime avec ce village de qereç. Un proche parent d’Hakar Abdulqadir a été le codétenu d’un des habitants du village dans la prison Abū Ġrayb, haut-lieu de l’incarcération de prisonniers politiques sous Saddam Hussein, rendue célèbre à l’international après 2003 par les photographies témoignant de la torture pratiquée au moment de la présence états-unienne sur le sol irakien. Cette histoire partagée explique en partie pourquoi Hakar Abdulqadir est sensible à la condition de vie des qereç. Il n’est pas un étranger, venu observer avec sa caméra la vie quotidienne des habitants. Il est un ami, un proche de la famille, porteur d’une expérience et d’une mémoire commune.

Capture d’écran du film documentaire The Gypsy of March (2012) réalisé par Hakar Abdulqadir.

Cette relation singulière avec les habitants du village, qui lui confère le statut d’allié, a fait d’Hakar Abdulqadir un observateur avisé, aux connaissances pointues sur la situation sociale et géographique de ce lieu d’installation des Doms. Ainsi, lorsqu’en 2021, il m’emmène pour la première fois au village, il me montre au loin un camp de réfugiés UNHCR aux abords du village, pourtant absent de son film documentaire puisqu’il n’existe pas encore en 2012. Ce camp ouvre à la fin de l’année 2013, lorsque le film est déjà tourné. En 2021, les personnes qui y résident sont originaires des villes d’Hassaké et de Damas (en Syrie), et sont majoritairement kurdes. Avec les déplacements de population, le nombre de migrants a augmenté de manière exponentielle depuis le début de la Révolution syrienne en 2011, et de la guerre contre Daesh entre 2014 et 2018. Le paysage en a été largement modifié et avec lui, les habitudes du village dom. Dès lors, un groupe dom de Qamishli (en Syrie) s’est installé dans des tentes à la périphérie du village en l’absence de places disponibles dans le camp UNHCR à proximité. Pareillement, des Doms venus de Mossoul et de nationalité irakienne ont emménagé aux abords du village à partir de 2014.

La naissance d’une amitié sur le terrain

Sans Hakar Abdulqadir, il aurait été impossible de rencontrer les habitants d’Azadî avec autant de proximité. Il m’a introduit, présenté à la première famille avec laquelle j’ai tissé des liens, réalisé mes entretiens. Il m’a accompagné les deux premières fois, et sans nul doute, sa présence a pleinement légitimé la mienne. Hakar Abdulqadir est une personne clé pour mon entrée sur le terrain, il est aussi un partenaire pour ma recherche, et un ami. À la suite du tout premier entretien réalisé à l’intérieur du village en sa compagnie, il a été pragmatique sur la situation et a guidé mon travail pour la suite de mes observations : “Pose toutes tes questions à Mustafa, n’aie pas peur, il répondra. Aujourd’hui il n’a pas été ouvert à la discussion, mais d’ici quatre, cinq jours il te dira tout. S’il ne t’a pas répondu, c’est que j’étais là. Puisque tu es étrangère, tu seras privilégiée.”

Nos échanges riches et nos discussions sur le cinéma kurde m’ont incité à visionner d’autres films à l’instar de Bîstanê zêrîn koç û bar (2012, Dennis Dargul) et Di çanda qereçan de dikîl (2016, Ednan Goyan). La formation de ce corpus de documents d’un autre type m’incite à développer une approche visuelle, complémentaire à la démarche ethnographique. Je procède donc à leurs analyses filmiques minutieuses, pour constituer a fortiori un pan important de la description ethnographique à venir du village d’Azadî.

Plusieurs mois après ce premier terrain, loin du village, à Paris, j’apprends le décès d’Hakar Abdulqadir. C’est un ami cher que j’ai perdu ce jour-là. J’étais si sûre de le revoir à mon retour au Kurdistan. Là est bien l’une des limites de ce métier d’anthropologue dont je fais l’apprentissage pas à pas. Le temps ne s’arrête pas lorsque nous quittons le terrain : le temps emmène avec lui ceux qui doivent s’en aller. En ce jour d’octobre où je donnais cours à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), mon esprit était avec nos amis, sa famille à qui il manque. Tant de questions que j’aurai voulu lui poser, elles resteront suspendues comme le projet dont il me parlait : refaire un film documentaire et donner la parole aux Doms, une nouvelle fois, avec une nouvelle caméra, avec un nouveau regard.

Hakar Abdulqadir m’a transmis son œuvre que je souhaite aujourd’hui documenter, partager et diffuser. Aussi par ce présent texte, j’ai voulu témoigner de la relation de confiance qui naît de ces moments privilégiés, où l’ethnographe étranger à son terrain noue ses nouvelles amitiés, qui orientent — qu’on le veuille ou non — le travail futur, qu’il revient à nous de restituer.

Remerciements

Je tiens à remercier l’Ifpo pour leur soutien, en particulier à l’antenne d’Erbil : Barbara Couturaud pour sa présence en amont du terrain, et Vahin Osman. A Duhok, merci à Armanj Ahmad pour son hospitalité, merci à Kavok Farzend Abdulaziz pour son aide, merci à Bushra et Mustafa (dont les noms sont anonymisés) pour leur accueil, merci au Enstîtuya Kelepûrê Kurdî [Institut de l’héritage kurde] pour leur appui. Je souhaite remercier également Pauline Tucoulet sans qui je n’aurai peut-être jamais visionné The Gypsy of March, et peut-être jamais rencontré Hakar Abdulqadir.

Enfin, un immense merci à Hakar Abdulqadir.

Bibliographie

CLIFFORD James et MARCUS George E. (dir.), Writing Culture: The Poetics and Politics of Ethnography, University of California Press, Berkeley, Los Angeles et Londres, 1986.

NAEPELS Michel, Ethnographie, pragmatique, histoire. Un parcours de recherche à Houaïlou (Nouvelle-Calédonie), Éditions de la Sorbonne, Paris, 2011.

NAEPELS Michel, Dans la détresse. Une anthropologie de la vulnérabilité, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, Paris, 2019.

PASSERON Jean-Claude et REVEL Jacques, « Penser par cas. Raisonner à partir de singularités » dans PASSERON Jean-Claude et REVEL Jacques (dir.), Penser pas cas, Éditions des hautes études en sciences sociales, Paris, 2005, p. 9-44.

En ligne : http://books.openedition.org/editionsehess/19921


Pour citer cet article : Kahina Guillard, "Premiers pas au Kurdistan irakien avec Hakar Abdulqadir", Les Carnets de l'Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient, https://ifpo.hypotheses.org/11800, le 25 juillet 2022. [En  ligne sur hypotheses.org]

Kahina Guillard est est en Master d’Anthropologie à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), où elle travaille à un projet de recherche intitulé Ethnographie d’un village dom au Kurdistan irakien. Elle est tutrice d’arabe à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) depuis 2021.

La Muršida au Moyen-Orient : d’une confusion à une découverte

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Étudier la paternité d’un texte nous donne parfois accès à des informations non-soupçonnées sur sa transmission. On sait le lot de difficultés que les pseudépigraphes – puisque c’est ainsi que l’on désigne savamment les textes attribués à ceux qui ne les ont pas écrits – ont pu poser aux chercheurs. Pourtant, il arrive que ceux-ci leur permettent des découvertes inattendues. C’est ainsi que nous avons découvert que la Muršida, une profession de foi maghrébine ašʿarite du XIIème siècle attribuée à Ibn Tūmart (524/1130), a été enseignée au Moyen-Orient dans la même période, et continue de l’être jusqu’aujourd’hui. Dans le cadre de nos recherches sur l’histoire intellectuelle du Maghreb, nous nous sommes intéressés à l’évolution de l’ašʿarisme dans cette région. On situe ainsi au IXe siècle les premiers contacts maghrébins avec des figures irakiennes importantes de l’école ašʿarite (Lagardère 1994). Ensuite, la doctrine éponyme s’est considérablement développée avec le retour au Maghreb des étudiants partis se former à Bagdad. L’essentiel de l’activité théologique consiste d’abord en la transmission des traités irakiens, qui se diffusent dans la péninsule Arabique et le nord de l’Afrique. La phase suivante, débutant à partir du XIIe siècle, celle donc où la Muršida a été écrite, correspond à la période où les théologiens maghrébins ont « digéré » cet enseignement importé et en proposent une critique via des commentaires ou des productions originales.

Ces productions sont de tailles variables, allant du traité détaillé à la profession de foi succincte. Nous avons récemment pu en faire connaître certaines (Amharar 2020). La Muršida d’Ibn Tūmart appartient à cette catégorie. Quelle qu’ait été l’orientation propre du fondateur des Almohades (Fierro 2016) – il a tantôt été décrit comme chiite ou muʿtazilite–, ce texte d’une vingtaine de lignes a bénéficié d’un accueil si favorable chez les Ašʿarites maghrébins – y compris parmi les plus hostiles aux Almohades – que l’on peut qualifier cette profession de foi d’ašʿarite, sinon d’ « ašʿarite par adoption » (Amharar 2022). La Muršida a en effet bénéficié à travers les siècles de nombreux commentaires mettant à chaque fois l’accent sur sa valeur et sa conformité au dogme ašʿarite. Une étude critique de ces mêmes commentaires permet d’apprécier l’évolution du regard des théologiens sur l’ašʿarisme au Maghreb, à travers l’insistance sur tel point de doctrine, la mise sous silence de tel autre, l’offensive plus ou moins violente à l’égard de tels ou tels adversaires idéologiques, etc. Dans un ouvrage en cours d’élaboration, nous sommes parvenus à réunir un grand nombre de commentaires dont nous proposons une édition critique, une traduction et une analyse.

Il y a quelques années, nous découvrions que la Muršida était encore enseignée dans des écoles traditionnelles sunnites du Liban, sous un autre titre : Risālat Faḫr al-Dīn Ibn ʿAsākir (Amharar 2019, p. 606). Pour la première fois nous étions confrontés à une attribution de la Muršida à autre qu’Ibn Tūmart, ce qui posa plusieurs questions : cette attribution était-elle récente ou ancienne ? Quels étaient les facteurs ayant favorisé cette nouvelle attribution ?

Une simple analyse chronologique enlevait toute consistance à cette nouvelle attribution. Pour rappel, Faẖr al-Dīn Ibn ʿAsākir est un juriste šāfiʿite se réclamant de l’ašʿarisme, né à Damas en 555/1160 et mort dans la même ville en 620/1223 (al-Ṭabaqāt al-šāfiʿiyya, VII, p. 185). Il a enseigné à Damas, Jérusalem, et la Mecque. Al-Ḏahabī (748/1274) n’en dit pas plus, mais fixe néanmoins sa naissance à 550/1155 (al-Siyar, XVI, p. 162). Par hypothèse donc, si Faẖr al-Dīn en était l’auteur, il aurait écrit ce traité dans la seconde moitié du sixième siècle hégirien, pour ne pas dire le dernier quart.

Or des éléments indiquent que la Muršida existait bien avant. Les sources fixant la date de décès d’Ibn Tūmart à 524/1130 signalent que celui-ci a laissé de nombreuses épîtres, rassemblées dans un livre intitulé Aʿazz mā yuṭlab, parmi lesquelles figure la Muršida (Goldziher 1903). La plus vieille copie de ce texte est conservée à la BNF de Paris et date de 579/1184. Or cette copie, comme les autres, mentionne que ce livre représenterait en fait une dictée d’Ibn Tūmart à son compagnon, ʿAbd al-Mu’min, qui lui est décédé, sans divergence remarquable, en 558/1163. Enfin, Ibn Ḫaldūn (808/1406) signale qu’une fois revenu au Maghreb, Ibn Tūmart avait déjà entamé l’enseignement de la Muršida au moins à partir de l’an 515/1121, soit quarante ans avant la date de naissance d’Ibn ʿAsākir (Al-ʿIbar, VI, p. 443). Que l’on se fie ou non à Ibn Ḫaldūn, et quel qu’ait été l’auteur réel de la Muršida, eut-il été Ibn Tūmart, son disciple ʿAbd al-Muʾmin ou un autre, on peut affirmer sans trop de risque qu’en tout état de cause, ce texte n’a pas été écrit par Ibn ʿAsākir.

Fig. 1. Dans la mosquée Bourj Abī Haïdar, à Beyrouth, est régulièrement enseignée la Risālat Fakhr al-Dīn Ibn ‘Asākir.

Fig. 1. Dans la mosquée Bourj Abī Haïdar, à Beyrouth, est régulièrement enseignée la Risālat Fakhr al-Dīn Ibn ‘Asākir.

Resta donc la question de l’origine de cette attribution, ce qui invitait à se rapprocher de ceux qui enseignaient encore ce traité : l’Association of Islamic Charitable Project (AICP), une association sunnite à orientation soufie basée à Beyrouth et présente dans tout le Liban, mais aussi en France, aux Etats-Unis et en Suisse (Avon 2008). L’aide à la mobilité internationale (AMI) octroyée par l’IFPO nous a permis de mener plusieurs entretiens auprès de l’association, qui assure la gestion des écoles où ce traité est encore diffusé. Il s’avéra que cette attribution était toute contemporaine (fin des années 1970) et qu’elle était le résultat d’une inattention dans la lecture de la notice déjà citée du prosopographe Tāǧ al-Dīn al-Subkī (771/1370), qui attribuait, non pas l’écriture, mais l’enseignement de cette profession de foi à Faḫr al-Dīn Ibn ʿAsākir. C’est d’ailleurs dans ce sens que le titre de Risālat Ibn ʿAsākir a été conservé dans les publications ultérieures du traité édité par l’association ayant concédé le quiproquo.

En vérité, cette attribution nous offrait une nouvelle perspective dans notre étude de la profession de foi almohade puisqu’elle nous menait à l’analyse du rapport entre Saladin, Ibn ʿAsākir et la Muršida. Nous savions déjà que Saladin connaissait ce texte. Si l’on en croit ses biographes, son attachement à l’ašʿarisme n’était pas un secret, et Saladin appréciait tellement la Muršida qu’il ordonna aux muezzin-s de la répéter avant chaque appel à la prière de l’aube (al-Mawāʿiẓ wa l-iʿtibār, IV, p. 51). En revanche, nous ignorions qu’elle était au programme de l’enseignement religieux des medersa-s ayyoubides. La notice d’al-Subkī, qui consiste en une anecdote tirée des Siyar de Ḏahabī et qui est à l’origine de la fameuse confusion, nous permet, elle, de boucler la boucle et d’établir le lien cette fois-ci avec Ibn ʿAsākir. Elle indique en substance que ce dernier a enseigné la Muršida à la Madrasa Ṣalāḥiyya de Jérusalem. Ce seul fait montre qu’il n’était pas un simple enseignant mais l’un des meilleurs aux yeux de Saladin : la Ṣalāḥiyya était en effet l’une des dernières et plus prestigieuses écoles que le souverain ayyoubide avait fait construire. Ibn ʿAsākir a donc été chargé par Saladin d’enseigner la Muršida, et son enseignement du texte devint même une caractéristique du savant, en tout cas suffisamment pour que des sunnites du XXe pensent qu’il en était l’auteur.

Cette confusion dans l’attribution nous a donc permis de découvrir que la Muršida a eu une notoriété si rapide qu’elle dépassa les frontières du Maghreb du vivant d’Ibn Tūmart, ou du moins dans les quelques années après sa mort, rompant ainsi avec le sens habituel des influences culturelles du Mašriq vers le Maġrib.

Un nouveau chantier s’offre donc à nous : l’étude de la transmission de la Muršida au Moyen-Orient et son incidence sur l’activité théologique ašʿarite dans la région.

Bibliographie

Sources

Ḏahabī (al-), Šams al-dīn, Siyar aʿlām al-nubalāʾ, Le Caire, Dār al-ḥadīt.

Ibn H̱aldūn, ʿAbd al-Raḥmān, al-ʿIbar, Beyrouth, Dār al-kitāb al-lubnānī, 1968.

Maqrīzī (al-), Taqī al-dīn, al-Mawāʿiẓ wa l-iʿtibār, Beyrouth, Dār al-kutub al- ʿilmiyya, 1997.

Subkī (al-), Tāj al-dīn, Ṭabaqāt al-Šāfiʿiyya al-kubrā, Le Caire, Dār Haǧar.

Études

AMHARAR, Ilyass, 2019, « Pourquoi Ibn ‘Asākir (620/1219) n’est pas l’auteur de la Muršida? », in Aziz Abou Chraa (dir.), Perspectives of Research on  History of Thought in the Islamic West. Philosophy, Sufism and Jurisprudence, works dedicated to the Moroccan Thinker Dr Abdelmajid Assaghir, Kénitra, Markaz Rawāfid, (2 vol.), II, pp. 606-616.

AMHARAR, Ilyass, 2020, « Abū ʿImrān al-Ǧawrāʾī et sa profession de foi (ʿaqīda). À la découverte d’un théologien ašʿarite maghrébin encore inconnu. Édition critique et traduction », Midéo 36, pp. 265-300.

AMHARAR, Ilyass, 2022, « Autour d’un commentaire de la Muršida attribué à al-Sanūsī (m. 895/1490): discussion de la thèse de Ġurāb et tentative d’identification » Al-Qanṭara 43, sous presse.

AVON, Dominique, 2008, « Les Ahbaches. Un mouvement libanais sunnite contesté dans un monde globalisé », Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires 2 | 2008, [En ligne] http://journals.openedition.org/cerri/331, mis en ligne le 25 mars 2008, consulté le 02 février 2022.

FIERRO, Maribel, 2016, « El Mahdī Ibn Tūmart: más allá de la biografía ‘oficial », in Miguel Angel Manzano et Rachid El Hour (éd.), Política, sociedad y identidades en el Occidente Islamico (siglos XI-XIV), Salamanque, Ediciones Universidad Salamanca, pp. 73-98.

GOLDZIHER, Ignaz, 1903, Le livre de Mohammed Ibn Toumert, Alger, Imprimerie Pierre Fontana.

LAGARDERE, Vincent, « Une théologie dogmatique de la frontière en al-Andalus aux XIe et XIIe siècles : l’ašʿarisme », Anaquel de estudios árabes, vol. 5, 1994, pp. 71-98.


Pour citer cet article : Ilyass Amharar, "La Muršida au Moyen-Orient : d’une confusion à une découverte", Les Carnets de l'Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient, https://ifpo.hypotheses.org/12019, le 13 septembre 2022. [En  ligne sur hypotheses.org]

Ilyass Amharar est post-doctorant à l’Iremam et chercheur associé au Centre Jacques Berque. Il pilote actuellement un projet sur l’histoire de l’ašʿarisme au Maghreb et ses liens avec la théorie légale ou le malékisme. Il est l’auteur d’une monographie intitulée « L’ašʿarisme à Fès des Mérinides aux Almohades » (Publications du Centre Jacques Berque, à paraître).

Ilyass Amharar

Ilyass Amharar est un islamologue agrégé d'arabe. Chercheur associé à l'IREMAM, il est responsable du projet : « Pour une histoire du kalām ašʿarite au Maghreb ». Chercheur associé au Centre Jacques Berque (Rabat), il y a copiloté plusieurs stages d'arabe et d'initiation aux manuscrits maghrébins.

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Exiting violence artistically in Jordan: Garage Art as a Safe Space

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This piece was made possible by a grant from the Fondation Maison des Sciences de I’Homme and the Carnegie Corporation of New York. The statements made and views expressed are the sole responsibility of the author.

Photography of Garage Art, February 2022, Ammar Kandeel

For the last twenty years, Jordanian society has become increasingly affected by the repercussions of the State’s external affairs with neighboring countries. There was the invasion of Iraq in 2003, the Syrian crisis in 2011, the Arab Spring’s democratic challenges, and tensions with the Israeli and American governments resulting from Donald Trump’s “Deal of the Century” that included the formal recognition of Jerusalem as the exclusive capital of Israel in 2018. Indeed, these events translated into different challenges for the safety of society, some of which were manifested by spectacular forms of violence such as physical endangerment and loss of lives during the terrorist attacks on hotels in Amman in 2005. Yet, other forms of violence have a less visible impact on society, such as the gradual radicalization of youth through the jihadist movements, the discriminatory narrative against Arab refugees, and the intensification of some gender-based forms of violence such as child marriage (Young et al. 2014, Abu Zaid 2021).

The incrementation of such vulnerabilities makes Jordan a theater of ‘slow violence’, a violence “that is neither spectacular nor instantaneous, but rather incremental and accretive” (Nixon 2011). These forms of violence evolve through time and in the life of society. Connected to a reality of diversity and to new societal challenges, Jordanian civil society is not isolated from the conflicts in neighboring States. These have repercussions on the process of meaning construction for individuals, a process of re-formation of self-identity and the identity of the Other. This evolution leads to a reality of “identity-based violence” (Wieviorka 2009) that reveals an urgent need for a culture of acceptance. The Jordanian social space comes to be seen as an incubator of slow violence but, at the same time, as a place for other spaces to promote a culture of diversity and tolerance in order to exit this violence. in recent years, some social spaces that were deemed to be safe for free speech – such as universities – witnessed cases of gender-based violence and tribal fights. The spaces of expression and knowledge production have become a vital means of exiting violence since 2015.

That year witnessed the mobilization of young art fans in Irbid (a northern city of the Kingdom) around a collective initiative that is also known as the MedeArts Association, legalized under the Jordanian Ministry of Culture. At first sight, the association seems to be merely a local collective whose objective is to produce cultural and artistic material with no connection to the reality of the context of this identity-based violence in the country. This observation can be verified by examining the mission of MedeArts before the implementation of Garage Art in the basement of a building in Irbid in 2019. Since 2015, the association has focused mainly on holding artistic events that take place in the street (such as The Daraj Festival, the Jalaton project which aims at preserving the Arab heritage, including the graffiti art form). It provided logistical and financial support to local artists in the same way as other national cultural structures in the capital Amman, such as the Haya cultural center, the al-Hussein cultural center, or other major cultural actions delivered by the Municipality of Amman.

However, the creation of Garage Art four years after the foundation of MedeArts reflects the association’s preoccupation and understanding of the role of art in exiting violence through the creation of safe spaces. As theorized by Western feminist and LGBTQ+ movements, the concept of ‘safe space’ aims at reconsidering the role of marginalized and vulnerable social categories in light of the violence they suffer from, bets on the implementation art and culture as a way to prevent hate speech and to address exclusion in society (Lewis et al. 2015). The concept of ‘Safe Space’ has attracted the local cultural activists in Irbid because it can offer a sustainable environment that can be safe, or safer than other places in society (Campbell et Manning 2018). The adaptation of the Western concept to the Jordanian context seems to build on the role of these spaces. They encourage “a certain license to speak and act freely, form collective strength, and generate strategies for resistance” (Kenney 2001). In fact, MedeArts‘s vision of the function of art in Jordan is to be thought of in light of the evolution of the culture of acceptance in the Middle East and North Africa (MENA) region: “our heartfelt desire was to create a Safe Space for our artists and young people of the local community, since many of them suffer from intolerance and non-acceptance from their society, which is a big issue in our region today.” (MedeArts Association, MedeArts Website) A physical artistic space that is designed to include a performance and rehearsal area for artists, sitting areas, a café, and an art shop corner, becomes a major factor of safety for social actors. Therefore, the mission of MedeArts through Garage Art is not only to provide support to local artists, but also to provide a sustainable space in society in which to think and respond to violence. 

According to Garage Art’s policy, the space offers protection and support for the freedom of speech of two specific social categories: women and members of the LGBTQ+ community (MedeArts Association, Art and People Narrative). To measure the impact of this safe space for social actors, one needs to consider the concept of safety from two perspectives: “safe from” and “safe for”(Lewis et al. 2015). According to this distinction, “safe from” means that the space can be a way to provide protection, while “safe to” insists more on the added value of safety for the individuals’ agency in expressing themselves freely. Garage Art’s objective is to provide both forms of safety. The added value of this space in guaranteeing free speech for victims of gender-based violence (GBV) is measurable when compared to the association’s earlier artistic activities and events organized before the creation of Garage Art. For instance, we can cite the Youth Theater project, launched by the association in December 2017, which took place in the Usama al-Mashini theater in Amman, a facility of the Ministry of Culture. This project allowed women and LGBTQ+ individuals to to tackle topics relating to gender-based violence as well as violence connected to other situations, such as physical disabilities, social inequality and injustice, and drug misuse. It was based on the theatrical storytelling genre that required many sessions of training by the association C:ntact. The story of R.R., a person identifying as a “transgender man living in northern Jordan” (Sammour et Sakran), is emblematic of the limits of the performance in an ephemeral theatrical setup for youth trainees. R.R. says: “It is true that my show is a special one and not open to all, for my own security” (Sammour et Sakran). This testimony shows that the theatrical space in which the play was hosted was a major challenge in narrating the personal experience to the public.

The self-imposed restrictions can be explained by the fact that the storytellers performed in a theater where the policies regarding public interaction with the GBV victims were not defined by MedeArts. Indeed, the dominant public perception of such narratives in Jordan reduces the possibility of control by MedeArts in terms of safety for such social actors. Despite the absence of any legal policies restricting the freedom of speech of LGBTQ+ individuals, the perception of such narratives is at stake, considering Jordan’s official practices. After arresting ten LGBTQ+ people for having held a party in East Amman in 2014, the Jordanian authorities banned Mashrou’ Leila, a Lebanese band whose lead singer identifies as gay, from performing in Jordan in 2016 and 2017. They also blocked access to the online queer-inclusive magazine My.Kali that published, in its May/June 2016 issue, the real story of a religious man who embraced homosexuality (Mohavedi 2017). By blocking access to this magazine, the official stance taken by the Media Commission “was not the first time Jordanian authorities had stoked moral panic at the expense of LGBT people” (Mohavedi 2017). It is understandable, then, that for MedeArts it is not possible to address the official and social antagonism to the LGBTQ+ community without a policy that initially requires a proper safe space for the association and, specifically, a policy to regulate the relation between queer witnesses and the public.

The implementation of a safe space responds to this problem by defining a sustainable politics of social interaction between the victims of violence and the general public. With the acquisition of an urban garage, the permanent space enables a sustainable social interaction that differs from the ephemeral theatrical performance in the official theaters. This sustainability follows a mechanism of openness. The instauration of a culture of acceptance requires, somewhat paradoxically, that the victims of violence understand that safe spaces do not need to limit access to the general public, despite the potential risk of seeing their experiences and narratives rejected by others. If this method allows a normalization of interaction, it raises the question whether safety means that Garage Art has to be a social conflict-free space. Indeed, the space is open to the general public, but this openness is subordinate to a policy of control of the social interactions that implies a “constant monitoring of the visitors in the space” (MedeArts Association, Art and People Narrative). In addition, the space displays at the entrance a chart that mentions the values and ethics of the safe space: acceptance, respect of difference, repudiation of violence in all its forms (verbal, physical, emotional, and psychological), and respect of privacy (see photo). Therefore, the difficulty of conceiving safety resides in the definition of what are the acceptable limits of eventual conflicts of point of views and values of the space visitors.

References

Abu Zaid, Sarah, 2021. ‘Child Marriage on the Rise Again — Survey’. Jordan Times, 20 January 2021, https://jordantimes.com/news/local/child-marriage-rise-again-%E2%80%94-survey.

Campbell, Bradley, and Jason Manning, 2018. The Rise of Victimhood Culture: Microaggressions, Safe Spaces, and the New Culture Wars. 1st ed. 2018 edition, Palgrave Macmillan.

Kenney, Rachel Moira, 2001. Mapping Gay L.A: The Intersection of Place and Politics. 1st edn, Temple University Press, U.S.

Lewis, Ruth, et al., 2015. ‘Safe Spaces’: Experiences of Feminist Women-Only Space’. Sociological Research Online, vol. 20, no 4, November 2015. ResearchGate, https://doi.org/10.5153/sro.3781.

MedeArts Association, Unpublished report. Art and People Narrative.

———. MedeArts Website. https://medearts.org/garage/. Accessed on 15 September 2021.

Mohavedi, MJ, 2017. ‘Gay-bashing in Jordan – by the government’. The New Arab, August 2017, https://english.alaraby.co.uk/opinion/gay-bashing-jordan-government.

Nixon, Rob, 2011. Slow Violence and the Environmentalism of the Poor. Harvard University Press.

Sammour, Mohammad, and Safi Sakran, Unpublished report. The City-Artists Network Association MedeArts Report (2015-2019).

Wieviorka, Michel, 2009. Violence: A New Approach. 1st edn, SAGE Publications Ltd,.

Young, William, et al. 2014, ‘Spillover of the Syrian Conflict into Jordan’. Spillover from the Conflict in Syria, RAND Corporation, p. 47‑56. JSTOR, http://www.jstor.org/stable/10.7249/j.ctt1287mhx.13.


Pour citer cet article : Ammar Kandeel, "Exiting violence artistically in Jordan: Garage Art as a Safe Space", Les Carnets de l'Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient, https://ifpo.hypotheses.org/12106, le 9 décembre 2022. [En  ligne sur hypotheses.org]

Ammar Kandeel is a postdoctoral researcher. His research covers the artistic and historical narratives of Palestinians and the current Jordanian scene of artistic safe spaces. Ammar was part of the fellowship program on exiting violence at Columbia Global Centers Amman (January-July 2022).


Maf‘al dans le parler du Liban-Sud. Contribution à la connaissance des dialectes libanais

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Introduction

Le parler du Liban-Sud n’a pas, à ma connaissance, reçu une attention suffisante de la part des linguistes et sociolinguistes arabisants, hormis Henri Fleisch (1974) dans son Etude d’arabe dialectal. Dans un de ses chapitres, « Observations sur le vocalisme d’un parler arabe chiite du Liban-Sud » (p.313-321), H. Fleisch y traite du vocalisme de la IIIe forme dans les verbes à allongement vocalique interne (fā‘al, fā‘il) ; étude déjà initiée en 1944 sur le parler omanais et reprise en 1974 à la lumière du parler de Khirbet Salem, un village situé à la frontière Est du Liban. Peter Behnstedt et Manfred Woidich (2014) ont, dans Wortatlas der arabischen Dialekte (Band III : Verben, Adjektive, Zeit und Zahlen), géolocalisé certains mots du Sud, sans toutefois formuler de commentaire. En dehors de ces études, le dialecte du Liban-Sud reste peu étudié.

Or la compilation lexicale sur laquelle je travaille, fait état d’une forme IV augmentée non répertoriée à initiale /m/ : maf‘al. Aucune des études susmentionnées n’en a fait description. Ce cas est particulièrement intéressant car il apporte une contribution à la connaissance de la dialectologie libanaise.

Le corpus d’étude

La compilation lexicale est d’un volume considérable car constituée de plus de 3000 pages dactylographiées, comprenant des mots et expressions issus du langage courant et tirés de sources indifférenciées. Elle porte sur le parler libanais d’une manière générale, mais plus spécifiquement celui du Sud : les districts de Sidon, Jezzine, Tyr, Nabatieh, Marjayoun, Hasbaia et Bint-Jbeil. Elle a été collectée par un ingénieur libanais, Hassan Makki, originaire d’Erkay, au sud-est de la ville de Saïda, sur une quinzaine d’année à partir de la fin des années 1990.

Cette compilation lexicale est manuscrite et en cours de publication. En 2013, H. Makki est décédé brutalement. Sa famille a remis pour publication son manuscrit aux éditions Geuthner. Mais le manuscrit n’était pas publiable en l’état, son auteur n’était pas linguiste et ne possédait pas la méthodologie adéquate à ce travail de publication. De plus, ce chantier immense nécessitait des enquêtes de terrain. Les éditions Geuthner m’ont alors confié le projet d’édition de cette compilation, souhaitant aussi répondre au vœu de l’auteur en publiant ce corpus sous la forme d’un lexique trilingue (arabe dialectal / arabe standard moderne / français) s’adressant à tout public, mais prioritairement aux chercheurs, enseignants et étudiants arabisants.

H. Makki consignait par écrit ce qu’il entendait lors de ses pérégrinations à l’intérieur du Liban. Certains mots ou expressions sont tombés en désuétude, d’autres ont, au fil du temps, évolué sémantiquement, tandis que quelques-uns ont ressuscité et ont été remis en circulation par l’avènement des séries turques et leur doublage en parler syrien, ou été introduits par le biais du contact avec les autres pays de la région, notamment la Syrie, la Turquie, la Palestine, l’Irak ou encore l’Iran. Paraîtra ultérieurement une étude sur les autres marqueurs linguistiques de cette documentation lexicale.

Le vocabulaire relatif au milieu agricole libanais (Jabal Amil, la Bekaa, le Chouf, etc.) est tout autant présent, notamment par sa faune et sa flore, de même que par son artisanat, surtout celui relatif au tabac, autrefois première industrie du Liban Sud. Un autre point d’intérêt est le nombre important de noms de jeux d’enfants, aujourd’hui disparus. Le corpus constitue donc un parfait reflet de la société libanaise, de son évolution, des influences et des interactions avec le monde. C’est un précieux document pour le linguiste et le sociolinguiste.

Le présent billet se focalise sur cette forme verbale maf‘al, sa morphologie, ses différentes formations ainsi que ses diverses correspondances dans les autres parlers du Liban.

Maf‘al : quadrilitère ou forme augmentée ?

La forme verbale maf‘al existe certes dans les autres régions du Liban. À Tripoli, par exemple, on peut entendre marṭaṣ (marṭaṣ l-arḍ : répandre de l’eau par terre), marmaṭ (marmaṭ l-alb [qalb en arabe standard] : faire souffrir, causer de la peine). Mais son usage n’est pas vraiment étendu. Ce qui n’est pas le cas du parler du Sud. En effet, la compilation lexicale recense sommairement une bonne cinquantaine de verbes à schème verbal maf‘al.

Il est généralement connu que la forme augmentée IV est absente des dialectes arabes et notamment levantins et qu’elle y est le plus souvent remplacée par la forme II. Il devient alors légitime de s’interroger sur l’identité morphologique de maf‘al dans le paradigme des formes verbales arabes. Nous allons voir qu’il s’agit à la fois d’un quadrilitère et d’une forme augmentée IV à initiale m-.

Maf‘al : verbe quadrilitère

Sous le schème maf‘alse cachent en réalité plusieurs formations. En effet, sur la cinquantaine des verbes recensés, un peu plus de la moitié semblent bien être des quadrilitères, avec une base de formation, verbale (a), nominale (b) ou sans base de dérivation identifiée (c).

(a)

mazrak zarak Entasser
maḥšak ḥašak Fourrer quelque chose de force dans un endroit
mašqa šaqa Tasser, empiler (les vêtements)
mašlaḥ šalaḥ Jeter, lancer
mašlaf šalaf Dérober et cacher l’argent ; lancer quelque chose et l’envoyer très loin
maṣya ṣāʻ S’absenter, manquer à l’appel ; embrouiller, perturber quelqu’un
mašwar (‘alā) šār (‘alā) Donner conseil à quelqu’un, conseiller
maḥkaš ḥakaš Gratter, râper, racler
malṭa‘ laṭa‘ Perdre inutilement son temps, faire l’école buissonnière
mawdar Madar (Maḏar en arabe standard) Se gâter, pourrir (œuf)
mawraǧ maraǧ  S’accumuler ou se tasser sous la herse
mašṭaḥ (r-rġīf) šaṭaḥ Se déformer et devenir ovale (pain rond)

(b)

mawġar maġāra  Creuser un tunnel ou une grotte
mawkar wəkər  Se réunir dans un lieu serré
matras mətrās  Se barricader, se coller à un endroit
mašra mašrūʻ  Organiser un projet
maškal maškal Se bagarrer, se disputer, causer un problème
mašwar məšwār  Se promener, promener (une personne ou un animal)
marmaḥ ramaḥ  Labourer superficiellement

(c)

mar‘aṭ Effeuiller
masṭar Presser (le raisin)
maslaq Grandir, croître
maršaḫ Effeuiller, dénuder une branche ou un arbre
maršaq Effeuiller, retirer d’un seul coup les feuilles avec la paume de la main
marmaṭ (aš-ša‘r) Ebouriffer (les cheveux)
maslat Lancer, jeter ; trier, mettre de côté
maškaḥ Se promener, traîner
maṣrad (t-tyāb) Serrer fortement les habits sur le corps, porter des habits trop près du corps
malṭaḥ Manger en faisant du bruit

Formation à partir d’une base verbale

Les verbes construits sur maf‘al, issus de la compilation, dérivent d’un trilitère standard (1), et n’apportent aucune modulation sémantique, contrairement à leurs équivalents en soureth contemporain où l’initiale /m/ revêt une valeur factitive.  Voir Manuel de soureth. Initiation à l’araméen d’aujourd’hui, parlé et écrit, B. Poizat.

(1)

marmas > ramas : narguer, irriter ou jeter quelque chose contre quelqu’un

masḫar > siḫir : se moquer de quelqu’un

marza‘ > raza‘ : faire l’école buissonnière, courir légèrement

maḥkaš > ḥakaš : gratter, râper, racler

malṭa‘ > laṭa‘ : perdre inutilement son temps, faire l’école buissonnière

maḫlat > ḫalat : mélanger, mêler, mixer

Il est intéressant à ce stade de signaler que la compilation compte quelques verbes quadrilitères à initiale /m/, ne relevant pas de maf‘al, construits sur faw‘al par l’ajout du glide /w/ et où le /m/ est une consonne radicale (2). Ces cas semblent montrer la préférence dans les parlers du Sud-Liban pour ce genre de formations, là où ailleurs au Liban on aurait utilisé en place et lieu une forme II.

C’est le cas de ces deux exemples :

(2)

mawdar > madar : se gâter, pourrir (œuf)

mawraǧ > maraǧ : s’accumuler ou se tasser sous la herse

Formation à partir d’une base nominale

Maf‘al peut aussi être constitué à partir d’un thème nominal (3), un nom de lieu (4) ou d’outil (5), ou un participe passif (6). On peut donc considérer ces verbes comme dénominatifs.

(3)

marmaḥ > ramaḥ : labourer superficiellement ;  ramaḥ  étant le soc de charrue

mawkar < wəkər : se réunir dans un lieu serré ; wəkər étant le nid d’oiseau dans l’arbre, le rocher ou en terre.

(4)

mawġar < maġāra : creuser un tunnel ou une grotte ; maġāra signifiant grotte.

mašwar > məšwār : se promener, promener (une personne ou un animal) ; məšwār signifiant promenade. Concernant məšwār, Il n’y a pas de consensus autour du sens et surtout de l’origine de ce terme. Adrien Barthélemy lui donne le sens de : marché où l’on fait voir les bestiaux aux acheteurs ; trajet parcouru, aller et retour compris ; voyage de commissionnaire. Yassine Abderrahim, dans son Mawsū‘at al-‘āmmiyya as-sūriyya, renvoie au terme français « marche » et au syriaque ܫܘܰܪ. Anis Frayha lui donne le sens connu au Levant : promenade et le fait dériver du trilitère arabe « šawar ».

(5)

matras > mətrās :  se barricader, se coller à un endroit ; mətrās désignant la barricade.

(6)

mašra‘ < mašrūʻ : organiser un projet.

maškal< maškal : se bagarrer, se disputer, causer un problème ; maškal signifiant « problème » dans le dialecte libanais.

maḫtar > məḫtār : désigner quelqu’un comme maire d’un village ou d’un quartier.

Préfixe des schèmes nominaux dans (4, 5 et 6), m– se métamorphose en une consonne radicale, contribuant ainsi à la formation du quadrilitère. Ce qui n’est pas le cas des deux verbes marmaḥ et mawkar présents dans (3), lesquels sont construits à partir d’un nom commun trilitère auquel m– a été préfixé, formant ainsi maf‘al.

Base de dérivation inconnue

Certains verbes (c) ne semblent pas avoir de base de dérivation identifiée, soit du fait de son inexistence en arabe, comme maršaḫ : effeuiller, dénuder une branche ou un arbre ; soit de l’absence d’une relation sémantique manifeste avec la forme trilitère, qu’il s’agisse de l’arabe standard ou dialectal. C’est le cas de masṭar : presser le raisin, qui ne partage aucune corrélation sémantique avec le trilitère existant : saṭar, signifiant : tracer une ligne, couper avec un sabre, renverser par terre. Dans le parler de Tripoli, saṭar, en colocation avec kaff, signifie : gifler.

Dans tous les cas, ces verbes n’ont pas, sous d’autres formes verbales, d’équivalent connu dans les autres régions du Liban. Il faudra certainement approfondir cette analyse par un travail de terrain pour les évaluer correctement.

Maf‘al : forme verbale augmentée

Le parler du Sud, tout particulièrement celui de la région de Nabatiyeh et de Zahrani (il faudrait vérifier si ce n’est pas le cas dans d’autres endroits du Sud), semble faire usage récurrent de maf‘al comme forme verbale augmentée en lieu et place de ’af‘al. Le corpus en compte un peu moins de la moitié. Mais contrairement à ’af‘al, l’incrément initial m- est non haplologique en conjugaison à l’inaccompli ou aux participes. En voici des exemples :

à l’inaccompli :

b-maḫlet (je mélange)

bət-maḫlet (tu mélanges/elle mélange)

bi-maḫlet (il mélange)

au participe :

mmḫālet / mmḫālat

L’arabe classique connaît des variantes de la quatrième forme augmentée ’af‘al : saf‘al et haf‘al dont certaines réalisations sont encore attestées : harāqa étant dans les grammaires médiévales une variante de ’arāqa : verser, répandre ; sanbasa < nabasa : se dépêcher. Ibn Ya‘īš, al-Mufaṣṣal, vol 10, p. 5.

Maf‘al vient ainsi s’ajouter à la liste des variantes de la forme augmentée.

Maf‘al, IV forme augmentée : base dérivationnelle et correspondance verbale

Maf‘al a, dans les autres parlers du Liban, d’autres réalisations verbales. En témoignent les verbes ci-dessous en (d), (e). La forme II apparaît dans ce corpus comme le doublon naturel de maf‘al. On peut considérer qu’il y a doublon en arabe contemporain lorsque deux formes « coexistent dans un même état d’une même variété de l’arabe ». Larcher (2012 : 65).

Les verbes des tableaux (d) et (e) ont, respectivement pour équivalence, les formes II (fa‘‘al) et V (tmaf‘al), avec leurs valeurs sémantiques correspondantes.

(d)

Corpus Doublon avec la forme II Signification
mašla‘ šalla‘ Enlever, arracher
matraḥ tarraḥ Creuser un sillon
masmak sammak Appuyer, soutenir quelque chose
maḫla ḫalla Secouer fortement de manière à arracher
malwaq lawwaq Manger avec appétit en mastiquant bruyamment
mawḥal waḥḥal Rendre boueux
maqra‘ (flān) qarra Gronder, réprimander quelqu’un
ma‘yar ayyar Railler quelqu’un, médire, critiquer
maġnaǧ ġannaǧ Gâter quelqu’un au point de le rendre capricieux
masṭaḥ saṭṭaḥ Etaler ou répandre quelque chose par terre pour le sécher au soleil
mašṭaḥ (l-‘aǧīne) šaṭṭaḥ Rallonger la pâte à pain

(e)

Les verbes ci-dessous ont pour doublon la forme V tmaf‘al dont la valeur sémantique est, ici, majoritairement transitive et, dans un seul cas, maḫtar, réfléchie. Son équivalent standard, tamaf‘al, est très productif en arabe standard moderne. Nombreux verbes en sont issus, avec pour base de dérivation un nom de lieu. En témoignent ces deux exemples :

tamawḍaʻ : se positionner < mawḍiʻ (position)

tamadras : se scolariser < madrasa (école)

Le corpus Doublon avec la forme V Signification
maḫtar tmaḫtar Se pavaner, parader ; se promener
marǧal (flān) tmarǧal ‘alā Provoquer, défier quelqu’un
masḫar (flān) tmasḫar ‘alā Se moquer de quelqu’un, faire de lui un sujet de moquerie
maqṭabi-flān tmaqṭa‘ bi Maltraiter quelqu’un, être despote avec lui

Conclusion

La forme maf‘al semble constituer, par l’étendue de son usage, une caractéristique propre au parler du Sud Liban. Elle peut, comme nous l’avons vu, être un quadrilitère ou une forme augmentée. Elle est quadrilitère lorsqu’elle dérive d’un trilitère existant avec lequel elle partage la même valeur sémantique. Elle peut aussi dériver d’un nom et rejoindre la classe des verbes dénominatifs. Dans certains cas, la base de formation est difficilement identifiable.

Maf‘al est considérée comme forme augmentée lorsqu’elle possède des doublons avec d’autres formes verbales augmentées. Elle peut ainsi s’ajouter à la liste des variantes de la forme standard ’af‘al.

Il faudrait bien entendu élargir l’enquête pour avoir des relevés linguistiques plus larges et pouvoir étayer cette étude. Il faudrait également s’interroger sur l’origine de cette forme. Ce qui est l’objet d’une étude en cours.

Bibliographie

ABDERRAHIM, Y., 2012, Mawsū‘at al-‘āmmiyya as-sūriyya, Manšūrāt al-hay’a al-‘āmma li-l-kitāb, Damas.

BARTHELEMY, A., 1935-1955 et 1969, Dictionnaire arabe-français. Dialectes de Syrie : Alep, Damas, Liban, Jérusalem, 5 fascicules, plus fascicule complémentaire « Introduction générale », Paris, Geuthner.

BEHNSTEDT, P. & WOIDICH, M., Wortatlas der arabischen Dialekte Band III : Verben, Adjektive, Zeit und Zahlen. Leiden, Brill.

Bergstrasser, G., 1915, Sprachatlas von Syrien und Palästina, Leipzig, J.C. Hinrichs’she Buchhandlung.

DENISEAU, C., 1960, Dictionnaire des parlers arabes de Syrie, Liban et Palestine (supplément au dictionnaire arabe-français de A. Barthélemey), Paris.

DOZY, R., 1881, Supplément aux dictionnaires arabes, Brill, Leyde.

FLEISCH, H., 1974, Etude d’arabe dialectal, Dar el-Mashreq, Beyrouth.

FRAYHA, Anis, 1973, Mu‘ǧam al-alfāẓ al-‘āmmīya fī al-lahǧa al-lubnāniya, Librairie du Liban, Beyrouth.

IBN YA‘ĪŠ, Šarḥ al-mufaṣṣal, 2001, Dar al-kutub al-‘ilmiyya, vol. 10, Beyrouth.

LARCHER, P., 2012, Le système verbe de l’arabe classique, Publications de l’université de Provence, Aix en Provence.

POIZAT, B., 2008, Manuel de soureth. Initiation à l’araméen d’aujourd’hui, parlé et écrit, Geuthner, Paris.


Pour citer cet article : Salam Diab-Duranton, "Maf‘al dans le parler du Liban-Sud. Contribution à la connaissance des dialectes libanais", Les Carnets de l'Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient, https://ifpo.hypotheses.org/12136, le 13 février 2023. [En  ligne sur hypotheses.org]

Salam Diab-Duranton est linguiste, arabisante, Professeure des universités à l’UFR Langues étrangères de l’université Grenoble Alpes. Rattachée au Laboratoire LIDILEM, elle est également chercheuse associée à l’Ifpo. Ses travaux de recherche portent sur la lexicologie de l’arabe standard et dialectal. Elle étudie notamment la créativité langagière des mouvements de rébellion arabe, le lexique islamiste et l’évolution des dialectes du Levant à l’ère de la technologie de l’information et de la communication.

 

 

 


Liban 1939, rémouleur –   مْـجَـلِّـخ.

Source : https://www.facebook.com/archivelebanon/posts/555080571789870/

 

Salam Diab-Duranton

Salam DIAB-DURANTON est Professeure des Universités à l’UFR Sociétés, Cultures et Langues Etrangères (SoCLE), université Grenoble Alpes-France. Rattachée au laboratoire LIDILEM, ses recherches portent sur la linguistique arabe, principalement sur la lexicographie et la lexicologie de l’arabe standard et dialectal, l’édition et traitement de la littérature populaire du Levant ainsi que la traduction. Langues : français, arabe, anglais, syriaque, hébreu (débutant)

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La Cour pénale internationale, nouvelle alliée de la Palestine dans sa quête étatique ?

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Depuis 2009, et la guerre menée par l’armée israélienne à Gaza, l’Autorité palestinienne (dans cet article, nous nous référons à l’AP lorsque nous mentionnons les instances ou les dirigeants palestiniens) met en œuvre une stratégie multilatérale, qui passe par le recours aux organisations internationales. L’objectif est de parvenir à une reconnaissance de l’État de Palestine, les organisations internationales étant elles aussi en mesure de reconnaître ou pas un nouvel État. Cette stratégie se développe autour de deux axes : le recours aux organisations internationales universelles ou régionales de nature politique (les Nations Unies, l’Union européenne, la Ligue arabe…) et la mobilisation des juridictions internationales (la Cour pénale internationale et la Cour internationale de Justice). C’est au sein de la Cour pénale internationale (CPI) que la Palestine obtient de réelles avancées sur le front judiciaire, faisant vivre la philosophie kantienne de la paix par le droit : adhésion en tant qu’État partie au Statut de Rome en 2015 ; ouverture d’une enquête par le Bureau du Procureur (BdP) en 2019 ; reconnaissance de la compétence de la Cour pour enquêter sur l’intégralité du territoire palestinien en 2021. Pour autant, l’arrivée en juin 2021 d’un nouveau Procureur, Karim Khan, rappelle les limites politiques du dossier palestinien. Le Britannique fait preuve de pragmatisme dans la gestion des dossiers, en priorisant certains d’entre eux en raison de contraintes politiques, humaines et budgétaires importantes. C’est pourquoi la Palestine ne peut s’en tenir au processus judiciaire reposant uniquement sur un recours à la CPI. Pour l’Autorité palestinienne (AP), la mobilisation du système onusien et des organisations régionales demeure essentielle pour espérer une reconnaissance de la Palestine.

Siège de la Cour pénale internationale à La Haye (crédits : Insaf Rezagui)

Le recours au droit international au service de la reconnaissance d’un État de Palestine

Jusqu’au début des années 2000, la mobilisation des organisations internationales n’est ni structurée ni centrale au sein de l’AP, qui semble espérer une relance des négociations avec Israël. Le tournant intervient le 9 juillet 2004 avec l’avis consultatif de la Cour internationale de Justice dans l’Affaire du Mur. Pour la première fois, une juridiction internationale rend une décision – non contraignante toutefois – qui fait valoir les violations d’obligations internationales auxquelles Israël est tenu en vertu du droit international (le recours excessif à l’emploi de la force, les atteintes au droit du peuple palestinien à s’autodéterminer, etc.). Certaines de ces obligations sont erga omnes et obligent juridiquement tous les États. La surprise est grande pour les dirigeants palestiniens qui ne s’attendent pas à un tel argumentaire juridique. Ils décident alors de s’appuyer sur cet avis pour murir leur nouvelle stratégie.

Pourtant, le déploiement de cette stratégie se fait difficilement. Les dirigeants palestiniens sont longtemps méfiants à l’égard des organisations internationales, à l’origine de la division de la Palestine lors du vote du plan de partage en 1947. Le 21 janvier 2009, trois jours après la fin des hostilités dans la bande de Gaza, la saisine de la CPI par l’Autorité palestinienne, traduit les hésitations palestiniennes (celles-ci furent confirmées au cours de différents entretiens réalisés en juin 2022 par l’auteure avec des dirigeants de l’AP à Ramallah). Le risque est grand de voir certains dirigeants palestiniens – notamment du Hamas – être poursuivis, jugés et condamnés par les juges de La Haye. À ce titre, dans une déclaration officielle faite le 21 décembre 2019, le BdP ne cache pas sa volonté d’enquêter sur des allégations de crimes de guerre commis par des groupes armés palestiniens. Ces hésitations retardent le processus devant la CPI, Mahmoud Abbas ne pouvant engager la Palestine sur la voie judiciaire sans le soutien des principales forces politiques. Il en va de la crédibilité du processus judiciaire devant la société internationale. En effet, pour l’AP, il s’agit d’afficher l’unité palestinienne dans la dénonciation de violations du droit international par la partie adverse. Il s’agit également de démontrer que les Palestiniens dans leur ensemble respectent la légalité internationale, contrairement aux responsables politiques et militaires israéliens. Finalement, la décision commune de l’AP et du Hamas de saisir la CPI se fait au regard de contextes interne et externe défavorables aux Palestiniens : les forces politiques palestiniennes sont en perte de vitesse, à des degrés différents, sur le terrain, l’enlisement du conflit avec une intensification de la colonisation rend chaque jour plus difficile la mise en œuvre de la solution à deux États, les conditions de vie des Palestiniens se détériorent, la centralité de la cause palestinienne au Moyen-Orient n’est plus, etc. La balance bénéfice-risque penche en faveur d’une mobilisation du droit international pénal.

C’est pourquoi le 21 janvier 2009, Ali Khashan, ministre palestinien de la Justice, fait une déclaration de reconnaissance de la compétence de la CPI. Il appartient au Procureur de la Cour d’en déterminer la recevabilité. En réalité, l’enjeu est plus large : il s’agit de déterminer la qualité étatique ou non de la Palestine car seuls les États peuvent reconnaître la compétence de la Cour. En avril 2012, le Procureur alors en poste, Moreno Ocampo, ne donne pas suite à son examen préliminaire. D’après lui, si la qualité étatique du demandeur fait débat, il convient de suivre les recommandations de l’Assemblée générale des Nations Unies (AGNU). Or à ce moment-là, la Palestine ne bénéficie d’aucun statut étatique – celle-ci n’ayant alors que le statut « d’observateur » auprès de l’organe onusien (AGNU, résolution 43/160, 9 décembre 1988). Si la décision du Procureur est critiquée par l’AP et ses alliés, elle permet en réalité une avancée dans le déploiement de la stratégie palestinienne. En effet, le Procureur vient de reconnaître qu’il est possible de saisir le CPI. Pour cela, il suffit a minima de disposer de l’appui d’une instance internationale acquise à la cause palestinienne : l’AGNU.

À la suite d’une campagne menée conjointement par l’AP et ses alliés, l’AGNU octroie le 29 novembre 2012 à la Palestine le statut d’État non Membre observateur. Les conséquences juridiques sont importantes : l’AP peut adhérer à tous les traités et aux organisations internationales ayant pour dépositaire le Secrétaire général de l’ONU. Ce qui est le cas du Statut de Rome, traité international qui établit la CPI.

Le 1er avril 2015, la Palestine devient ainsi le 123e État Membre de la Cour pénale internationale et demande à la nouvelle Procureure, Fatou Bensouda, « d’enquêter sur les crimes passés, présents, et futurs relevant de la compétence de la CPI, commis dans toutes les parties du territoire de l’État de Palestine ». Au-delà des objectifs juridiques, les dirigeants palestiniens voient dans cette adhésion la possibilité de placer de nouveau la question palestinienne au cœur de l’agenda international et de faire oublier les divisions intra-palestiniennes. L’objectif est double : d’une part, faire reconnaître les crimes israéliens qui auraient été commis sur le territoire palestinien et, d’autre part, démontrer que la Palestine agit comme un État, car ce second objectif est un des quatre critères exigés par la Convention de Montevideo de 1933 pour qualifier juridiquement une entité d’État, avec ceux de population, de territoire et de gouvernement.

Le 20 décembre 2019, Fatou Bensouda annonce son intention d’ouvrir une enquête sur la situation en Palestine, car « tous les critères définis dans le Statut de Rome pour [son] ouverture étaient remplis », précisant qu’il existe « une base raisonnable de croire que des crimes de guerre ont été commis ou sont en train d’être commis en Cisjordanie, incluant Jérusalem-Est, et la bande de Gaza ». Trois situations sont visées : les crimes commis pendant les opérations militaires à Gaza depuis 2014, ceux durant la « marche du retour » entre 2018 et 2019 et les crimes liés à la politique coloniale israélienne. Afin de légitimer sa décision, la Procureure demande aux juges de la Chambre préliminaire I de confirmer la compétence territoriale de la Cour. Le 5 février 2021, les juges confirment que l’enquête doit se mener sur « l’intégralité du territoire palestinien, à savoir la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est, et la bande de Gaza ». L’enquête peut alors officiellement débuter.

Les limites du droit international dans la quête étatique palestinienne

Pour l’AP, les avancées devant la CPI sont importantes. Une organisation internationale à vocation universelle reconnait de fait la qualité étatique de la Palestine en permettant son adhésion. Pourtant depuis 2021, « la situation dans l’État de Palestine » (il s’agit de la terminologie utilisée lorsqu’une enquête est ouverte) à la CPI ne connaît aucune évolution. Tout au plus, le Procureur se contente d’annoncer en décembre 2022 sa volonté de « visiter » (c’est le terme employé par Khan dans son discours auprès de l’Assemblée des États parties de la Cour) la Palestine au cours de l’année 2023. L’invasion russe de l’Ukraine en février 2021 implique une nouvelle priorisation des dossiers par le Procureur. Le BdP bénéficie alors de moyens financiers et humains inédits octroyés par de nombreux pays pour enquêter sur des allégations de crimes de guerre. Karim Khan se rend régulièrement en Ukraine et entend prendre appui sur cette enquête pour démontrer l’utilité de la Cour dans la lutte contre l’impunité. Les enjeux politiques sont donc importants et incitent à cette priorisation du BdP. L’idée d’un ‘‘deux poids deux mesures’’ traverse alors l’appareil étatique palestinien, inquiet de voir l’enquête abandonnée (entretien réalisé par l’auteure avec des responsables au ministère palestinien des Affaires étrangères en mai et juin 2022).

Par ailleurs, l’enquête en Palestine s’annonce difficile : les autorités israéliennes refusent de collaborer avec le BdP, qui se verrait certainement empêcher l’accès au terrain palestinien. Sans cet accès, la récolte des preuves matérielles ne sera pas évidente. Les dirigeants palestiniens le savent. Mais, pour eux, il ne s’agit pas de voir des dirigeants israéliens être traduits à La Haye. Cela relève d’une chimère. Il s’agit davantage de mettre en avant les responsabilités individuelles à travers l’enquête et les éventuels mandats d’arrêt du BdP pour dénoncer l’impunité (Daoud, 2018, Dubuisson, 2021 et entretiens réalisés par l’auteure). Il s’agit du mandat de la Cour, tel que stipulé dans le préambule du Statut de Rome. La simple mise en accusation- à travers l’établissement de mandats d’arrêt – de dirigeants israéliens suffirait à renforcer le statut de victime du peuple palestinien et son droit à un État, comme réponse à cette injustice, l’établissement d’un État de Palestine signifiant la mise en œuvre du droit du peuple palestinien à s’autodéterminer et la fin de l’occupation militaire israélienne. Il appartiendra ensuite à l’AP de se saisir des conclusions du Procureur pour les porter devant d’autres organisations internationales et ainsi faire vivre sa stratégie globale de recours au multilatéralisme en vue d’une reconnaissance d’un État de Palestine par les organisations internationales, dont l’ONU (le statut d’État Membre étant l’un des objectifs finaux de la stratégie de l’AP).

Si les attentes de l’AP à l’égard de la CPI semblent démesurées, la juridiction ne pouvant à elle seule favoriser l’établissement de la paix entre les deux parties, elle peut contribuer à mettre en avant les violations répétées du droit international par les dirigeants israéliens et renforcer la légitimité de son action internationale. Le risque de nature pénale que fait peser cette enquête sur les dirigeants israéliens n’est pas négligeable. Ces derniers craignent davantage les répercussions de mises en accusation par le Procureur que les répercussions liées à des dossiers politiques en cours devant d’autres organisations, telles que les Nations Unies. Il est plus difficile de se défendre face à des accusations de crimes internationaux que face à des accusations politiques.

La stratégie palestinienne de recours à la CPI peut donc servir la quête de reconnaissance de la Palestine, car cette dernière agit et se comporte comme un État sur la scène internationale et est reconnue comme tel par certaines organisations internationales (l’AGNU le fait en 2012, suivie par la CPI en 2015). Cependant, pour que l’AP puisse faire valoir son argumentaire juridique quant à des allégations de violations de crimes internationaux par les dirigeants israéliens, il faut que l’enquête du Procureur puisse débuter afin de récolter les preuves et établir les responsabilités individuelles. Enfin, une telle stratégie internationale ne doit pas masquer la dégradation de la situation des Palestiniens sur le terrain, liée en partie à l’accélération de la colonisation et l’annexion israéliennes.

Bibliographie indicative

ALLAND Denis, 2012, « Quelques observations sur la notion de politique juridique de l’État. Retour sur la Politique juridique extérieure », in Annuaire français de relations internationales, Vol. XIII, pp.555-563.

DAOUD Sarah, 2018, L’adhésion de la Palestine à la Cour pénale internationale : une stratégie en vue de la reconnaissance, Paris, L’Harmattan, 158 p.

DUBUISSON François, 2021, « La décision de la Cour pénale internationale pour les crimes commis en Palestine, une étape décisive ? », in Orient XXI.

JEANGÈNE VILMER Jean-Baptiste, 2011, Pas de paix sans justice ? Le dilemme de la paix et de la justice en sortie de conflit armé, Paris, Les Presses de Sciences Po, 291 p.

MÉGRET Fréderic, 2012, « La Cour pénale internationale : objet politique », in FERNANDEZ Julian, PACREAU Xavier (dir.), Statut de Rome de la Cour pénale internationale, commentaire article par article, Paris, A.Pedone, 2 460 p.

REZAGUI Insaf, 2020, « La judiciarisation de la stratégie palestinienne de reconnaissance d’un État de Palestine : l’exemple de la Cour pénale internationale », in L’Observateur des Nations Unies, Volume 50., pp.113-135.

Entretiens réalisés par l’auteure lors d’un terrain palestinien et au cours de différents échanges avec des diplomates palestiniens en poste à Paris, à Ramallah et à Bruxelles.


Pour citer cet article : Insaf Rezagui, "La Cour pénale internationale, nouvelle alliée de la Palestine dans sa quête étatique ?", Les Carnets de l'Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient, https://ifpo.hypotheses.org/12169, le 7 avril 2023. [En  ligne sur hypotheses.org]

Insaf Rezagui est doctorante en droit international à l’Université Paris Cité. Elle est chercheuse associée au Centre Thucydide (Paris-Panthéon-Assas) et à l’Institut français du Proche-Orient (Jérusalem). Sa thèse porte sur le recours aux organisations internationales par l’Autorité palestinienne comme stratégie de reconnaissance d’un État de Palestine.

Insaf Rezagui

Doctorante en droit international à l'Université Paris Cité. Chercheuse associée à l'Institut français du Proche-Orient (Jérusalem). Chercheuse associée au Centre Thucydide (Paris-Panthéon-Assas).

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More Than a Squat.

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The al-Khatib Buildings in Khandaq al-Ghamiq

Aside from the social and the political conflict, the squat has its origin in land tenure, a history yet to be told. During my many field visits to Khandaq al-Ghamiq, I was always intrigued by the al-Khatib buildings, known to be a centre of squatting in the area (figure 01, and 02 for location). These buildings form a variegated mosaic of spatial decay: windowless facades contrasting with well-maintained ones, while precarious commercial activities occupy the dozen shops on the ground floor. The footprint and the density of the 1970s architecture stand out morphologically from their surroundings, mostly built before the 1960s. The building is nine stories high, offering a housing stock of about 64 flats (figure 01).

Figure 1-The al-Khatib buildings, photo taken from Chidiac Street, see figure 02. crédits : Rouba Wehbe (2018)

The wear and tear of time, urban violence or the multiple conflicts that happened in Beirut remain insufficient reasons to explain the current state of the al-Khatib buildings. My experience in the land and property ownership aspects of urban decay led me quickly to assume that a precarious land tenure situation lies behind these deteriorated façades and squatted floors. My first field observations did indeed confirm this hypothesis. Residents have various forms of tenure that are at odds with the blanket reputation of these buildings as a squatting centre. Formal owners and tenants live side by side with squatters. How can this complex tenure system within a single building be explained?

Squatting is “defined as inhabiting—or otherwise using—a dwelling [or property] without the consent of the owner” (Vasudevan, 2017, p. 22). In the context of Middle Eastern cities, studies on squatting tend to focus on irregular neighbourhoods where illegal occupation of land has enabled the construction of housing (Ababsa et al., 2012; Clerc, 2008). In this case, the squat is primarily land-based. This dynamic is different from that observed in regular neighbourhoods. In the latter, squatting occurs in old buildings, which comply with architectural standards and town planning rules and the property titles of which are legal. 

Urban studies have examined the mechanisms, actors and consequences of tenure regularization in irregular districts (Clerc, 2014; Denis, 2012; Lutzoni, 2016). However, processes of informalization or those falling in a formal–informal continuum (Acuto et al., 2019; Issar, 2020) in regular neighbourhoods are yet to be analysed. How can the variegated tenure system in the al-Khatib buildings explain the formal–informal continuum of land tenure, including squatting in a legal building fabric? And how does this continuum interact with the formal land market in a neighbourhood with high potential land rent such as Khandaq al-Ghamiq?

In response to these questions, I adopted a land history approach. My two main sources were the land register for this property and qualitative interviews conducted in 2019 and 2021. I carried out two in-depth interviews, the first with the Mukhtar whose office is on the ground floor, and the second with a local figure living nearby. I also met four of the building’s residents.

An Unresolved Legal History

The history of these buildings since their construction clarifies the how and why of the informal–formal continuum of land tenure. The buildings were constructed in 1973, just before the outbreak of the civil war in Lebanon, by the Syrian al-Khatib family, who left the country before completing the work. Their hasty departure impeded the legalization of the land titles for the buyers who had paid for their flats in advance. Faced with a fait accompli, the buyers moved in and put the finishing touches to their property, each according to their own capacity and taste. This explains the inconsistency of the materials and finishes of the façades. Moreover, Mr al-Khatib had not sold all the units, notably the ground floor ones dedicated to commercial activities. Thus, when the residents moved in, the parts of the buildings that were still under construction were abandoned.

The civil war broke out in 1975 and resulted in massive population movements. In this context, the practice of squatting increased throughout the city. The abandoned spaces of the al-Khatib buildings were then occupied and remained so until after the end of the civil war. In 1994, the National Fund for Displaced Population compensated the migrants, who gradually began to vacate the occupied buildings. A decade later, a short temporary second wave of collective squatting occurred during the 2006 war, when displaced persons from South Lebanon found refuge in the empty spaces of al-Khatib buildings.

At the end of the 2010s, and in response to the growing demand by workers, refugees and others for affordable housing in the neighbourhood, squatting reoccurred in these same parts of the buildings, but this time by one individual. The squatter, a local figure of urban violence, proceeds by forcing entry, breaking down a door or a wall, and then renting out the property or selling it on the informal housing market. Squatting in this case is described as commercial in the sense that it sets up a rental market. The squatter and his tenants/buyers thus constitute what can be described as the informal and illegal tenure of these buildings.

The second group in this tenure continuum is the owners. The al-Khatib family and their partners legally own all the land rights of these buildings. They are the de jure owners despite the multiple sales they made at the time of construction. The buyers, however, are de facto owners insofar as their land rights are still not legalized. Therefore, while their tenure is certainly illegal, nevertheless it remains formal due to the purchase procedure carried out. Legal tenure stands by the law, and formal tenure is a tenure normalized by market practices. Conversely, the de jure owners’ tenure is legal, but informal since it is subject to judicial reservations, as the scrutiny of the land register will show.

Figure 2- Khandaq el-Ghamiq location in administrative Beirut (a) Al-Khatib Buildings site in the neighbourhood; real-estate activity since 2014 (b). Crédits : Rouba Wehbe (2022)

Inertia: Mitigating Land Insecurity While Encouraging Squatting

On the land folio of the al-Khatib buildings, there are twelve prénotations (قيد احتياطي temporary annotations blocking titles) requiring the registration of the flats; eighteen lawsuits, four of which were closed in favour of the petitioners who are de facto owners; one protective seizure and one lien to the benefit of the Ministry of Finance because the owners do not pay their taxes. The chronology of these annotations is telling when compared to the mutations in the real estate market in the neighbourhood. Hence, I propose three periods for the analysis:

1973–1978 “legal pressure”

1978–2010 “tenure inertia”

2010–2018 “tenure tension.”

The first period is characterized by a hope among the new buyers of putting pressure on the de jure owners to complete the registration procedure. They proceeded only by prénotations, which is a classic way to block titles temporarily. However, these appeals were unsuccessful, as the de jure owners were unresponsive and completely uninterested in the property, or the country for that matter. The indifference of the de jure owners towards their property and the frozen land rights of the de facto owners effectively excluded the property from the formal land market. This defines and initiates a state of tenure inertia, a second phase lasting from 1978 to 2010. This long period favoured the emergence of a parallel economic system of tenure. During these years, tenure evolved according to the needs for housing in the neighbourhood and was shaped by informal mechanisms of housing production. Two activities describe the economic system in place. First, facing their exclusion from the formal real-estate market, some of the de facto owners sold or rented out their property through informal transactions. Second, squatting started in the buildings, creating an informal housing sub-market. The squatter, a kind of real-estate manager, rents out or sells the abandoned spaces, as single rooms or as flats, without any contractual document. Hence, the transaction is illegal and insecure for the tenants or the purchasers.

The tenure inertia phase concludes with the spike of real estate speculation in the district at the end of the 2000s. This marks the beginning of the third period, tenure tension, in which legal disputes between de facto and de jure owners escalate.

Indeed, between 2007 and 2014 a real estate consortium, constituted mainly of Zein, Alyah and Amlak, acquired almost the entire block between Fouad Chehab Avenue and Daoud Ammoun Street where the al-Khatib buildings are located (figure 02). In response to this pressure, thirteen out of the eighteen lawsuits noted on the folio were launched against the de jure owner. This clearly describes a change in the behaviour of the de facto owners who have seen their level of tenure insecurity increase with the real estate pressure.

The de jure owners, driven by the potential ground rent of their property, also changed their behaviour during this period. In 2014, after the death of one of the de jure owners, these latter proceeded to register a lien to secure their land rights. Thus, the de jure owners are now motivated to remain present on the formal land market, especially with the rising speculation. This contradicts the discourse of the neighbourhood inhabitants and those profiting from the squatting activities, still describing the property as a case of land abandonment.

In conclusion, the mechanisms of squatting and dilapidation of the al-Khatib buildings are rooted in its land history. The insecurity of tenure of the de facto owners caused by the passivity of the de jure owners with regard to their property has translated into a situation of general tenure inertia, excluding the property from the formal land market. As a result, an informal economic tenure system has developed over the years. Commercial squatting in this legally constructed building is only possible as a consequence of the existing tenure inertia. Nevertheless, this inertia had mitigated the insecurity of tenure for the de facto owners until the beginning of a heightened real estate pressure in the neighbourhood at the end of the 2000s. Thus, the resulting increase in land disputes is a way for the de facto owners to secure their land rights against any sale by the de jure owners. Conversely, this could also be viewed as an attempt to prolong the state of inertia. As long as disputes accumulate, the property remains unsaleable and the rights of the de facto owners are controlled and maintained, albeit in a state of insecurity. The relationship between tenure inertia and tenure insecurity on the formal market is dialectical, constantly redefining the boundaries between the formal market and the informal housing sub-market in the central districts of Beirut. It thus constitutes one of the mechanisms of tenure informalization in a legally built fabric. 

References

Ababsa, M., Dupert, B. & Denis, E. (eds.) (2012). Popular Housing and Urban Land Tenure in the Middle East. The American University in Cairo.

Acuto, M., Dinard i, C. & Marx, C. (2019). Transcending (in) formal urbanism. Urban Studies, 56(3), 475–487. https://doi.org/10.1177/0042098018810602

Clerc, V. (2008). Les quartiers irréguliers de Beyrouth : Une histoire des enjeux fonciers et urbanistiques dans la banlieue sud. Institut français du Proche-Orient. http://sciencespo.summon.serialssolutions.com/2.0.0/link/0/eLvHCXMwY2AwNtIz0EUrEwyTjVJTLVPM

Clerc, V. (2014). Reconquérir ou reconfigurer les marges de la ville ? La concurrence des politiques de résorption des quartiers informels à Damas. In N. Semmoud, P. Gervais-Lambony, O. Legros et F. Troin, Marges urbaines et néolibéralisme en Méditerranée (p. 167-188), Presses universitaires François-Rabelais.

Denis, E. (2012). The Commodification of the Ashwaiyyat: Urban Land, Housing Market Unification, and De Soto’s Interventions in Egypt. In M. Ababsa, B. Dupret, and E. Dennis (eds.), Popular Housing and Urban Land Tenure in the Middle East: Case Studies from Egypt, Syria, Jordan, Lebanon, and Turkey (p. 227-258). American University in Cairo Press. https://doi.org/10.5743/cairo/9789774165405.003.0010

Issar, S. (2020). Conceptualizing the connections of formal and informal housing markets in low- and middle-income countries. Housing Studies, 1–20. https://doi.org/10.1080/02673037.2020.1831444

Lutzoni, L. (2016). In-formalized urban space design. Rethinking the relationship between formal and informal. City, Territory and Architecture, 3(1). https://doi.org/10.1186/s40410-016-0046-9

Vasudevan, A. (2017). The autonomous city: A history of urban squatting. Verso.


Pour citer cet article : Rouba Wehbe, "More Than a Squat.", Les Carnets de l'Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient, https://ifpo.hypotheses.org/12235, le 15 mai 2023. [En  ligne sur hypotheses.org]

Rouba Wehbe is a PhD candidate at Sciences PO Paris, CERI and a research fellow at IFPO. Adopting an urban political economy approach, she examines housing sub-markets triggered by tenure inertia and tenure insecurity in the legal urban fabric of certain Lebanese cities. Her previous research has addressed urban violence, urban stigmatization and its correlation to the housing sector and public space in marginalized neighborhoods.

Ce projet de thèse est financé par le partenariat IFPO-AFD: ” Villes et crises Les modes d’habiter et d’accès aux services essentiels des populations vulnérables et réfugiées dans les villes au Liban et en Jordanie

Rouba Wehbe

Rouba Wehbe is a PhD candidate at Sciences PO Paris, CERI and a research fellow at IFPO. Adopting an urban political economy approach, she examines housing sub-markets triggered by tenure inertia and tenure insecurity in the legal urban fabric of certain Lebanese cities. Her previous research has addressed urban violence, urban stigmatization and its correlation to the housing sector and public space in marginalized neighborhoods.

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Pratiquer la montagne dans un espace frontalier : le mont Halgurd dans la Région du Kurdistan d’Irak

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Ce billet propose une réflexion sur les pratiques récréatives et touristiques dans un espace frontalier montagneux dans la Région du Kurdistan d’Irak (RKI), à partir du cas de l’ascension de son plus haut sommet, le mont Halgurd (3607m). Il s’appuie sur des données empiriques récoltées lors d’entretiens exploratoires conduits en juin 2022 à Erbil, Soran et Choman avec le soutien de l’Institut français du Proche-Orient. Cette recherche en Géographie s’inscrit plus largement dans une thèse en cours, qui s’intéresse à la mise en tourisme de trois sommets situés dans des espaces frontaliers au Moyen-Orient : le mont Halgurd, le mont Hermon (Liban, Israël, Syrie) et le mont Ararat (Turquie). Cette thèse propose d’analyser les pratiques spatiales des acteurs de cette mise en tourisme, à la fois les autorités étatiques et les populations frontalières montagneuses. La ressource touristique ferait l’objet de négociation entre les acteurs et serait révélatrice des différents niveaux de territorialités de ces espaces frontaliers. En outre, un stage de recherche effectué en 2020 à l’Institut Français d’Études Anatoliennes a donné lieu à la co-écriture d’un premier billet sur le mont Ararat et son espace frontalier.

Fig.1 : Le mont Halgurd en premier plan et le Cheekha Dar en second plan à droite, Galan photography.

A l’origine de ce projet de thèse se trouve une aventure sportive consistant en l’ascension de 14 sommets transfrontaliers par le biais du ski de randonnée, de l’alpinisme et de la randonnée, en itinérance entre la France et le Pakistan. Point de convergence entre un intérêt scientifique pour l’objet-frontière et une passion pour les sports de montagne, le projet « the cross-border mountain trip » a été réalisé en binôme en 2020-2021. Parmi les sommets gravis, le mont Halgurd situé à proximité de la frontière iranienne. Au cœur des monts Zagros, chaîne transfrontalière entre l’Irak et l’Iran, le Halgurd se trouve à environ 150 kilomètres au nord-est d’Erbil, dans le gouvernorat éponyme contrôlé par le Parti démocratique du Kurdistan (PDK). La ville de Choman revêt un point d’ancrage privilégié pour l’enquête de terrain, concentrant l’ensemble des flux à destination du mont Halgurd. En effet, elle se trouve à 5 kilomètres du village de Nawanda, départ des voies d’accès principales pour le sommet. L’axe routier d’Hamilton mène également au poste frontalier de Tamarchin/Haji Omaran, point de passage vers l’Iran (fig. 2).

Après un premier séjour touristique en janvier 2021 à Choman qui m’a permis de développer des contacts avec des acteurs du tourisme, je suis retournée dans la région en juin 2022, cette fois-ci en tant que doctorante. Des entretiens libres ont alors été réalisés en anglais et en kurde à l’aide d’un interprète. Il s’agissait dans ce premier terrain d’identifier les acteurs clés et les grandes dynamiques du développement du tourisme autour du mont Halgurd.

Fig. 2 : L’espace frontalier du mont Halgurd, mars 2023, Marie Poulain.

La recherche d’interlocuteurs clés, afin d’obtenir les autorisations de skier le mont Halgurd en janvier 2021, nous a amenés à déceler un intérêt scientifique inattendu. Alors que notre intérêt se concentrait sur la contrebande à travers les montagnes, le trafic transfrontalier étant pléthore le long de la frontière irako-iranienne, ce ne sont ni les passeurs (Moradi et al., 2022) ni les flux illégaux (Roussel, 2013) qui nous ont interpelés aux abords de la montagne, mais un autre type d’acteurs et de mobilités : les entrepreneurs touristiques dans un espace frontalier montagneux. Le fleurissement de groupes Facebook, de fédérations de randonnée et d’agences de tourisme dédiés à l’ascension du Halgurd ainsi que la présence d’infrastructures d’accueil (hébergements, espaces de pique-nique) témoignent des dynamiques liées à la pratique de la montagne. Le mont Halgurd est le point culminant de la RKI et d’Irak. Cet attribut le dissocie alors des montagnes voisines, l’élevant au rang de « géosymbole » (Bonnemaison, 1981) et en fait une attraction touristique fréquentée par les pratiquants de sports de montagne de la RKI et de l’Irak ainsi que plus marginalement par les touristes étrangers.

Les pratiques récréatives autour du plus haut sommet d’Irak nous amènent à nous interroger sur le fonctionnement de cet espace frontalier. En effet, les mobilités autour du mont Halgurd sont restreintes par sa localisation dans un espace frontalier aux prises avec des territorialités multiples. Cela n’empêche pas pour autant la planification de la mise en tourisme de l’Halgurd, orchestrée par les autorités du Gouvernement Régional du Kurdistan (GRK), le tourisme opérant ici comme une ressource.

Des pratiques récréatives en montagne contraintes par les enjeux géopolitiques de l’espace frontalier

Les mobilités des pratiquants d’activités récréatives autour du Halgurd dépendent des politiques et des blocages au sein de cet espace frontalier. Le mont Halgurd se situe dans une zone frontalière disputée par différents régimes de souveraineté (Agnew, 2005), à la fois par la présence d’acteurs étatiques comme l’Iran et d’acteurs infra-étatiques à l’instar du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) qui lutte contre l’État turc et le Parti démocratique du Kurdistan d’Iran (PDKI) contre l’État iranien. Ce morcellement de la zone amène à relativiser la capacité des autorités du GRK à contrôler de facto leur espace frontalier.

La proximité de l’Iran aux abords du sommet du mont Halgurd complexifie l’accès au mont Halgurd. En premier lieu, l’ascension est soumise à un régime d’ouverture et de fermeture auquel ses excursionnistes doivent obtempérer en demandant un permis. Depuis 2020, un check-point au-dessus du village de Nawanda (fig. 2) est tenu par des peshmergas (les Forces armées du Kurdistan irakien) qui vérifient le laissez-passer. Dans un deuxième temps, les voies d’ascension sont obstruées par la présence de mines antipersonnel datant de la guerre Iran-Irak (1980-1988). Bien qu’elles soient signalées par l’intermédiaire de panneaux d’avertissement en saison estivale, la présence de ces mines permet aux autorités qui craignent les accidents de justifier ce régime d’accès. Enfin, au sommet du Halgurd, la proximité avec la frontière iranienne complexifie les possibilités de secours en montagne. En cas d’accident, les victimes doivent descendre à pied en contrebas du sommet, l’hélicoptère ne pouvant pas s’approcher du sommet, au risque d’être abattu par les autorités iraniennes (entretien avec le directeur de l’agence de tourisme VIKurdistan, juin 2022).

Outre le mont Halgurd, la délimitation de la frontière irako-iranienne est disputée par les autorités iraniennes, aboutissant à une appropriation matérielle de la frontière par les pasdarans qui contraint les pratiques récréatives. En ce sens, bien que présenté comme le plus haut sommet irakien, le mont Halgurd (3607m) est de fait devancé par le Cheekha Dar (3611m) (fig. 2). Montagne transfrontalière avec l’Iran, son accès à partir de la RKI est déclaré impossible en raison de la présence d’un poste d’observation contrôlé par les pasdarans en son sommet. L’ascension hivernale demeure l’unique moyen d’accéder au sommet, les pasdarans descendant à ce moment-là dans la vallée (discussion informelle avec le président d’un club de montagne, janvier 2021). Les pratiquants de sports de montagne dérogent alors aux restrictions normalement imposées en été et subvertissent les limitations de la frontière.

Un autre type de régime de souveraineté relevant de luttes partisanes vient complexifier l’accès au Halgurd. Le massif des monts Qandil, situé plus au sud du mont (fig. 2), est le théâtre des affrontements entre le PKK et les autorités turques et demeure, dans les faits, régulièrement la cible de bombardements aériens par l’aviation turque. De plus, le PDKI est présent dans l’espace frontalier du mont Halgurd et les autorités iraniennes conduisent des frappes aériennes à leur encontre. Le régime d’ouverture et de fermeture permet alors aux autorités du GRK de suspendre temporairement la délivrance de permis pour le mont Halgurd.

La mise en tourisme du Halgurd, une ressource pour les autorités du GRK 

Ce régime restrictif d’accessibilité au mont Halgurd n’empêche pas pour autant le déploiement de pratiques récréatives dans cet espace. L’essor d’agences touristiques ou bien la structuration en 2022 d’un itinéraire de randonnée « Zagros Mountain Trail » qui s’achève au pied du point culminant en témoignent. Dans la mesure où penser le tourisme permet souvent de penser le politique (Chapuis & Boukris, 2016), la mise en tourisme par le GRK doit être questionnée. En tant que « géosymbole », l’aménagement touristique du Halgurd constitue une ressource pour les autorités du GRK qui s’accaparent le rôle d’entrepreneurs touristiques dans l’espace du mont Halgurd.

Dans cette perspective, le projet de parc national Halgurd-Sakran est d’abord une initiative locale qui est aujourd’hui aux mains des autorités du GRK. Initié à partir de 2010 par l’ancien maire de Choman, le parc devait s’étendre jusqu’aux abords de la frontière iranienne sur les massifs de l’Halgurd et du Sakran en incluant les sommets du Halgurd et du Cheekka Dar ainsi que de nombreux points d’intérêts touristiques comme des lacs et cascades (fig. 2). Visant principalement à la protection de la biodiversité et la mise en place d’une offre écotouristique, le projet initial est finalement avorté en 2017 au moment du décès du maire. D’autres raisons d’ordre politique expliquent l’échec du parc, notamment la guerre contre Daesh en 2014 ou encore la reprise des hostilités entre le PKK et la Turquie en 2015, ces deux acteurs conduisant à la fragmentation de la souveraineté du GRK dans son espace frontalier (entretien avec l’ancien manager du Parc, juin 2022 ; Thevenin, 2021). En juin dernier, des entretiens conduits avec le bureau provincial du ministère des Municipalités et du Tourisme du GRK situé à Soran m’ont permis d’apprendre la réactivation du projet de parc sous leur égide. Les modalités initiales ont été totalement transformées, le projet de réserve naturelle s’apparentant aujourd’hui à un complexe touristique. Ainsi, le plan directeur du Halgurd prévoit des aménagements conséquents sur une vaste zone de plus de 700 000 m2 au-dessus du village de Nawenda (fig. 2), avec la construction entre autres d’un complexe hôtelier, de restaurants et d’un téléphérique. La mise en tourisme du Halgurd est alors une ressource économique potentielle pour les autorités. Mais surtout, face à l’imbrication d’enjeux géopolitiques et la fragmentation du contrôle de l’espace frontalier par différents régimes de souveraineté, elle représente une ressource politique pour les autorités. En effet, le tourisme est potentiellement un levier pour les autorités afin d’affirmer leur souveraineté dans leurs bordures territoriales (Bernard et al., 2017). Nous pouvons cependant questionner l’utilisation effective de cette ressource par le GRK, en nous demandant si celle-ci se traduira par un contrôle de jure du territoire ou ne relèvera pas seulement du registre allocutif ?

Bibliographie

Agnew J., (2005). Sovereignty Regimes: Territoriality and State Authority in Contemporary World Politics—Annals of the Association of American Geographers—Wiley Online Library. (s. d.)., à l’adresse https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/j.1467-8306.2005.00468.x

Ballif F., Rosière S., (2009), « Le défi des « teichopolitiques » : Analyser la fermeture contemporaine des territoires », L’Espace géographique, vol. 38, no. 3, pp. 193-206.

Bernard N., Duhamel P., Blondy C., (2017), Tourisme et périphéries : la centralité des lieux en question, Presses Universitaires de Rennes, 326p.

Bonnemaison J., (1981), « Voyage autour du territoire », L’Espace géographique, vol.10, pp.249-262.

Boukhris L., Chapuis A., (2016), « Circulations, espace et pouvoir – Penser le tourisme pour penser le politique », L’espace politique, n°28, 2016-1.

Moradi, S., Morse, A. C., Murphy, A. B., Pakru, D., & H., S. (2022). “Geographies of precarity and violence in the Kurdish kolberi underground economy”. Political Geography, 95, 102562. https://doi.org/10.1016/j.polgeo.2021.102562

Roussel, C. (2013). « Circulations à la frontière entre Kurdes d’Irak et Kurdes d’Iran ». EchoGéo, 25, Art. 25. https://doi.org/10.4000/echogeo.13550

Thevenin, M. (2021). De terrifiants terroirs. Mode de sécurisation chez les éleveurs mobiles du Kurdistan irakien. Le cas des éleveurs d’identité tribale Mantek. [Thèse de doctorat non publiée]. Université de Paris.


Pour citer cet article : Marie POULAIN, "Pratiquer la montagne dans un espace frontalier : le mont Halgurd dans la Région du Kurdistan d’Irak", Les Carnets de l'Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient, https://ifpo.hypotheses.org/12389, le 13 septembre 2023. [En  ligne sur hypotheses.org]

Marie Poulain est doctorante en Géographie et assistante de recherche à l’Université de Genève. Diplômée d’un double master en Relations Internationales sur le Moyen-Orient et d’un master en Géographie de la Montagne, ses travaux portent sur le développement des pratiques récréatives et la mise en tourisme comme ressources dans les espaces frontaliers montagneux au Moyen-Orient.

La foire internationale de Tripoli : Patrimonialisation d’un projet architectural en danger

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Conçue dans les années 1960 par l’architecte brésilien Oscar Niemeyer, la Foire internationale de Tripoli a été inscrite le 25 janvier 2023 simultanément sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO et sur la liste du patrimoine mondial en péril. Le Comité du patrimoine mondial réuni en session extraordinaire a traité en urgence la proposition d’inscription du site en raison de ses conditions de conservation alarmantes. La plupart des bâtiments de la Foire de Tripoli composant l’ensemble architectural sont en effet confrontés à des risques d’effondrement dus à une corrosion de l’acier et au vieillissement du béton. Cette décision doit permettre d’ouvrir l’accès à une assistance technique et financière renforcée afin de préserver ce site dont la valeur universelle exceptionnelle a été reconnue par l’UNESCO. Pour figurer sur la liste du patrimoine mondial de l’agence onusienne, les sites soumis à qualification doivent remplir a minima l’un des dix critères de reconnaissance détaillés dans les Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial (UNESCO). Concernant la Foire internationale de Tripoli aussi appelée Foire Rachid Karamé en mémoire de l’ancien président du Conseil de la République libanaise, originaire de la ville, assassiné en 1987, sa valeur universelle a été établie par le Comité de l’UNESCO car cet ensemble architectural destiné à promouvoir le patrimoine de multiples États invités à résider au sein d’un bâtiment commun, témoigne d’une volonté d’échange d’influences culturelles.

Bien que la Foire internationale de Tripoli constitue un site architectural monumental, bâti au cours des années 1960 sur une surface s’étendant sur près de 756 000 mètres carrés au cœur de la ville de Tripoli, l’œuvre de Niemeyer reste largement méconnue des Libanais et du reste du monde. Au cours des six dernières décennies, la Foire n’a jamais rempli la fonction pour laquelle elle avait été initialement conçue mis à part pour quelques manifestations épisodiques modestes. Les évolutions des usages de ce site interrogent : comment expliquer le délaissement de ce projet monumental, destiné à faire rayonner le Liban et renforcer l’unité territoriale du pays ? Comment comprendre le surgissement d’intérêt en 2023 pour la Foire internationale de Tripoli et sa nomination sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO en péril ? Ces deux interrogations renvoient à deux registres de littérature : sur Tripoli, ville délaissée, et sur la patrimonialisation.

Ce travail de recherche mené au Liban dans le cadre d’un stage de deux mois au sein du Département des études contemporaines de l’Ifpo s’appuie sur la tenue d’entretiens avec des architectes et spécialistes de la préservation du patrimoine libanais ainsi que sur l’analyse de documents d’archives et la lecture de travaux de recherche. Plusieurs observations de l’état du site de la Foire de Tripoli ont également été réalisées au cours des mois de mai et juin 2023.

 

Plan de la ville de Tripoli, carte générée par Datawrapper.

L’ensemble architectural d’inspiration moderniste occupe une zone elliptique située à l’ouest du centre de la vieille ville de Tripoli et au sud-est de la commune portuaire, El-Mina. La principale construction caractéristique de la Foire est un immense espace d’exposition courbe, complété par une série de bâtiments : théâtres, restaurants, salles de concert… Les différentes installations, dont l’esthétique se situe dans la continuité des œuvres modernistes réalisées par Niemeyer en France ou au Brésil, sont reliées par des bassins et des espaces verts. Le lieu n’a jamais été ouvert de façon permanente au public et encore aujourd’hui, les habitants ne sont pas autorisés à y pénétrer. Le dépérissement du site, son inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO en péril ainsi que sa méconnaissance par une grande partie des Libanais, nécessitent de s’interroger sur les ambitions qui ont guidé ce projet.

Photographie des gradins du théâtre en plein air de la Foire internationale de Tripoli. Crédits : Lucie Mielle

Unifier le territoire libanais dans un contexte de libéralisation économique : l’intégration territoriale de Tripoli dans l’espace national

La conception du projet de création d’une Foire internationale à Tripoli s’inscrit dans un contexte de libéralisation rapide de l’économie libanaise au cours des années 1950. Le vote de la loi sur le secret bancaire en 1956 contribue largement à attirer les capitaux locaux et étrangers et à faire du Liban et plus particulièrement de Beyrouth une plateforme financière majeure du Moyen-Orient. Alors que le pays vient de traverser une période de troubles politico-confessionnels en 1958, le général Fouad Chéhab (1902-1973), élu à la tête de l’État, envisage une politique globale de développement du Liban sur les plans économique, social et culturel. Il souhaite accompagner le renforcement de l’unité de l’État de la mise en place d’une politique de développement. C’est dans cette optique qu’en 1960, le président libanais invite le Père catholique socialiste Joseph-Louis Lebret (1897-1966), directeur de l’Institut de recherche et de formation en vue du développement (IRFED), à élaborer une stratégie visant à améliorer durablement les conditions de vie au Liban. Le Père Lebret est alors reconnu pour son expertise et ses travaux entrepris dans les années d’après-guerre sur la situation des familles ouvrières en France et la mise en œuvre de projets de développement au Brésil, au Vietnam et au Sénégal notamment (Delprat, 1982). Les résultats de la mission IRFED au Liban révèlent le caractère abyssal des inégalités sociales et territoriales entre la capitale marchande du pays, Beyrouth, et les zones périphériques tenues à l’écart du développement capitaliste libanais. Pour répondre à cette situation, le Père Lebret propose un plan d’action fondé sur la planification économique et la décentralisation.

La construction d’une Foire internationale à Tripoli, deuxième plus grande ville du Liban, située à 85 km au nord de la capitale, constitue un élément clef de cette nouvelle politique. Tripoli, ancienne cité portuaire, pâtit, depuis son rattachement en 1920 à un ensemble politique dominé par Beyrouth, des effets d’attraction de la ville centrale. Elle souffre d’un manque d’infrastructures et concentre les taux de pauvreté les plus élevés du Liban. Le déclin relatif de la croissance des activités économiques de Tripoli s’observe dès la fin du XIXe siècle conjointement à l’accélération de sa croissance démographique. Entre 1932, date du dernier recensement officiel effectué au Liban pendant le mandat français et 1995, la population de la ville de Tripoli est passée de 54 876 à sans doute plus de 500 000 habitants.

En choisissant Tripoli comme ville d’accueil du projet monumental, Fouad Chéhab souhaite renforcer l’intégration de la ville dans l’ensemble national libanais, alors que la construction de l’État-nation reste encore à réaliser. De nombreux Tripolitains entretiennent alors une certaine défiance vis-à-vis de l’État central. En effet, une majorité d’entre eux s’étaient opposés à l’établissement du mandat français en 1920 et avaient refusé le rattachement de la ville au Liban, revendiquant une appartenance à la Syrie. En effet, la ville incarne historiquement le débouché naturel de la plaine de l’Oronte jusqu’au moment de la coupure entre Liban et Syrie suite à la signature des accords Sykes-Picot. Le caractère relativement homogène de la structure communautaire de Tripoli, très majoritairement sunnite, participe d’un sentiment d’identification fort de l’individu à son quartier et à sa ville. La ville incarne alors, dans sa représentation mythique, l’idéal type de la ville arabe orientale (Seurat, 1985). La construction d’une Foire internationale à Tripoli répond alors à la volonté d’inscrire l’État libanais dans le tissu urbain de la ville.

D’un projet architectural moderniste de revitalisation au délaissement : la patrimonialisation de la Foire internationale de Tripoli

En 1962, l’architecte brésilien Oscar Niemeyer est chargé par le gouvernement libanais de concevoir un ensemble architectural destiné à abriter une foire internationale capable d’accueillir jusqu’à deux millions de visiteurs par an, pour un pays qui compte alors également, environ deux millions d’habitants. À l’instar des grandes foires qui ont marqué le paysage des capitales européennes à la fin du XIXe siècle, de grandes installations appelées « Foires internationales » sont bâties au cours des années 1950 dans les capitales des pays arabes nouvellement indépendants, comme la Foire internationale de Damas et la Foire internationale de Bagdad, respectivement construites en 1954 et 1955, afin de promouvoir au sein d’un espace d’exposition commun les savoir-faire des pays participants (Nahas, 2007).

Photographie du bâtiment architectural devant abriter les pavillons des États participants de la Foire internationale de Tripoli. Crédits : Lucie Mielle

À la recherche d’un architecte international de renom pour établir les plans d’un projet répondant aux ambitions architecturales modernisatrices de l’époque, le choix du gouvernement libanais se porte sur Oscar Niemeyer, en raison de ses réalisations et de son statut d’architecte parmi les plus célèbres de l’époque. La construction de la nouvelle capitale Brasilia achevée en quatre années suscite l’admiration de nombreux observateurs par son caractère novateur. En seulement un mois, Niemeyer conçoit la maquette du projet pour la ville de Tripoli. Par son échelle et son caractère inédit, elle se veut une œuvre majeure représentative de l’architecture moderne du XXe siècle au Moyen-Orient.

La préparation des documents de construction, ainsi que les procédures d’expropriation des vastes vergers d’orangers à la place desquels doit être bâtie la Foire, retardent le lancement du chantier. La construction confiée à des entreprises locales débute finalement en 1964. Initialement, le projet porté par Niemeyer devait être intégré dans un plan global de développement urbain avec la création d’un quartier d’habitation entre la vieille ville et le port (Al-Mina) de Tripoli. L’architecte brésilien souhaitait que l’emplacement du champ de foire soit proche de la mer afin de permettre le développement d’installations touristiques sur le littoral. Néanmoins, le gouvernement libanais imposa que la structure abritant la Foire soit orientée non plus vers la côte mais vers l’ancienne ville. Niemeyer proposa également que la Foire soit traversée par une autoroute internationale devant relier Beyrouth au nord de la Syrie. Là aussi, le gouvernement libanais émit une objection en indiquant vouloir que l’autoroute soit construite suivant une tangente à la Foire, isolant en conséquence le site architectural du reste de la ville (Tabet, 2012). Enfin, des murs en ciment furent édifiés autour de la Foire, sur demande des autorités, trahissant l’idée de transparence et d’ouverture recherchée par Niemeyer. Dès le début de la construction de la Foire, des contradictions sont ainsi perceptibles entre la volonté affichée d’ouverture du site vers la ville et ses habitants et les modifications greffées au projet initial qui en limitent l’accès.

Jusqu’en 1967 et le début de la guerre des Six jours, les efforts de construction progressent lentement au point que l’ouverture de la Foire est reportée deux fois. Les travaux de construction sont très avancés, lorsqu’ils sont soudainement interrompus en 1975 en raison du déclenchement de la guerre. Au cours de la guerre du Liban (1975-1990), l’armée syrienne utilise le dôme en béton de la Foire initialement destiné à abriter une salle de concert comme base militaire (Chahal, 2015, p. 152). L’utilisation par les soldats endommagent les structures du site qui connaît des incendies et des pillages, notamment à partir de 1982 et le début des affrontements dans la ville entre milices rivales. Des graffitis sur certaines façades intérieures ainsi que des images satellites attestent la présence de l’armée syrienne sur le site durant la guerre.

Photographie du dôme de la Foire internationale de Tripoli destiné à abriter un théâtre expérimental Crédits : Lucie Mielle

Ce n’est qu’à partir de 1993 que le gouvernement libanais reprend la construction de la Foire avec deux phases de construction au cours desquelles des façades en verre sont installées sur le bâtiment principal d’exposition sans que Niemeyer soit consulté. Plusieurs projets sont ensuite envisagés au cours des années 2000, parmi lesquels la création d’un parc d’attractions. Face à ces propositions, considérées comme portant atteinte à l’intégrité du projet imaginé par Niemeyer, des architectes et experts libanais se mobilisent pour sensibiliser sur la nécessité de protéger ce site dont l’ingéniosité technique est avérée. Depuis les années 2000, un travail de conscientisation sur la valeur architecturale du bâtiment émerge progressivement au sein de la communauté d’experts du patrimoine, alors même qu’aucun projet de restauration majeur n’est envisagé. En 2005, la Foire internationale de Tripoli est nommée sur la World Monument Watch List parmi les sites les plus importants du monde nécessitant une attention immédiate.

Comprendre l’évolution des usages du site implique de s’intéresser plus largement à l’environnement urbain de Tripoli et aux motivations derrière la démarche d’implantation d’un projet architectural moderniste au cœur de la ville. La Foire a été, dès l’origine, pensée comme un moyen pour redynamiser Tripoli et inscrire la ville dans le territoire libanais. Le projet de construction de la Foire internationale aurait pu stimuler la ville économiquement, la relier au pays et redéfinir sa relation à son environnement régional. Néanmoins, l’ensemble architectural destiné à faire rayonner le Liban n’est pas parvenu à produire la transformation sociale escomptée. En 2019, le Bureau régional de l’UNESCO à Beyrouth a lancé un projet financé par la Getty Foundation, qui soutient la préservation du patrimoine, afin de développer un plan de gestion et de conservation pour la Foire internationale de Tripoli, indispensable avant d’envisager entreprendre des réparations, restaurations ou initiatives de développement du site. À ce jour, l’élaboration de ce plan de conservation est toujours en cours. La pandémie de Covid ainsi que la crise économique majeure que traverse le Liban ont en effet ralenti la poursuite des études sur site.

Le délaissement de la Foire internationale ne peut se justifier uniquement par la suite d’événements malheureux qui ont entravé l’ouverture permanente du site. Au cours des six dernières décennies, la Foire de Tripoli et son inscription dans l’environnement urbain ont souffert d’un manque de vision politique. L’échelle importante de la foire qui occupe 1⁄6e de la surface de la ville (Nahas, 2007), constitue, peut-être, l’une des contraintes majeures contribuant à son délaissement. Tripoli que l’on surnommait affectueusement al-Fayhaa (« la parfumée »), en référence aux abondants vergers d’orangers qui nourrissaient ses habitants, s’est vue amputée d’un espace aujourd’hui interdit d’accès aux Tripolitains. Le projet architectural imaginé en moins d’un mois par Oscar Niemeyer n’a jamais fait l’objet d’une appropriation par les habitants de la ville (Dadour, 2012). La préservation du site apparaît comme un véritable défi dans le contexte actuel de crise économique que traverse le Liban. La nomination de la Foire sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO en péril doit permettre la définition d’un nouveau projet pour cet espace qui retrace d’une certaine manière l’histoire récente du Liban : des ambitions modernistes, la guerre et aujourd’hui, la paralysie.

Bibliographie

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DADOUR Stéphanie, 2012, « Une introduction », in Suspended Spaces. En ligne : http://www.suspendedspaces.net/entree/Presse_files/l%27Art%20Me%CC%82me-Suspended%20spaces.pdf

DELPRAT Raymond, 1982, « Louis-Joseph Lebret, la mission IRFED-Liban et le Général Chehab (1959-1964), Les amis du Père Lebret, Cahiers 4, Paris : Les amis du Père Lebret », Médiathèque de l’Institut français du Proche-Orient, Beyrouth.

DEWAILLY Bruno, 2001, « La municipalité de Tripoli : entre pouvoirs locaux et services de l’État », dans Les Cahiers du CERMOC, 24, p. 295-318. En ligne : https://shs.hal.science/halshs-00137621

EL-ACHKAR Élie, 1998, « Chapitre 3. Urbanisation et urbanisme », dans Réglementation et formes urbaines : Le cas de Beyrouth, Les Cahiers du CERMOC, 20, Beyrouth : Presses de l’Ifpo. En ligne : http://books.openedition.org/ifpo/4324

GULICK John, 1983, « Tripoli: a modern Arab city », Cambridge : Harvard University Press, 264 p.

MALSAGNE Stéphane, 2011, « Fouad Chéhab 1902-1973 : Une figure oubliée de l’histoire libanaise », Paris : Éditions Karthala et Ifpo.

NAHAS Charbel, 2007, « La Foire internationale et Tripoli, quel avenir ? » (reprise d’une conférence à la Fondation Safadi, à Tripoli, le 15 décembre 2007, à l’occasion du centenaire d’Oscar Niemeyer). En ligne : https://charbelnahas.org/textes/Amenagement_et_urbanisme/Maarad_Tripoli.pdf

SEURAT Michel, 1985, « Le quartier de Bâb Tebbâné à Tripoli (Liban) : étude d’une ‘asabiyya urbaine », dans Les Cahiers du CERMOC, Mouvements communautaires et espaces urbains au Machreq, Beyrouth. En ligne : https://books.openedition.org/ifpo/3415?lang=en

TABET, Jad, 2012, « Le projet d’Oscar Niemeyer », dans Suspended spaces#2une expérience collective, Paris, Editions BlackJack, p. 22‑27. En ligne : http://www.suspendedspaces.net/entree/Le_projet_dOscar_Niemeyer.html 

Entretiens réalisés par l’auteure lors d’un terrain au Liban et au cours d’échanges avec des spécialistes du patrimoine et des architectes en poste à Paris et au Liban au cours des mois de mai et juin 2023 : Maya Hmeidan, spécialiste de la gestion du patrimoine et consultante en patrimoine avec le Bureau régional de l’UNESCO à Beyrouth, et Élie Saad, architecte et enseignant à Sciences Po.

Élie Saad, le 26/05/2023 (Beyrouth)

Maya Hmeidan, le 12/06/2023 (Jounieh)

Image de mise en avant du billet : Photographie du pavillon libanais de la Foire internationale de Tripoli (prise en mai 2023), Crédits : Lucie Mielle


Pour citer cet article : Lucie Mielle, "La foire internationale de Tripoli : Patrimonialisation d’un projet architectural en danger", Les Carnets de l'Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient, https://ifpo.hypotheses.org/12431, le 21 novembre 2023. [En  ligne sur hypotheses.org]

Lucie Mielle est étudiante en Master à Sciences Po Strasbourg dans le parcours “Négociations et expertises internationales”. Dans ce cadre, elle a effectué un stage au sein du Département des études contemporaines de l’Ifpo de Beyrouth au cours des mois de mai et juin 2023.

L’Irak : le devenir d’un pays en pénurie d’eau

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Températures élevées, précipitations en baisse, violentes tempêtes de poussière – plus fréquentes en raison de la sécheresse -, désertification et assèchement des puits et des cours d’eau sont en train de transformer l’Irak en un pays où chaque habitant subit dans sa chair le changement climatique. Des milliers de personnes se sont retrouvées à l’hôpital, en mai 2022, avec des symptômes respiratoires sévères suite à des épisodes climatiques extrêmes. L’Irak, depuis 2020, subit sa plus sévère période de sécheresse en un siècle.

Depuis trois ans, l’Irak fait face à une crise de l’eau gravissime, mais les racines du problème sont anciennes, profondes. Certes, les répercussions du changement climatique (sécheresses) intensifient la crise de manière dramatique, mais la diminution des niveaux d’eau de surface est aussi liée à la dépendance accrue du pays envers ses voisins en amont des deux fleuves qui historiquement nourrissent le croissant fertile (Tigre et Euphrate). Enfin, la mauvaise gestion de l’eau de surface (pas de politiques d’économie d’eau, ni de retraitement des eaux usées) et du sous-sol (pompages excessifs) laissent entrevoir un avenir bien sombre.

Le Tigre à la frontière Turquie, Syrie, Irak, crédits : Cyril Roussel 2012

La raréfaction des ressources hydriques : un processus qui s’emballe

L’Irak, un pays particulièrement exposé au changement climatique 

Le rapport Global Environnement Outlook 6 (GEO 6) de 2019 du Programme environnemental des Nations Unies (PNUE) classe l’Irak au cinquième rang des pays les plus vulnérables aux effets du changement climatique, y compris pour les réductions potentielles des niveaux de précipitations. Les analyses s’accordent pour dire que les températures moyennes sont à la hausse sur la période 1981-2021 et que les précipitations ont tendance à diminuer globalement ; avec le changement climatique, l’intensité et la fréquence des périodes de sécheresse sont en augmentation, menaçant la sécurité alimentaire des populations. Une étude menée à l’université de Lulea en Suède indique qu’au cours du XXIe siècle les précipitations devraient diminuer en Irak de 15 à 20 %, avec des implications sur les eaux de surface (débit des fleuves) et les eaux souterraines.

Le déficit de précipitations -le plus élevé- est particulièrement important dans le nord de l’Irak, dans les gouvernorats d’Erbil, Duhok, Al-Sulaymaniyah et Ninewa (rapport REACH, 2022) : c’est pourtant là, dans les montagnes, que la recharge en eau de pluie se fait, bénéficiant ensuite à tout le reste du pays en aval, mais c’est aussi là que le blé pousse (près des 2/3 du blé du pays est produit dans la partie nord de l’Irak). À titre d’exemple, dans la province de Mossoul, la production de blé est en chute libre : les chiffres du ministère de l’agriculture indiquent que « les rendements locaux sont passés de 5 millions de tonnes métriques en 2020 à 3,37 millions en 2021. En 2022, ils avaient encore diminué de plus de la moitié, pour atteindre 1,34 million de tonnes métriques » ; « environ 90 % des plaines arables de la province ont été touchées par la désertification » (Hasan, 2022).

Mauvaises pratiques, surexploitation des réserves et faiblesse des pouvoirs publics 

Le ministère irakien des ressources en eau a averti en avril 2022, via un communiqué repris dans de nombreux médias (Sallon, 2022), que les réserves du pays, mesurées à partir du niveau des nappes souterraines, ont diminué de moitié entre 2020 et 2022 : mais est-ce uniquement en raison du manque de précipitations ?

En Irak, la pénurie d’eau est devenue gravissime : plusieurs rapports décrivent l’assèchement des marais dans le sud ; les débits de plus en plus en bas des fleuves et rivières – où se concentre la population – provoquent un stress hydrique important, qui pousse les agriculteurs à forer plus de puits et à assécher davantage des réserves souterraines déjà surexploitées. En plus des puits publics qui alimentent les quartiers des pôles urbains et des bourgs ruraux, certains agriculteurs tentent de financer la construction de puits privés alimentés par des pompes. Les forages, de plus en plus profonds, coûtent toujours plus chers. Si une partie d’entre eux ont fait l’objet d’une demande d’autorisation auprès des autorités administratives, une autre partie se fait en toute illégalité. Depuis 2020, les autorités publiques – tout en forant malgré tout de nouveaux puits (plus de 500 début 2022) – tentent de mieux contrôler les ressources : fermeture des puits illégaux et restriction de l’irrigation par inondation. Mais il n’est pas aisé de faire cesser les pratiques ancestrales, ni de remettre en cause un usage de l’eau qui repose généralement sur un équilibre souvent précaire des pouvoirs locaux.

Le manque d’eau n’est donc pas seulement dû au manque de précipitations. Des mesures pour limiter la consommation semblent avoir été envisagées (compteurs, tarification…), mais pour le moment, elles ne s’appliquent généralement pas, car l’État central est faible. Au niveau national, l’Irak n’encourage en aucune façon les technologies d’irrigation modernes. Un responsable de la direction régionale des ressources en eau à Mossoul a également blâmé le manque de systèmes d’irrigation adéquats dans le nord de l’Irak. « Seulement environ 10 % des agriculteurs de Ninive possèdent des arroseurs mécaniques, ou ont des terres [qui] sont suffisamment proches des eaux du Tigre [pour être irriguées] », explique-t-il (entretien décembre 2022). Les quelques systèmes d’irrigation qui existaient dans la région ont été détruits pendant l’occupation de la région par l’État islamique en 2014-2017.

Globalement, la préservation de la ressource en eau, tant en quantité qu’en qualité, n’est pas prise en compte. Partout en Irak, une mauvaise gestion de la ressource hydrique s’est généralisée. L’eau potable est utilisée, par exemple, sans discernement pour des usages non-domestiques. Plus encore, le traitement des eaux usées demeure peu pratiqué entrainant la contamination des cours d’eau avec des charges de pollution élevées progressant du Kurdistan jusqu’au gouvernorat de Bassorah, dans le sud de l’Irak, l’une des villes les plus polluées du pays. Avec la diminution des réserves d’eau, la détérioration de la qualité de l’eau réduit en outre les approvisionnements disponibles et nuit à la santé des populations. Dans un rapport, la Banque mondiale a prédit une baisse de 20 % de l’eau potable d’ici 2050 dans le pays.

Des tensions inévitables à l’avenir

Dépendance hydrique de l’Irak par rapport à la Turquie, l’Iran et la Syrie

En juin 2018, les comptes twitter s’affolent dans tout l’Irak. Les barrages nouvellement construits dans les deux pays voisins (Turquie/Iran) avaient alors réduit subitement le débit de l’eau du Tigre et de la rivière Zab inférieure : on pouvait voir des photos d’Irakiens traversant le Tigre à pied au centre de Bagdad.

Le Tigre et l’Euphrate sont les deux principaux fleuves sur lesquels, l’Irak – hier et aujourd’hui – a compté pour maintenir ses moyens de subsistance : les deux rivières jumelles pèsent pour près de 90 % des besoins en eau de surface du pays (Bazin, 2021). La dépendance est donc totale.

Les quantités d’eau de surface entrant dans le pays ont chuté au cours des dernières années. Les chiffres font l’objet d’une bataille médiatique, et il est difficile de s’y retrouver tant les annonces sont contradictoires : le Tigre serait concerné par une baisse de son débit annuel de 40 à 60 %. C’est le résultat de la construction d’installations de stockage d’eau en Turquie et en Iran, qui eux aussi font face aux précipitations irrégulières, et retiennent plus d’eau pour leurs besoins.

Ces tensions régionales autour du contrôle de l’eau sur les deux grands bassins versants de la Mésopotamie sont bien connues. La monté de stress hydrique en 2018 dans tout l’Irak était liée au remplissage du barrage turc d’Ilisu, dernier ouvrage réalisé sur le Tigre par la Turquie (mise en eau du réservoir à partir du 1er juin 2018). Mais, il s’agit de l’un des 22 barrages faisant partie du « Projet du sud-est de l’Anatolie », le fameux « GAP » (Güneydoğu Anadolu Projesi). On comprend bien dans ces conditions le sentiment de vulnérabilité de l’Irak, dernier pays avant la mer, qui se perçoit comme pouvant être totalement asséché, car tributaire de ses voisins situés en amont. À ce jour, il n’existe pas de traité international pour le bassin de l’Euphrate et du Tigre, ce qui expose l’Irak à des modifications unilatérales des débits d’eau par la Turquie et l’Iran.

Un risque de renforcement des tensions internes

La position géographique des États sur un même bassin versant est une donnée naturelle incontournable qui nécessite une entente. Mais cette configuration ne pourrait-elle pas se reproduire à l’échelle de l’Irak entre le nord (la région kurde d’Irak – RKI) et le reste du pays (l’Irak fédéral) ? Les tensions politiques internes entre les deux gouvernements (le central et le régional) sont déjà suffisamment vivaces, autour de l’exploitation des ressources pétrolières, du contrôle des territoires disputés ou du transfert du budget national par Bagdad à Erbil, pour s’inquiéter de possibles futures crispations sur la rétention d’eau par les autorités kurdes. En effet, l’aménagement de nouvelles installations par la RKI sur les rivières qui alimentent le Tigre viennent d’être annoncées. Le gouvernement régional du Kurdistan s’est engagé, dès l’été 2021, en pleine crise de l’eau, à construire plus de barrages pour remédier à la pénurie dans la région autonome, après l’assèchement d’une partie des puits dans la périphérie d’Erbil. Le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) a signé, en mars 2022, un protocole d’accord avec Power China pour réaliser quatre nouveaux barrages à Erbil, Sulaymaniyah et Duhok. Même s’il ne s’agit pas, d’après nos informations, de barrages avec de grandes capacités de retenue, nous ne pouvons que souligner le potentiel conflictuel de leur mise en œuvre pour les relations intra-irakiennes, dans un avenir proche.

La question de l’eau pourrait, par exemple, relancer les tensions à Kirkouk, ville sous contrôle de Bagdad depuis octobre 2017, après la reprise de la ville aux peshmergas kurdes par les forces chiites de la mobilisation populaire. Cette importante agglomération d’environ deux millions d’habitants est largement dépendante de l’approvisionnement en eau du barrage de Dukan situé dans la RKI, tant pour son eau potable que pour l’irrigation. Depuis quelques années, Kirkouk reçoit uniquement le minimum nécessaire pour la consommation des habitants ; l’irrigation n’est plus possible, avec comme résultats immédiats la mise en jachère de terres et la restriction des cultures sur de petites parcelles proches des puits artésiens.

Un processus qui conduit à l’exode interne et aux tensions sociales

Globalement, le manque d’eau a un impact sur la structure socio-économique de toute une frange de la population du pays. Comme dans toute société où l’économie et l’emploi reposent pour partie importante sur l’agriculture (le secteur agricole emploie près de 18 % de la population active irakienne en 2022, selon le bureau des statistiques), un effet direct de la sécheresse est la diminution de la production alimentaire due à la réduction des cultures et des rendements. La pénurie d’eau de 2021/2022 a amené le gouvernement à décider que seulement la moitié des terres irriguées disponibles pourront être utilisées en cultures d’hiver, ce qui soulève des préoccupations en matière de sécurité alimentaire et de moyens de subsistance. La réduction des niveaux de l’emploi et de revenus demeure un des effets indirects les plus immédiats, obligeant certaines familles à changer d’activité et de lieu de résidence. De plus, en raison de la réduction de la production alimentaire, les prix des aliments augmentent généralement rapidement, ce qui expose les ménages les plus pauvres à la précarité. Mécontentements populaires et migrations internes deviennent plus fréquents en Irak et cela se renforcera.

On ne connaît pas les chiffres exacts pour l’ensemble des personnes déplacées en raison des changements climatiques en Irak, parce que les données ne sont pas recueillies régulièrement dans tout le pays. Mais, certains rapports ciblent les régions les plus touchées. Ainsi, selon l’Organisation internationale pour la Migration (rapport de l’OIM de mars 2022), plus de 34 000 personnes, en 2022, sont déplacées à cause du changement climatique dans le centre et sud de l’Irak : cela inclut de nombreuses personnes de la province méridionale de Bassora, qui fait face à un manque d’eau potable depuis des décennies. Dans le sud, les districts de Thiqar, Missan et Bassora sont les plus touchées par l’exode. Dans un pays où près d’une personne sur cinq travaille dans l’agriculture, les pénuries d’eau ont détruit les moyens de subsistance et entraîné un exode rural vers les centres urbains surpeuplées de la région, aggravant les tensions sociales.

La pénurie d’eau augmente partout en Irak, même dans les provinces au nord de Ninive (Mossoul) et d’Erbil. Ici aussi, les conséquences sont quasi-immédiates. Entre juin et décembre de l’année 2021, au moins 303 familles – environ 1 800 personnes – de Ninive ont été forcées de quitter leur domicile en raison de la sécheresse, selon cette même agence. Les familles qui travaillaient à la récolte du blé dans le nord de l’Irak ont dû, pour certaines, quitter la terre pour s’exiler en ville (cas de travailleurs agricoles de Niniveh à Dohuk ou Erbil en 2022).

Le lien entre migration et changement climatique est, on l’a bien compris, bien plus complexe qu’un simple lien direct de cause à effet. Dans un État failli comme l’Irak, la crise environnementale n’est qu’un facteur aggravant, mais pas déclenchant. Une fois posé le diagnostic du drame qui se prépare, il sera essentiel de pouvoir poursuivre des recherches de terrain dans ce pays, central pour la stabilité du Moyen-Orient, pour comprendre comment la ressource en eau est en train de devenir un élément structurant des rapports de pouvoir, tant locaux que géopolitiques, qui se mettent en place dans l’actuelle phase de reconstruction du pays.

Bibliographie

Bazin M., 2021 : Tigre et Euphrate. Au carrefour des convoitises. CNRS Éditions, Paris, 256 p.

Daoudy M., 2005 : Le partage des eaux entre la Syrie, l’Irak et la Turquie. CNRS Éditions, Paris, 269 p.

Ekins P., Gupta J., Boileau P., 2019: Global Environnement Outlook – GEO 6. Healthy Planet, Healthy People. Cambridge University Press, 708 p. https://www.unep.org/fr/resources/lavenir-de-lenvironnement-mondial-geo6

Hasan S., 2022: « Climate change leaves Iraq’s creadbasket with less water, wheat, and farmers », The New Humanitarian, 6 September 2022. The New Humanitarian In Iraq, climate change and conflict wreak havoc for wheat farmers

International Organization for Migration (IOM), 2022: Migration, Environment and Climate Change in Iraq. Unami, Baghdad/Iraq, 29 p.

Rapports REACH sur 2021 et 2022 : https://reliefweb.int/updates?advanced-search=%28S3476%29&search=Iraq

Sallon H., 2022: « Iraq’s fertile valley is dying », Le Monde, August 21, 2022. https://www.lemonde.fr/en/environment/article/2022/08/21/iraq-s-fertile-valley-is-dying_5994283_114.html


Pour citer cet article : Cyril Roussel, "L’Irak : le devenir d’un pays en pénurie d’eau", Les Carnets de l'Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient, https://ifpo.hypotheses.org/12500, le 19 janvier 2024. [En  ligne sur hypotheses.org]

Cyril Roussel, géographe, chercheur CNRS, Laboratoire Migrations internationales, Espaces et Sociétés – MIGRINTER, Université de Poitiers. Il travaille, depuis 1997, sur le Moyen-Orient et en particulier sur les effets de limites et de discontinuités (frontières), ainsi que sur différents acteurs de la migration régionale dans une région devenue conflictuelle (déplacés, réfugiés, combattants, trafiquants). Il s’intéresse surtout aux reconfigurations socio-spatiales de territoires convoités, en situation de post-conflit, depuis l’effondrement des Etats irakiens et syriens.

Un an après, hommage à Habib Debs, architecte-urbaniste. L’analyste de la ville ordinaire au Liban

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Habib Debs en 2021 dans les escaliers Gholam (crédits : Mona Fawaz)

Le 10 février 2023 disparaissait Habib Debs, un architecte-urbanisme beyrouthin très engagé dans les combats pour la défense du patrimoine urbain, à Beyrouth et dans les villes et villages du Liban. Plusieurs articles de presse ou déclarations sur les réseaux sociaux ont analysé sa trajectoire professionnelle et ses engagements civiques et politiques (voir la compilation ci-dessous). L’Université américaine de Beyrouth et en particulier le Beirut Urban Lab ont également organisé une riche et émouvante cérémonie d’hommage, le 14 mars 2023. Il avait en effet beaucoup collaboré avec cette institution, comme enseignant mais aussi comme praticien engagé dans les reconstructions de Bint Jbeil et de Haret Hreik en 2006, et surtout de Gemmayzeh et Mar Mikhail après l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020. Il s’était énormément investi dans les chantiers de la coulée verte et de la place située au bas des escaliers Gholam, deux espaces de lien au sein de son quartier natal, où se dresse toujours son immeuble familial.

Un dialogue privilégié avec les chercheurs de l’Ifpo

Je souhaite ici rappeler une autre facette de son engagement dans la recherche urbaine au Liban, cette fois en lien avec l’Ifpo (alors CERMOC) et en particulier à l’observatoire urbain (alors observatoire de recherche sur Beyrouth et la reconstruction, ORBR). On y retrouve cette articulation étroite avec les politiques urbaines qui caractérise ses autres interventions. Habib Debs fut en effet un participant régulier aux séminaires animés par Eric Huybrechts. Il participa aussi, quelques années après, à plusieurs activités en lien avec la question patrimoniale au Liban que développa Caecilia Pieri, de 2011 à 2015, en tant que responsable de l’observatoire urbain, notamment autour de la préfiguration du programme de Beit Beirut, le musée implanté au sein de l’immeuble Barakat à Sodeco. Durant toutes ces années, Habib Debs fut un interlocuteur privilégié des jeunes chercheurs sur les questions urbaines au Liban, à qui il ouvrait volontiers sa porte pour répondre à des questions ou fournir de la documentation. Quelques-unes et quelques-uns ont pu d’ailleurs faire des stages dans son bureau d’étude, Urbi. À titre personnel, j’ai bénéficié de très nombreuses fois de son amicale hospitalité, et de celle de son épouse, Isabelle Peillen, et de leurs enfants, Maia et Sari. Nombre de mes travaux sont grandement redevables à ses remarques et commentaires. C’est donc avec une émotion particulière que j’écris ces lignes.

Les zones industrielles libanaises comme instruments paradoxaux de maintien de zones agricoles au Liban

À la fin des années 1990, Habib Debs avait participé à un projet de recherche sur l’agriculture urbaine au Liban, piloté par Joe Nasr, qui a débouché sur l’ouvrage dirigé par Joe Nasr et Martine Padilla,  Interfaces: agricultures et villes à l’Est et au Sud de la Méditerranée (Beyrouth : Delta/Ifpo) paru en 2004. Ce livre est l’une des rares publications de l’Ifpo qui malheureusement n’ont pas été numérisées. Le chapitre « Préservation par mégarde. L’agriculture des zones industrielles du littoral libanais qu’y a écrit Habib Debs reste ainsi méconnu, alors qu’il s’agit d’une contribution très originale et emblématique de sa méthode de lecture des villes libanaises. On y apprend beaucoup sur les mécanismes paradoxaux de l’urbanisation dans ce pays, dans des espaces périphériques à l’opposé des quartiers patrimoniaux auxquels on aurait tort de réduire son action et sa réflexion. Dans ce texte, Habib Debs contribuait à la réflexion sur les mécanismes de développement et de maintien de l’agriculture libanaise sur le littoral et à proximité des villes en analysant la situation paradoxale des zones industrielles qui restaient pour une bonne part des espaces dédiés à l’agriculture. Il mobilisait pour cela une étude réalisée pour le compte de IDAL (Investment Development Agency in Lebanon), une agence créée par le gouvernement en 1993 pour tenter d’encourager les investissements industriels dans le contexte de la reconstruction. Il s’agissait de la première étude confiée à l’agence Urbi que Habib Debs venait de créer, en 1994 (à son retour au Liban après plusieurs années d’exercice en France, notamment au sein de l’EPA Marne, la structure en charge de la ville nouvelle de Marne-la-Vallée).

Par un travail croisant analyse cartographique et photographique, relevés de terrain et entretiens avec des industriels et des propriétaires fonciers, il faisait le constat que la plupart de ces zones industrielles abritaient une part significative de terrains agricoles. Les mesures de zonage industriel prises par le gouvernement libanais à partir des années 1970 dans un objectif de rationalisation et d’encadrement de l’implantation des industries, notamment pour éviter les pollutions, n’avait pas eu les effets souhaités, car il restait possible de construire des établissements industriels hors de ces zones. Et à l’inverse, les propriétaires fonciers dans ces zones profitaient du classement pour hausser leur prix de vente, arguant de la densification rendue possible par l’augmentation des coefficients d’exploitation mais dissuadant de facto les projets industriels (pour lesquels les investisseurs privilégiaient un foncier peu onéreux). Cette situation paradoxale s’expliquait à la fois par le fait que beaucoup de zones industrielles avaient été créées sur des terrains en réalité peu propices, par exemple des pentes fortes, ou des espaces boisés, à la demande de propriétaires désireux d’augmenter la valeur de leurs terrains et disposant d’influence au sein de l’État pour faire valoir, au sens propre, leurs intérêts. De plus, la réglementation n’interdisait pas l’installation des industries hors des zones dédiées, par une autre négligence de l’État préférant ne pas s’opposer au lobby des intéressés. Dans sa conclusion prospective, Habib Debs mettait en lumière la poursuite des pratiques spéculatives dans ces secteurs et le développement non de l’industrie mais, dans quelques cas, d’établissements tertiaires à plus forte valeur ajoutée pouvant se permettre de payer le coût des charges foncières élevées générés par les hauts coefficients d’exploitation. Dans les zones moins demandées, il soulignait la possibilité paradoxale d’un maintien durable, sur le moyen terme, de l’agriculture urbaine ou périurbaine implantée dans ces zones. Un bénéfice inattendu mais somme toute bienvenu de la spéculation foncière et immobilière. Il resterait aujourd’hui, près de trente ans après cette étude, à analyser l’occupation des sols de ces secteurs. L’exemple de Beddaoui, au nord de Tripoli, montre la persistance de l’occupation agricole jusqu’à aujourd’hui.

La zone industrielle de Beddaoui en 2024 (source : Google map, 10/02/2024)

Une typologie des formes urbaines au Liban

Une deuxième étude d’Habib Debs, elle aussi largement oubliée, mérite également d’être extraite des archives. Généralisant l’analyse des zones industrielles évoquées ci-dessus, elle démontre aussi son intérêt pour les mécanismes de l’urbanisation ordinaire au Liban. Elle se distingue par son originalité méthodologique, croisant l’analyse cartographique et typo-morphologique des tissus urbains avec l’examen des effets de la réglementation urbanistique. Elle propose une démarche interprétative fournissant des clés de compréhension pour décrypter l’organisation spatiale de l’ensemble du territoire. Réalisée dans le cadre du Schéma directeur d’aménagement du territoire du Liban (SDATL) en 2002, elle n’est pas directement liée à l’Ifpo. Néanmoins, elle s’inscrit dans la continuité des échanges avec Eric Huybrechts, responsable de l’ORBR de 1996 à 2000, puis des travaux de l’Atlas des localités du Liban, lancé par ce dernier avec Ghaleb Faour, et que j’ai poursuivi avec lui. 

Dans ce travail, Habib Debs décompose les formes de l’espace urbain selon la méthode classique de la morphologie urbaine, qui distingue et typifie le réseau viaire, le parcellaire et le bâti. Cette méthode fut mise au point et diffusée en France dans les années 1970, notamment par Philippe Panerai et ses collègues dans les deux ouvrages bien connus : Analyse urbaine, et Formes urbaines, de l’îlot à la barre (republiés par les éditions Parenthèses en 1995 et 1997). Il est probable qu’Habib Debs y fut initié lors de sa formation au master AMUR de l’Ecole des ponts et chaussées. Ce travail le conduit à distinguer sept types urbains :

  • Les tissus constitués datant d’avant 1850, dont les médinas de Tripoli (sur laquelle il avait travaillé pour la Banque mondiale avec Jad Tabet et Mousbah Rajab, dans le cadre du programme Cultural Heritage and Urban Development, en 2001-2002) et de Saïda.
  • Les noyaux anciens des bourgs et villages ruraux.
  • Les tissus urbains denses constitués après 1920.
  • Les tissus à structure parcellaire planifiée avec un réseau de voirie curviligne et fermé en boucles (qui correspondent à des opérations de lotissements privées essentiellement réalisées dans les années 1960-70, quelques-unes plus récentes dans les années de reconstruction).
  • Les tissus à structure parcellaire planifiée en damier, correspondant essentiellement à des opérations publiques de remembrement, comme à Tripoli ou Jounieh.
  • Les tissus d’extension non planifiée (opérations immobilières au coup par coup ou dans des petits lotissements de parcelles agricoles non amalgamées).
  • Les tissus d’habitat informel.

Dessin du réseau viaire du lotissement de Mechref, au sud de Beyrouth, caractéristique d’un réseau continu fermé sur lui-même.

L’enjeu des extensions urbaines

La conclusion du texte envisageait les leviers possibles de régulation des extensions urbaines, en identifiant les logiques fondamentales d’action des acteurs publics et privés impliqués : « l’analyse de la formation de chaque type de tissu urbain et des mécanismes qui ont mené à sa constitution a montré que chacun de ces tissus était sous-tendu par un mode de production spécifique, propre à un certain type de rapport entre acteurs publics et privés, dont la capacité de financement et les stratégies d’intervention déterminent à la fois le choix de la procédure adoptée (Remembrement, Lotissement, Grand Ensemble, construction au coup par coup) et la forme urbaine qui en résulte (ville ouverte, grand lotissement fermé, tissu labyrinthique constitué d’isolats juxtaposés, etc.) ». Il n’est pas impossible qu’Habib Debs se soit approprié ce mode de raisonnement en suivant les cours de Pierre Riboulet au sein du master AMUR (voir l’ouvrage de ce dernier : Onze leçons sur la composition urbaine, paru en 1998 aux Presses de l’école nationale des Ponts et chaussées mais diffusé auparavant aux étudiants comme polycopié).

Sans revenir sur tous les enjeux mentionnés dans cette conclusion, soulignons l’originalité de ce travail d’analyse des modalités et formes de la croissance urbaine périphérique, qu’il s’agisse des grands lotissements ou des petites opérations. À propos de ces dernières, il relevait par exemple : « les plans parcellaires mis-à-jour ont montré que des surfaces très importantes du territoire, qui aujourd’hui semblent libres de constructions, sont déjà couvertes d’une multitude de lotissements isolés et incohérents, qui déterminent dès aujourd’hui l’aspect fort déplorable des extensions urbaines de demain. » Par ailleurs, il soulignait les multiples contradictions de ce mode d’urbanisation avec la planification publique et les inconvénients non seulement en termes esthétiques, environnementaux, de circulation, de ségrégation sociale mais aussi de financements des infrastructures, qui pèsent rétrospectivement sur les usagers et les municipalités au lieu d’être pris en charge par les promoteurs. Par conséquent,  « L’analyse des dysfonctionnements des différents types de tissus urbains aura clairement montrée la nécessité d’un échelon intermédiaire dans la hiérarchie des outils réglementaires existants, qui imposerait au niveau local, et particulièrement dans les localités où l’extension de la tache urbaine est attendue, un schéma de cohérence opposable à l’administration publique, dès lors que celle-ci est amenée à accorder aux tiers un permis de lotissement, de remembrement, de grand-ensemble, etc. Ce schéma devra prévoir les tracés principaux et les charges d’équipement induites, imputables aux futurs lotisseurs. »

La ville libanaise dans son paysage

Il avait été un moment question, en 2001, que le CERMOC publie un ouvrage sur la morphologie urbaine au Liban, avec diverses études de cas (Valérie Clerc, Eric Huybrechts, Jad Tabet, Maroun Daccache, avec l’appui de Philippe Panerai). Mais ce livre n’a jamais vu le jour. La contribution d’Habib Debs sur les extensions périphériques devait en faire partie. Ses analyses sont restées une étude technique. Les préoccupations qui le guidaient dans le cadre de la préparation au SDATL n’ont cessé d’irriguer sa réflexion et ses analyses de l’urbain au Liban, en particulier lors de trois études pour les schémas directeurs de l’extension de Wastani à Saïda, du caza de Tyr et de l’agglomération de Zahlé où les problématiques d’extension urbaine étaient centrales. On peut espérer qu’à l’avenir, ces travaux soient rassemblés et rendus consultables pour les professionnels et les étudiants intéressés par les questions urbanistiques libanaises. En attendant, souhaitons que ce document contribue à transmettre la mémoire d’une pensée et d’un œil en action pour rendre possible un vivre ensemble dans l’urbain libanais en devenir, un vivre ensemble à entendre non seulement dans sa dimension politique et sociale mais aussi dans sa dimension environnementale : les paysages de plaines et de montagnes du Liban étaient un patrimoine qu’Habib Debs chérissait autant que les villes et villages de ce pays.

Témoignages et hommages à l’occasion du décès de Habib Debs

Attallah, Antoine. 2023. « C’est comme ça que j’ai rencontré Habib Debs ». Facebook. En ligne: https://www.facebook.com/Antoine.Atallah88/posts/pfbid022YYTrDZfD4mcXbyRQti2tSdBCx1JW2DYSagSmYrTxfPTBSwh4HZ7kCYPPuLNgeX4l

El Chamaa, Mohamad. 2023. « Architect and urbanist Habib Debs passes away at age 64 », L’Orient Today. En ligne: https://today.lorientlejour.com/article/1328672/architect-and-urbanist-habib-debs-passes-away-at-age-64.html

Beirut Urban Lab. 2023. « In Memory, Habib Debs ». En ligne: https://beiruturbanlab.com/en/Details/900

Quelques documents et articles publiés de ou avec Habib Debs

Debs, Habib. 2010. « Reconstruction of Bint Jbeil and Social Representations of the Urban Space », in Al-Harithy (dir.), Lessons in Post-War Reconstruction: Case Studies from Lebanon in the Aftermath of the 2006 War, Abingdon, Oxon ; New York, NY : Routledge, p. 100‑126.

Debs, Habib. 2004. « Préservation par mégarde. L’agriculture des zones industrielles du littoral libanais », in Interfaces : agricultures et villes à l’Est et au Sud de la Méditerranée, Jounieh/Beyrouth : DELTA/IFPO, p. 407‑424.

Debs, Habib et Barthel, Pierre-Arnaud. 2011. « L’urbanisme durable au Moyen-Orient : quels possibles, quelles expériences ? », in Barthel et Zaki (dir.), Expérimenter la « ville durable » au sud de la Méditerranée. Chercheurs et professionnels en dialogues, La Tour d’Aigues : Editions de l’Aube, p. 85‑95.

Debs, Habib et Sophie, Brones. 2020. « Ce qui n’est pas là », in Atallah, Brones et Saulnier (dir.), Beyrouth in situ, Paris : ENSBA Editions, p. 162‑177.

Debs, Habib et Tabet, Jad. 2020. « Abdallah Zakhia, une force tranquille », L’Orient-Le Jour, URL : https://www.lorientlejour.com/article/1237584/abdallah-zakhia-une-force-tranquille.html, consulté le 6 février 2023.

Debs, Habib, Laurentin, Emmanuel et Pieri, Caecilia. 13 mai 2014, « Beyrouth : oublier les ruines : épisode 2/4 du podcast Histoire des ruines », France Culture, URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-fabrique-de-l-histoire/beyrouth-oublier-les-ruines-5336140, consulté le 6 février 2023.

Participation à El Haddad, Elia (réalisation), 2021. Au bord d’un trou noir. Film documentaire. Teaser : AU BORD D’UN TROU NOIR

Références des deux textes présentés dans ce billet, rendus disponibles avec l’accord de son épouse Isabelle Peillen

Debs, Habib. 2004. « Préservation par mégarde. L’agriculture des zones industrielles du littoral libanais », in Interfaces : agricultures et villes à l’Est et au Sud de la Méditerranée, Jounieh/Beyrouth : DELTA/IFPO, p. 407‑424. En ligne : https://archive.org/details/debs-2004-conservation-par-megarde

Debs, Habib. 2002. « Typologie des extensions », in Schéma d’aménagement du territoire libanais. Phase 1. Notes de travail. Volume 6. Aménagement et urbanisme, Beyrouth : Dar-IAURIF, ii+34 p. En ligne : https://archive.org/details/debs-2002-typologie-des-extensions



Éric Verdeil est spécialiste de géographie urbaine. Agrégé de géographie (1994), il est diplômé en urbanisme (1995) et docteur en géographie (2002). Il est professeur de géographie et études urbaines à Sciences Po et chercheur au Centre de recherches internationales (CERI-Sciences Po/CNRS).

 






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