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L’oubli et la mémoire dans l’histoire du théâtre libanais. Le cas de Raymond Ǧbara

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Affiche du film Jbara, (page facebook de Nasri Brax)

Affiche du film Jbara, (page facebook de Nasri Brax)

La sortie et la diffusion d’un documentaire sur le dramaturge Raymond Ǧbāra (Jbara, Nasri Brax, jeudi 17 octobre 2013, 19 heures, Palais de l’UNESCO, Beyrouth) offre une occasion de s’interroger sur les oublis de l’histoire du théâtre et de ses enjeux historiographiques. Salué par la presse et par l’opinion publique, objet de plusieurs documentaires, Raymond Ǧbāra n’en demeure pas moins un oublié de l’histoire du théâtre libanais et par là, du théâtre arabe.

Alors que le débat sur l’origine du théâtre arabe a toujours cours, la date de la première pièce en arabe, dans sa définition européenne, fait consensus. La représentation en 1848 de Al-Baḫīl, adaptation de L’Avare de Molière, par Mārūn Al-Naqqāš dans sa maison de Gemmayzé, interprété par lui et quelques amis, pour un public composé également d’amis et de lettrés, marque le début du théâtre dans sa forme importée sur la scène arabe. Dans un pays que l’on considère souvent, parfois à tort, comme le lieu de naissance du théâtre arabe moderne, l’écriture de l’histoire de ce théâtre (Salamé 1974 ; Bāšā 1995 ; Saʾīd 1998) laisse pourtant de côté des mouvements, des genres ou des figures. Récent, le processus d’écriture du théâtre libanais reste encore largement à mettre en oeuvre. Il s’agit alors de s’interroger sur les raisons de ces oublis. La question des enjeux historiographiques du théâtre conduit à se poser celle des enjeux mémoriels, particulièrement importants dans le cadre de l’histoire contemporaine libanaise.

Raymond Ǧbāra est considéré comme l’un des « pères »  de la période d’effervescence des années soixante (Salamé 1974). Pendant cet « âge d’or » (al-Rāsī 2010), un théâtre libanais voit le jour avec la création de plusieurs troupes sous l’impulsion d’acteurs voulant mettre un terme à l’amateurisme qui caractérise la production à cette époque. Par cette professionnalisation des pratiques, le théâtre libanais entre dans le champ des études, son histoire commence à être écrite. Grâce aux travaux des pionniers, un théâtre national et autonome se développe, cherchant à se construire une identité propre conciliant l’héritage libanais, et plus largement arabe, et les vagues d’une modernité venue de l’Occident.

Raymond Ǧbāra se fait rapidement remarquer par la critique et le public pour son jeu, qu’il abandonne ensuite au profit de l’écriture. Son premier succès de dramaturge, Taḥta riʾāyat Zakkūr (« Sous le patronage de Zakkūr »), lui vaut de représenter le Liban au Festival de Chiraz en 1973. Dans l’histoire de la dramaturgie libanaise, plus particulièrement dans son rapport au public, cette pièce marque un tournant majeur : pour la première fois, des acteurs sont placés dans la salle, faisant écho à la mise en scène de la première représentation en 1921, des Six personnages en quête d’auteur de Luigi Pirandello. Par la suite, Raymond Ǧbāra apparaît à un autre moment clé de l’histoire du théâtre libanais. Il est choisi pour inaugurer la réouverture du Théâtre de Beyrouth (Masraḥ Bayrūt) avec Man qaṭaf zahrat al-ḫarīf ? (« Qui a arraché la fleur d’automne ? »), au sortir de la guerre civile et dans une capitale réunifiée.

Dans les pièces de Raymond Ǧbāra, le public de la représentation est toujours associé au processus de création, et participe à la construction d’une mémoire collective, elle-même stimulée par des événements fondateurs d’une histoire commune. Dans son travail, le dramaturge s’interroge en permanence sur le statut du public, sur ce rapport particulier et vital au théâtre entre les deux espaces de la représentation : la scène et la salle. Raymond Ǧbāra s’attache à détruire le « quatrième mur », longtemps établi entre le public et les acteurs, et traditionnellement matérialisé par le rideau, levé ou baissé. Il exprime son refus de séparer ces deux mondes qui sont le cadre de toute représentation d’une pièce de théâtre : la scène et la salle, le jeu en tant que réalité dramatique et la représentation en tant que réalité fugitive, mais aussi le réel et l’imaginaire.

Cette conception du rapport au public s’inscrit dans la recherche d’un rapport de proximité et amène Raymond Ǧbāra à opter pour une création en dialecte. Dès les débuts de la production dramaturgique en arabe, la langue, matériau premier du genre, constitue un enjeu majeur. La question de l’introduction du dialecte dans le langage théâtral fait l’objet de nombreux débats. On s’interroge sur la possibilité de son utilisation en rupture avec l’héritage populaire, folklorique et traditionnel auquel ce type de littérature est jusqu’alors souvent restreint : la comédie et la satire sociale. Dans ce contexte et dans le cadre de l’affirmation d’un théâtre libanais, capable de concilier les différentes composantes de la société, le choix du dialecte émerge. Raymond Ǧbāra est l’un des initiateurs de ce courant. Dans une langue dialectale travaillée et chargée de références populaires, les pièces de Raymond Ǧbāra restent d’actualité tant par les thématiques traitées que par les messages délivrés, tout en gardant leur esprit d’avant-garde dans le champ de cette littérature qui émerge à peine. Le choix de ce registre de langue reflète un désir de se rendre toujours plus proche du public, de l’humain et de l’expression de ses désillusions. Ces orientations offrent à Raymond Ǧbāra une place de premier ordre dans la mémoire collective, comme dans l’intimité du spectateur, mais elles peinent à l’inscrire dans l’histoire du théâtre libanais. En tant que registre de l’arabe lié à l’oralité mais aussi pour des raisons pratiques de transcription, la question de la consignation à l’écrit du dialecte se pose, et ainsi, celle des pratiques archivistiques liées à ce type d’oeuvres. En effet, les textes des pièces de Raymond Ǧbāra, mais aussi des autres dramaturges ayant pris le parti du dialecte, sont difficiles d’accès, parce que non publiés (c’est le cas de Taḥta riʾāyat Zakkūr), voire absents (comme Man qaṭaf zahrat al-ḫarīf ?); l’auteur et les comédiens ne disposent plus du texte dans leurs archives personnelles, l’unique mémoire de la pièce est celle d’un enregistrement vidéo le soir de la première (Théâtre de Beyrouth, 2 octobre 1992). Cette difficulté d’accès aux archives – voire leur absence – fait entrer les pièces et leurs auteurs dans l’oubli de l’histoire de ce théâtre.

Outre les pratiques archivistiques, celles de l’écriture du texte dramaturgique sont à prendre en compte. Quand il n’est pas absent, le texte non publié se présente sous forme tapuscrite, annoté d’indications de l’auteur, du début du processus d’écriture à la préparation de la représentation. À ce moment précis de l’histoire du théâtre libanais, les mécanismes et techniques d’écriture collective sont pleinement mis en œuvre. L’auteur s’efface au profit d’un travail collectif, laissant une large part à l’improvisation, jusqu’au moment de la représentation. La consignation est alors celle d’une mémoire collective qui dépasse le seul souvenir de l’auteur.

À ces questions s’ajoute celle de la concomitance entre oubli de l’histoire et oubli de la pratique scénique. La consignation de la mémoire d’une pièce ne participe-t-elle pas à sa permanence scénique, à sa transmission et à son intégration au corpus historique d’un théâtre donné ? Il est intéressant de remarquer que les pièces de Raymond Ǧbāra, du moins celles que la mémoire écrite a laissées de côté, n’ont pas été reprises par la suite. Sans prendre en considération la question de leur adaptabilité à d’autres circonstances de mise en scène et de représentation, leur mémoire et leur permanence n’en demeurent pas moins très largement astreintes à leur représentation, si ce n’est à la publication de leur texte.

Au regard de la richesse de ses apports au théâtre libanais, il est regrettable que l’esthétique de Raymond Ǧbāra n’ait jamais fait l’objet d’une étude approfondie, alors que d’autres supports (émissions radiophoniques, articles de presse, films documentaires) s’y sont intéressés. Cela vaut aussi pour d’autres acteurs majeurs de l’histoire du théâtre libanais et arabe. Cette absence, du moins ces manques, engendrent des oublis dans l’histoire du théâtre.

Ces questions, qu’une célébration de la mémoire de Raymond Ǧbāra hors du champ du théâtre a permis de poser, doivent être soulevées dans la perspective plus large de l’écriture de l’histoire du théâtre arabe. Il ne s’agit pas de s’interroger sur ces oublis uniquement dans un but de réhabilitation. Mais l’objectif est aussi l’élucidation des raisons esthétiques et poétiques, mais aussi morales, politiques ou idéologiques, à la base de l’édification de l’histoire d’un genre.

Références

Bᾱšᾱ ʾAbīdū, 1995, Bayt al-zamān al-ḍāʾiʿ fī l-masraḥ al-lubnānī, Beyrouth, Riad El-Rayyes Books.

Al-Rᾱsī Ǧūrǧ, 2010, Al-Masraḥ al-lubnānī fī ’aṣrihi al-ḏahabī (1970-1975), Beyrouth, Dār al-ḥiwār al-ǧadīd.

Saʾīd Ḫālida, 1998, Al-Ḥaraka al-masraḥiyya fī Lubnān : taǧārib wa abʾād 1960-1975, Beyrouth, Laǧnat al-masraḥ al-ʾarabī, Mahraǧānāt Baʾlbak al-duwaliyya.

Salamé Ghassan, 1974, Le Théâtre politique au Liban (1968-1973) : approche idéologique et esthétique, Beyrouth, Publications du centre culturel universitaire, Hommes et Sociétés du Proche-Orient.


Pour citer ce billet : Najla Nakhlé-Cerutti, « L’oubli et la mémoire dans l’histoire du théâtre libanais. Le cas de Raymond Ǧbara », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 25 octobre  2013. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/5358


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Najla Nakhlé-Cerruti est agrégée d’arabe et doctorante à l’INALCO (Institut National des Langues et des Civilisations Orientales) sous la direction de Luc Deheuvels, et boursière AMI à l’Ifpo-Territoires palestiniens. Sa thèse en préparation porte sur le théâtre palestinien contemporain, et particulièrement les représentations de l’identité.

Page web : http://www.ifporient.org/najla-nakhle-cerruti

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Travailleurs étrangers, droit du travail et réglementation de l’immigration

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Au Liban, la question des travailleurs étrangers est souvent associée à celle des employées domestiques, pour lesquels le droit du travail ne s’applique pas. Ce faisant, on oublie d’un côté que les travailleurs étrangers (de toutes nationalités, arabes et non arabes) sont aussi nombreux dans d’autres secteurs de l’économie, de l’agriculture aux services en passant par le BTP et l’industrie ; de l’autre, que nombre de travailleurs libanais échappent eux aussi au droit du travail. En effet, deux secteurs sont exclus de l’application du Code du travail : l’agriculture et l’emploi domestique, quelle que soit la nationalité des travailleurs concernés. En outre, il ne faut pas oublier le nombre de travailleurs sans contrat de travail, non seulement dans le secteur informel, mais aussi, plus fréquemment qu’on ne le pense, dans des sociétés de service ou de conseil, libanaises comme étrangères. Inversement, lorsqu’ils sont déclarés, les travailleurs étrangers relèvent, comme les Libanais, de la législation du travail, et devraient en principe bénéficier des mêmes droits que ces derniers. Mais ils restent soumis à des restrictions administratives concernant l’entrée, le séjour et le travail, qui les rendent particulièrement vulnérables.

Beyrouth, chantier du tunnel de Sodeco, 2013 (photo E. Longuenesse)

Beyrouth, chantier du tunnel de Sodeco, 2013 (photo E. Longuenesse)

Cette note vise à rappeler ce qu’il en est précisément de la situation des travailleurs étrangers vis-à-vis du droit et de la réglementation du travail. Elle s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche en cours, en coopération avec des chercheurs de l’Institut d’études sur les migrations de l’Université libano-américaine et du Centre d’études sur le monde arabe moderne de l’Université Saint-Joseph (voir http://www.ifporient.org/node/1343), et s’appuie aussi sur une conférence organisée à l’Ifpo le 21 mai 2013, sous le titre « Politique de l’emploi et droit du travail au Liban ». Trois intervenants avaient été sollicités : Madame le juge Arlette Jreissati, présidente par intérim de la 8e chambre de la Cour de Cassation et conseillère pour les questions sociales ; Madame Iman Khazaal, chef de service au Ministère du travail pour le Mont Liban, professeur de droit social international à l’Université libanaise ; et enfin Monsieur Charbel Nahhas, ingénieur et économiste, ancien ministre du travail (Voir http://www.ifporient.org/node/1299). Une prochaine note présentera les résultats de l’enquête de terrain réalisée au printemps 2013 et discutera plus particulièrement la question de la kafâla.

Étrangers et droit du travail

Contrairement à une idée répandue, les travailleurs étrangers, du moins ceux qui sont en situation régulière, relèvent du droit du travail, comme les Libanais : « Le critère pour l’application des lois sociales étant le lieu d’exécution du contrat de travail, ces travailleurs sont soumis aux mêmes lois que tout travailleur libanais en situation régulière » (A. Jreissati). À l’instar des travailleurs nationaux, ils ne doivent pas travailler plus de 48 heures par semaine (et 12 heures au maximum dans une journée). La rémunération des heures travaillées au-delà de cette limite est fixée à 150 % d’une heure normale et, en tout état de cause, le maximum hebdomadaire ne doit pas dépasser 60 heures. Ils ont droit à un jour de repos par semaine et deux semaines de congés annuels (trois semaines à partir de la cinquième année, etc.). Comme les Libanais, ils ne doivent devraient pas toucher moins que le salaire minimum fixé par décret.

Les travailleurs migrants en situation régulière et leurs employeurs sont aussi soumis aux obligations prévues par le Code de sécurité sociale. L’employeur est tenu d’enregistrer ses employés étrangers et de payer une cotisation aux branches allocations familiales et maladie de la Caisse nationale de la sécurité sociale. Toutefois, ceux-ci ne bénéficient des prestations que si leur pays d’origine applique le principe de réciprocité, ce qui est rarement le cas (seules exceptions enregistrées par l’administration libanaise : la Belgique, la France, l’Italie, le Royaume-Uni et la Syrie). L’employeur est donc tenu de souscrire en plus à une assurance privée pour couvrir les accidents du travail et le rapatriement du corps en cas de décès. De ce point de vue, les salariés palestiniens sont considérés comme les autres étrangers. Toutefois, deux lois promulguées en 2010 les ont dispensés de la condition de réciprocité ainsi que de la taxe pour obtenir un permis de travail. L’étranger devrait cependant pouvoir, en principe, bénéficier de l’indemnité de fin de service prévue par le code du travail : autant dire que cette clause est largement ignorée de tous.

À l’exception (notable) des employés domestiques et des ouvriers agricoles, la loi protège les travailleurs étrangers au même titre que les travailleurs libanais. S’ils sont sous-payés, font des heures supplémentaires non rémunérées, ne sont pas pris en charge en cas d’accident, leur employeur est en infraction. Le problème ne se situe pas au niveau du contenu des textes de loi, mais dans leur application. Enfin, les conditions d’accès au marché du travail placent ces travailleurs étrangers dans une position précaire rendant difficile toute forme de protestation.

Beyrouth, marché de Sabra, dimanche jeudi 13 juin 2013 (photo Houda Kassatly)

Beyrouth, marché de Sabra, dimanche jeudi 13 juin 2013 (photo Houda Kassatly)

Conditions d’accès au marché du travail

L’accès au marché du travail est réglementé par une série de décrets, d’arrêtés et de circulaires promulgués par le ministère du Travail. Ces textes mentionnent les métiers réservés aux Libanais et les conditions et restrictions à l’emploi appliquées aux travailleurs étrangers avec, comme principe premier, la préférence (théoriquement) accordée aux travailleurs libanais. Pour travailler au Liban, un étranger doit au préalable obtenir un agrément du ministère du Travail, qui lui délivre ensuite un permis de travail. Quant à l’emploi des Syriens et des Palestiniens, il est régi par des circulaires spéciales.

Dans un premier temps, l’employeur libanais doit présenter au ministère un contrat de travail légalisé par un notaire et une attestation de l’Office national de l’emploi décrivant le poste vacant et prouvant qu’aucun Libanais n’a les qualifications requises ou ne veut pratiquer cette activité. Si la demande est acceptée, le ministère du Travail délivre l’autorisation de travail. Ensuite, il est du ressort du ministère de l’Intérieur, via la Direction de la Sûreté générale, d’émettre un visa permettant au travailleur étranger d’entrer légalement au Liban. Une fois le migrant au Liban, l’employeur dispose d’un délai de dix jours pour compléter la demande de permis de travail. Entre-temps, il doit passer une annonce dans les journaux locaux, pendant les quinze jours. Le permis de travail n’est accordé que si aucun Libanais ne répond à l’annonce. Sinon, l’employeur doit justifier sa préférence pour le travailleur étranger. Dans ce cas, le dossier est réexaminé et le ministère statue sur la délivrance ou le rejet du permis du travail. L’octroi du permis de travail permet d’accéder à la troisième étape, la demande d’un permis de résidence auprès de la Sûreté générale. Le nom de l’employeur doit figurer sur le permis de travail et de résidence du migrant. Le séjour et la situation dudit travailleur migrant sont donc placés sous la responsabilité du premier, considéré comme son garant, ou kafîl.

Le coût du permis de travail varie enfin selon le type d’emploi et le niveau de qualification : le tarif le moins cher est celui des employés domestiques, ce qui peut expliquer que certaines sociétés de service aient intérêt à recruter des personnes enregistrées dans cette catégorie, plutôt que dans celle des salariés non qualifiés (voir note suivante), dont le permis de séjour coûte 25 % plus cher (400 000 LL au lieu de 300 000 en 2012).

Le cas des travailleurs syriens

La présence des travailleurs syriens est jusqu’à aujourd’hui régie par les accords bilatéraux de « coopération et de coordination économiques et sociales » signés en 1994. Ces accords prévoient la libre circulation des citoyens libanais et syriens entre les deux pays, la liberté de travail, d’emploi, d’installation et d’exercice des diverses activités économiques et professionnelles et la mise en place de bureaux conjoints aux frontières. Les travailleurs syriens se voient délivrer un visa valable trois mois (contre une taxe de 550 LS, soit un peu plus de 10 dollars en 2011), qui leur permet de travailler sans contrat préalable de travail. Il suffit qu’ils repassent la frontière libano-syrienne quelques heures pour que ces trois mois soient renouvelés. En 2005, une circulaire du ministère du Travail a instauré l’obligation du permis de travail pour les ressortissants syriens, mais en raison des pressions des organisations patronales, cette obligation est restée lettre morte. Ils peuvent aussi demander à la Sûreté générale un permis de résidence de six mois, renouvelable une fois gratuitement. La contrepartie de cette facilité est une grande précarité et un développement de l’emploi saisonnier (dans l’agriculture, les services ou l’industrie) ou journalier (dans le BTP mais aussi dans l’industrie), toujours précaire.

En définitive, si théoriquement seuls les employés domestiques et les ouvriers agricoles, étrangers dans leur immense majorité, échappent au droit du travail, celui-ci est, massivement et de diverses façons, transgressé dans les faits pour l’ensemble des étrangers. La faiblesse des moyens du ministère du Travail (un ministère de troisième catégorie, dont la mission principale, après Taef, a été de mettre le mouvement syndical sous tutelle, selon Charbel Nahhas), mais aussi l’absence de volonté politique, expliquent que les contrôles soient inexistants, de sorte que les employeurs peuvent faire à peu près ce qu’ils veulent : nombre d’employés ne sont pas déclarés ou le sont avec un autre emploi que leur emploi réel et un autre salaire que celui qu’ils touchent ; l’effectif déclaré à la Sécurité sociale, mais aussi aux assurances, est inférieur à la réalité, etc. La principale tâche du ministère, aujourd’hui, est de refuser ou d’accorder les permis de travail pour les étrangers. Ajoutons que la décision relève en dernière instance du ministre lui-même : d’un ministre à l’autre, le nombre de permis accordés peut varier du tout au tout.

N.B. (1) : La conférence « Politique de l’emploi et droit du travail au Liban » était organisée dans le cadre du cycle « Liban : Quel État pour quels citoyens » : voir les comptes rendus des conférences précédentes dans les carnets de l’Ifpo : http://ifpo.hypotheses.org/4687, http://ifpo.hypotheses.org/4834, http://ifpo.hypotheses.org/4871.

N.B. (2) : La recherche de terrain dont ce billet et le précédent présentent les premiers résultats a été rendue possible grâce au soutien du Conseil National de la Recherche Scientifique du Liban, qui a permis de financer le stage de Rim Hachem. Le projet, placé sous la responsabilité d’Élisabeth Longuenesse, associait principalement Paul Tabar (Institute for Migration Studies, LAU), Liliane Kfoury, Houda Kassatly et Nicolas Puig (CEMAM, USJ), et Élisabeth Longuenesse (Ifpo).

Références

Balanche Fabrice, « Les travailleurs syriens au Liban ou la complémentarité de deux systèmes d’oppression », Le Monde Diplomatique, Édition arabe, mars 2007, p. 1-2. http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00283911/fr/

Hachem Rim, Migrants et travailleurs étrangers au Liban, Situations, réglementations et sociabilités, Rapport de stage, Ifpo, juin 2013.

Jreissati Arlette, Travail, travailleurs étrangers et droits sociaux au Liban, Intervention à la conférence de l’Ifpo, 21 mai 2013 (en français, inédit).

Khazaal Iman, Politiques de l’emploi : le rôle du ministère du travail, Intervention à la conférence de l’Ifpo, 21 mai 2013 (en arabe, inédit).

Kiwan Fadia, Institutions et politiques migratoires au Liban, Notes d’analyse et de synthèse, 2005/15, Institut Universitaire Européen.

Liban, Loi du 23 septembre 1946 portant Code du travail, dans sa teneur modifiée au 31 décembre 1993 et au 24 juillet 1996, consultable sur le site du BIT : http://www.ilo.org/dyn/natlex/docs/WEBTEXT/39255/64942/F93LBN01.htm


Pour citer ce billet : Élisabeth Longuenesse & Rim Hachem, « Travailleurs étrangers, droit du travail et réglementation de l’immigration », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypothèses.org), 4 novembre 2013. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/5393

Élisabeth Longuenesse a été directrice du Département scientifique des Études contemporaines de l’Ifpo (2009-2013). Elle est depuis membre du Laboratoire Printemps, à l’Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines. Sociologue, spécialiste des questions du travail et du syndicalisme au Proche-Orient, elle est impliquée dans une réflexion sur la traduction en sciences humaines et sociales, en coopération avec Transeuropéennes.

Page personnelle sur ifporient.org

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Tenante d’un master en Pratiques du développement (Université Montesquieu, Bordeaux 4), Rim Hachem a effectué une première mission au sein d’une organisation jordanienne à Amman, Identity Center, travaillant sur les thématiques de développement humain, renforcement des capacités, prévention et résolution de conflits. Elle a ensuite intégré les rangs de l’Ifpo pendant 5 mois en participant à un projet de recherche ciblant les travailleurs migrants et non libanais au Liban, la législation libanaise vis-à-vis de la question du travail des étrangers, ainsi que les milieux de sociabilités des migrants.

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La Jordanie face à la crise syrienne (extrait de Pas de Printemps pour la Syrie, à paraître)

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Couverture du livre Pas de Printemps pour la Syrie

Couverture du livre Pas de Printemps pour la Syrie

À l’occasion de la sortie prochaine (début décembre 2013) de l’ouvrage dirigé par François Burgat et Bruno Paoli, Pas de printemps pour la Syrie. Les clés pour comprendre les acteurs et les défis de la crise (2011-2013), aux Éditions La Découverte, les Carnets de l’Ifpo publient un extrait de l’article de Jalal al-Husseini consacré à « la Jordanie face à la crise ». D’autres extraits de l’ouvrage sont disponibles sur les Carnets de l’Iremam et sur Orient XXI.

Des impacts politiques internes contrastés

La crise syrienne a affecté la stabilité politique de la Jordanie de différentes manières, en premier lieu avec l’évolution des rapports entre Jordaniens et réfugiés syriens. À partir de l’été 2012, l’élan initial d’entraide en leur faveur, fondé sur un sentiment de solidarité mêlé à une hostilité au régime de Damas, a fait peu à peu place à une exaspération grandissante due au caractère permanent de leur présence et ses impacts négatifs sur les conditions de vie des Jordaniens (selon un sondage national effectué en septembre 2012, 65 % des Jordaniens se prononçaient contre la poursuite de l’accueil des réfugiés syriens). À Mafraq, cette proportion s’élevait à 88 % (Center for Strategic Studies, 2012). Jusqu’à l’été 2013, les heurts entre ces derniers et les réfugiés sont restés circonscrits à des escarmouches dans les villes de Mafraq et Ramtha principalement. Mais au printemps, les autorités ont tiré la sonnette d’alarme devant l’afflux de nouveaux réfugiés et il était désormais question de rendre plus difficile l’installation des réfugiés dans les villes, voire de fermer la frontière ; en juin, un camp, financé par les Émirats arabes unis, a d’ailleurs été installé à Mreijib al-Fhoud (gouvernorat de Zarka) afin de désengorger celui de Zaatari. En outre, c’est aussi la politisation des réfugiés, en particulier leur adhésion à un islamisme radical, qui inquiète. La perspective du retour au pays des quelques centaines de Jordaniens engagés auprès de groupes rebelles djihadistes en Syrie, tels Jabhat al-Nosra, n’a fait qu’accroître ces inquiétudes : les Jordaniens gardent en mémoire les attentats perpétrés à Amman en 2005 par Al-Qaida en Irak, une organisation alors dirigée par le Jordanien Moussab al-Zarkawi, et qui avaient fait une soixantaine de morts.

En revanche, les débats parfois virulents entre partisans du régime baasiste, dont certains partis de gauche, et sympathisants des rebelles, au premier rang desquels les Frères musulmans, n’ont pas dégénéré en violence armée, comme cela a été le cas au Liban. Cela peut s’expliquer par l’homogénéité des Jordaniens, sunnites en grande majorité, face à un conflit devenu en partie confessionnel (alaouites/chiites contre sunnites). Par ailleurs, de nombreux soutiens de la rébellion ont été échaudés par la montée en puissance des djihadistes en son sein. Ce reflux et, de manière plus générale, l’essoufflement du printemps arabe au Moyen-Orient ont contribué à asseoir le pouvoir de la monarchie jordanienne, elle aussi mise en cause en 2011.

Réfugiés syriens du camp de Zaatari se préparant pour l'hiver. Crédits: B. Sokol. UNHCR

Réfugiés syriens du camp de Zaatari se préparant pour l’hiver. Crédits: B. Sokol. UNHCR

Une diplomatie « équilibrée » face à la crise syrienne ?

Les menaces de déstabilisation économique et politique induites par la crise syrienne ont conduit la Jordanie à tenter de la désamorcer diplomatiquement, tout en évitant de s’y impliquer militairement. Ce choix, qualifié de « position équilibrée » par la presse locale, ne signifie pas pour autant neutralité. En novembre 2011, le roi Abdallah fut le premier chef d’État arabe à demander à Bachar al-Assad de quitter le pouvoir afin que le pays puisse accomplir sa transition démocratique ; une prise de position peut-être opportunément inspirée par la vague « réformiste » qui traversait le Moyen-Orient, mais qui traduisait aussi sûrement de sérieuses divergences au sujet du « processus de paix » israélo-arabe, cautionné par la Jordanie et dénoncé par la Syrie, et de l’influence régionale de l’Iran, recherchée par la Syrie et condamnée par la Jordanie. Avec l’amplification du conflit, la diplomatie « équilibrée » d’Amman s’est articulée autour de deux axes : promouvoir un changement négocié de régime en Syrie, tout en tentant de résister aux pressions de l’Arabie saoudite et du Qatar – principaux soutiens de la rébellion et importants bailleurs de fonds – en faveur d’une implication militaire risquée.

La Jordanie a longtemps réussi à tenir sa position d’équilibre : terre d’accueil de nombreux dignitaires du régime al-Assad ayant fait défection, son armée s’est maintes fois accrochée avec des troupes syriennes s’en prenant à des réfugiés qui venaient de passer la frontière ; et son monarque a réitéré, en mars 2013 encore, que les jours d’al-Assad étaient « comptés ». Mais, dans le même temps, la Jordanie a su imposer le principe de sa neutralité militaire, ce qui lui a sans doute valu la suspension par l’Arabie saoudite d’aides nécessaires à la subvention du prix des carburants et, in fine, des émeutes dans de nombreuses villes en novembre 2012.

À partir d’avril 2013, ce principe de neutralité a toutefois été battu en brèche. L’utilisation présumée d’armes chimiques par l’armée syrienne, l’engagement actif du Hezbollah auprès de cette dernière, des pressions de la part des États-Unis et l’échec d’une énième tentative jordanienne de négociation ont conduit Amman à s’engager de façon plus décisive auprès de la rébellion – moyennant aussi le versement d’un milliard de dollars par les Saoudiens (Chulov et Black, 2013). Le royaume a ainsi accepté d’acheminer des armes à la rébellion « non djihadiste » et d’entraîner certains de ses membres. Il a également autorisé le survol de son territoire par des drones israéliens et a accueilli en mai une réunion des « Amis de la Syrie », qui a rassemblé les principaux États arabes et occidentaux opposés au régime syrien ; enfin, il a accepté le déploiement sur son territoire de forces armées américaines qui comprenaient, fin juin 2013, une batterie de missiles Patriot, des avions de combat F-16 et quelque 900 hommes pour prévenir des attaques à l’arme chimique, voire préparer l’installation d’une zone de sécurité dans le sud de la Syrie (The Washington Post, juin 2013). Autant de gestes qui ont tendu les relations jordano-syriennes. En avril, Bachar al-Assad a menacé son voisin à mots à peine voilés en déclarant que « la Jordanie est tout aussi exposée au conflit que l’est la Syrie ». Puis son ambassadeur a pris la relève, ne cessant de critiquer l’engagement d’Amman auprès des « ennemis » de la Syrie (en particulier le groupe des « Amis de la Syrie » appuyant la rébellion non djihadiste, c’est-à-dire les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, l’Arabie saoudite, le Qatar, la Turquie et les Émirats arabes unis, al-Arabiya, juin 2013).

Pourtant, ce tournant militaire a ses limites : en septembre 2013, la frontière avec la Syrie restait ouverte et il n’était toujours pas question d’un engagement jordanien en territoire syrien ; la négociation restait encore, aux yeux d’Amman, la seule voie possible de sortie de crise. Par ailleurs, ses liens diplomatiques avec Damas n’étaient pas rompus. D’autant que, à terme, les deux capitales pourraient se retrouver autour du combat contre un ennemi commun : l’islamisme radical. Il n’est pas anodin, à cet égard, que le seul militaire jordanien tué dans le cadre du conflit syrien, en octobre 2012, l’ait été lors d’un échange de tirs avec des djihadistes tentant d’entrer illégalement en Syrie – arrêtés, ils ont été condamnés à des peines de prison relativement lourdes. Et au niveau international, la Jordanie a maintenu des relations suivies avec la Russie, principal soutien de Damas et acteur obligé de toute négociation : pour Amman, celle-ci était aussi une grande puissance en guerre contre le « terrorisme islamique » et un possible partenaire militaire et économique susceptible d’atténuer l’influence parfois pesante de ses alliés traditionnels.

La crise syrienne a donc frappé de plein fouet l’économie jordanienne, tout en intensifiant différentes lignes de fracture sociales et politiques : Jordaniens contre réfugiés syriens ; partis de gauche contre islamistes ; services de sécurité, soutenus depuis les attentats de 2005 par une large majorité de Jordaniens, contre djihadistes (la cote de popularité d’Al-Qaida en Jordanie s’est largement effritée au cours des années 2000, passant de 61 % en 2005, avant les attentats de novembre, à 24 % en 2006, puis à 13 % en 2011, Pew Research Global Attitudes Project, 2011). À l’automne 2013, l’avenir était sombre : les vagues incessantes de réfugiés aggravaient une crise humanitaire déjà aiguë, tandis qu’Amman craignait d’être attaquée à la fois par les forces armées syriennes et par les djihadistes qui les combattaient. Malgré cela, l’assise du pouvoir hachémite semblait renforcée : la gravité de la situation et la fragmentation de l’opposition face à la question syrienne, comme plus généralement face aux « printemps arabes », ont renforcé le statut du roi comme seul rempart contre la désintégration du pays.

Au niveau international, la Jordanie n’a certes pas réussi à préserver sa neutralité militaire face aux pressions de ses protecteurs arabes et occidentaux. Mais elle a tenté d’obtenir d’eux certains avantages, comme le financement de l’assistance humanitaire aux réfugiés, la relance des investissements étrangers et la protection de son territoire. Cette interdépendance complexe s’est enrichie avec le retour dans le concert moyen-oriental de la Russie, acteur incontournable de la crise syrienne, dont la Jordanie pourrait jouer pour rehausser son profil régional.

Sources


Pour citer ce billet : Jalal Al Husseini, « La Jordanie face à la crise syrienne », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 12 novembre 2013. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/5419


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Jalal Al Husseini est chercheur associé à l’Institut Français du Proche-Orient (Ifpo – Amman). Titulaire d’un doctorat obtenu à l’Institut de Hautes Études Internationales (Genève) avec une thèse portant sur les dimensions politiques de l’assistance humanitaire apportée aux réfugiés palestiniens, il a également travaillé sur l’évolution politique et économique de la Jordanie et de la Palestine, ainsi que sur l’impact humanitaire des crises régionales. Il a récemment publié, en collaboration avec Aude Signoles (IREMAM), l’ouvrage collectif Les Palestiniens entre État et Diaspora, publié par Karthala en 2012.

Page web : http://www.ifporient.org/jalal-al-husseini

Tous les billets de Jalal Al Husseini

Travailleurs étrangers au Liban : du droit à la réalité

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Cérémonie éthiopienne orthodoxe tewahedo à l’église Bethe Saida Saint-Gabriel © Dahdah 2010

Cérémonie éthiopienne orthodoxe tewahedo à l’église Bethe Saida Saint-Gabriel © A. Dahdah 2010

Une population insaisissable, difficile à évaluer

Selon les chiffres publiés par la Sûreté Générale, le nombre de permis de travail délivrés par ses services (renouvellement et nouveaux permis) serait passé d’un peu plus de 121 000 en 2007 à près de 185 000 en 2011, soit une augmentation de plus 50 % en moins de cinq ans. Sur cet effectif, la part des employées domestiques a augmenté de 72,2 % à 74,5 % (après avoir atteint un pic de 77,4 % en 2010). Rappelons que les travailleurs syriens (sauf quelques dizaines), dispensés de permis de travail, ne sont pas pris en compte.

Pour prendre la mesure de l’ampleur du phénomène, il faudrait pouvoir confronter ces chiffres à ceux de la population active. Toutefois, en l’absence de recensement et d’enquête sur l’emploi, il est extrêmement difficile d’avoir des données fiables. L’Administration centrale des statistiques ne procède qu’à des « enquêtes ménages » : la dernière, réalisée en 2007, était fondée sur un échantillon de 13 573 foyers représentant 55 230 personnes (1,3 à 1,5 % de la population estimée du Liban), et évaluait le taux d’activité à près de la moitié de la population de plus de 15 ans (38 % du total), tout en recensant 354 employées de maison (2,5 % des ménages), ce qui paraît très largement sous estimé. De toute façon, ces enquêtes ne fournissent aucune donnée sur les étrangers, difficiles à repérer par l’entrée des ménages. Selon la Banque mondiale (World Bank, 2011, source des chiffres non indiquée), la population active représentait 1 500 000 personnes en 2011 – soit un peu plus du tiers d’une population totale évaluée à 4 200 000 – dont plus de la moitié (760 000) serait composée d’étrangers ; même si l’on peut penser que les Syriens représentent une grosse moitié de ces travailleurs étrangers, les 185 000 permis de travail délivrés en 2011 (dont 75 % d’employées domestiques) sont loin du compte. A minima, une moitié des travailleurs étrangers, hors Syriens, ne seraient pas déclarés.

Quelle que soit la pertinence de ces chiffres, le poids des travailleurs étrangers est aujourd’hui attesté dans tous les secteurs de l’économie. Les employées domestiques sont aujourd’hui devenues visibles dans l’espace public, avec leurs lieux de rassemblements religieux ou festifs, tandis que les commerces tenus par des hommes et des femmes originaires du sous-continent indien, et plus largement d’Asie du Sud et de l’Est, autant que d’Afrique, sont de plus en plus nombreux, et visent une clientèle de même origine. Les emplois de services (commerce, restauration, hôtellerie, et surtout nettoyage) sont massivement occupés par des travailleurs, hommes et femmes, originaires des pays arabes voisins, d’Asie ou d’Afrique. En revanche, l’immense majorité des ouvriers du bâtiment sont syriens, ainsi que les travailleurs agricoles (parmi lesquels de nombreuses femmes). En revanche, on sait moins que l’industrie recourt de plus en plus souvent, non seulement à des ouvriers syriens, mais aussi à des Soudanais, Indiens, Bangladais. Comment viennent-ils, combien de temps restent-ils, quel est leur statut, quelles sont leurs conditions de vie réelles ? Seules des enquêtes de terrain fines et de longue haleine permettraient de le savoir. C’est le sens du programme de recherche que nous avons initié en 2012.

Sociétés de nettoyage : sous-traitance et pression sur les salaires

Outre celles qui ont pris en charge le nettoyage de l’espace public (Sukleen est la plus connue), de plus en plus nombreuses sont aujourd’hui les sociétés qui offrent toute une gamme de services pour les administrations et les entreprises. Alors qu’elles employaient traditionnellement à cet effet un personnel contractuel, ces dernières tendent de plus en plus à les remplacer par des contrats de service avec ces sociétés, ce qui leur assure à la fois une plus grande souplesse de fonctionnement, les libère des charges sociales et réduit leurs coûts. La gestion du personnel de nettoyage relève désormais de la responsabilité des sociétés prestataires ; celles-ci peuvent affecter leurs travailleurs auprès de plusieurs clients, rallongeant d’autant les journées de travail.

On a vu précédemment que le coût du permis de travail était différent selon les catégories de travailleurs, celui des employées domestiques étant le moins cher. Il est donc probable qu’une partie des 137 000 permis de travail accordés à des employées domestiques en 2011 concerne des salariées déguisées. Un grand nombre des femmes rencontrées nous ont raconté être arrivées comme employées domestiques, puis avoir quitté leur premier employeur pour chercher – en toute illégalité – un autre travail. Il semble aussi que d’autres femmes aient été d’emblée recrutées par une société, tout en étant déclarées à l’arrivée comme employées de maison. Un patron de société nous expliquait être obligé de procéder de cette façon, parce que les clients préfèrent souvent les femmes aux hommes pour certains travaux ménagers, mais que le ministère accorde plus difficilement une autorisation pour employer des femmes (sic). Ce serait aussi la raison du salaire légèrement plus élevé de certaines de ces employées. En tout état de cause, si les frais de permis de travail et de séjour sont en principe à la charge de l’employeur, celui-ci s’arrange souvent (à l’instar de celle auprès de laquelle nous avons enquêté) pour en imposer le paiement aux travailleurs eux-mêmes.

La kafala, une pratique aux frontières de la légalité

Contrairement à certaines affirmations hâtives, la kafala n’est pas inscrite formellement dans la loi. L’affirmation de Comité Libanais des Droits de l’Homme, selon laquelle : « Dans la loi libanaise (qui a le système de kafala, ou système de parrainage), l’employé étranger « appartient » à son employeur… » (Lebanese Center for Human Rights), est excessive. L’ancien ministre Charbel Nahhas, confirme que la loi ne connaît que le contrat de travail et l’employeur, et que la kafala n’est qu’une invention des employeurs (ashab al-masalih) qui permet d’escamoter les droits des travailleurs. De fait, le terme est absent du décret réglementant le travail des étrangers. On le trouve en revanche dans plusieurs articles du décret réglementant les bureaux de recrutement de servantes étrangères (décret du 17 janvier 2003, publié sur le site web du ministère du Travail), ainsi que, de façon remarquable, dans le guide du ministère du Travail pour les employées domestiques étrangères, publié en 2012 (Information Guide for Migrant Domestic Workers, en anglais) :

« Pour entrer légalement au Liban et vous enregistrer comme travailleur migrant (migrant worker), 1. Vous devez avoir un garant (sponsor). Vous venez au Liban sous le régime du garant (sponsorship system). Votre garant (kafil) est aussi votre employeur. Selon les lois en vigueur au Liban, c’est le seul moyen de résider et de travailler légalement comme employée domestique.… » (p. 10).

Dans les faits (mais encore une fois, non en droit), cette pratique, qui, il est vrai, découle implicitement de la loi dans la mesure où le permis de travail est lié à un employeur, s’étend aux autres travailleurs étrangers, et la pratique de la confiscation du passeport est courante pour les salariés comme pour les domestiques. Il est ainsi très difficile de changer d’employeur. Dans le meilleur des cas, le nouvel employeur en négociera la récupération avec le précédent. En fin de compte, les travailleurs ont le choix entre l’illégalité ou la dépendance à l’égard de leur employeur. On comprend que leur marge de négociation est bien faible.

Des journées de travail à rallonge

Les transgressions vis-à-vis de la légalité peuvent prendre d’autres formes plus ou moins subtiles : si nombre d’entreprises n’ont toujours pas appliqué l’augmentation de salaires votée début 2012 par le gouvernement pour l’ensemble des salariés (ainsi que l’a révélé la protestation des employés – libanais – de la chaîne de supermarchés Spinneys, cf. L’Orient-Le Jour du 2 novembre 2013), c’est a fortiori le cas pour les sociétés employant des étrangers, qui parfois l’ont appliquée pour la minorité de leurs salariés libanais, mais s’en sont soigneusement dispensés pour les autres (tout en prétendant le faire officiellement). Sur un autre plan, formellement, la limite de la journée de travail de 8 heures est respectée, ainsi que le paiement des heures supplémentaires en cas de dépassement. Dans la réalité, les temps de pause étant exclus de ce compte, de même que les temps de transport d’un site à l’autre, les journées tendent à être interminables. Il est vrai que les travailleurs étrangers sans famille rallongent eux-mêmes leur semaine (parfois leurs journées déjà longues) en cherchant un travail complémentaire pour pouvoir envoyer plus d’argent au pays. Le temps de travail se confond alors avec le temps de l’émigration.

Ouvriers dans l’industrie : précarité et pénibilité

Dans l’industrie, les ouvriers étrangers sont majoritairement syriens. Mais on recense aussi des Indiens dans les petites entreprises de la montagne, parfois arrivés depuis l’époque de la guerre civile, et les Bangladais sont de plus en plus nombreux. Nous avons rencontré un procédé somme toute classique d’externalisation de l’emploi, qui consiste à recruter au jour le jour des ouvriers, en passant par la médiation d’une société dite d’outsourcing. Ce type de recrutement concerne particulièrement les ouvriers syriens, embauchés, dans le cas étudié, principalement pour des travaux de manutention, rendus pénibles par le poids des caisses à transporter. La main-d’œuvre de l’entreprise se répartit entre un petit nombre d’ouvriers qualifiés libanais, aux chaînes de production, hautement automatisées, et une masse de manœuvres et manutentionnaires, et ouvriers du nettoyage, syriens, soudanais, et bangladais. Ces derniers sont en général employés officiellement non par la société mère, celle de l’établissement où ils travaillent, mais par une autre société juridiquement responsable de la gestion de cette main-d’œuvre temporaire, mais difficile à localiser. Ils sont recrutés ainsi au jour le jour, à l’entrée de l’entreprise par un représentant de la seconde société. Le contrat étant journalier, les semaines peuvent être très longues, tandis que le travail n’est jamais garanti. Un ouvrier syrien nous explique être payé 2,5 dollars de l’heure, toucher son salaire chaque quinzaine, et parvenir, durant les meilleurs mois, à gagner jusqu’à 600 ou 700 dollars par mois, quasiment sans protection (en cas d’accident du travail, seuls les frais de médecin sont pris en charge).

Il existe ainsi des statuts et des situations fort variés, selon la nationalité, l’origine nationale et géographique, le secteur d’emploi. Dans tous les cas, le contournement des lois a tendance à devenir la règle, et permet d’imposer des conditions de travail et de rémunération particulièrement défavorables. La présence, depuis 2012, d’un nombre croissant de réfugiés syriens accroît encore un peu plus la pression sur le marché du travail. La compétition entre travailleurs libanais et syriens se double désormais d’une nouvelle compétition entre les travailleurs étrangers eux-mêmes.

Références

N.B. La recherche de terrain dont ce billet et le précédent présentent les premiers résultats a été rendue possible grâce au soutien du Conseil National de la Recherche Scientifique du Liban, qui a permis de financer le stage de Rim Hachem. Le projet, placé sous la responsabilité d’Élisabeth Longuenesse, associait principalement Paul Tabar (Institute for Migration Studies, LAU), Liliane Kfoury, Houda Kassatly et Nicolas Puig (CEMAM, USJ) et Élisabeth Longuenesse (Ifpo).

Pour citer ce billet : Rim Hachem & Élisabeth Longuenesse, « Travailleurs étrangers au Liban : du droit à la réalité », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypothèses.org), 20 novembre 2013. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/5468

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Tenante d’un master en Pratiques du développement (Université Montesquieu, Bordeaux 4), Rim Hachem a effectué une première mission au sein d’une organisation jordanienne à Amman, Identity Center, travaillant sur les thématiques de développement humain, renforcement des capacités, prévention et résolution de conflits. Elle a ensuite intégré les rangs de l’Ifpo pendant 5 mois en participant à un projet de recherche ciblant les travailleurs migrants et non libanais au Liban, la législation libanaise vis-à-vis de la question du travail des étrangers, ainsi que les milieux de sociabilités des migrants.

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Élisabeth Longuenesse a été directrice du Département scientifique des Études contemporaines de l’Ifpo (2009-2013). Elle est depuis membre du Laboratoire Printemps, à l’Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines. Sociologue, spécialiste des questions du travail et du syndicalisme au Proche-Orient, elle est impliquée dans une réflexion sur la traduction en sciences humaines et sociales, en coopération avec Transeuropéennes.

Page personnelle sur ifporient.org

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Pas de printemps pour la Syrie (La Découverte, 2013)

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Couverture du livre Pas de Printemps pour la Syrie

Couverture du livre Pas de Printemps pour la Syrie

À l’occasion de la parution du livre Pas de printemps pour la Syrie. Les clés pour comprendre les acteurs et les défis de la crise (2011-2013), aux éditions La Découverte (sortie officielle le 5 décembre 2013), nous vous proposons de découvrir le sommaire de cet ouvrage dirigé par François Burgat, directeur de l’Ifpo de 2008 à 2013, et Bruno Paoli, directeur du département scientifique des études arabes médiévales et modernes de l’Ifpo. De nombreux chercheurs de l’Ifpo (actuels ou anciens membres ) ont participé à la rédaction des différents chapitres.

4e de couverture

Depuis le déclenchement en mars 2011 de la révolte syrienne, sa brutale répression par le régime de Bachar al-Assad et la guerre civile internationalisée qui a suivi ont fait des dizaines de milliers de morts et des millions de déplacés. Bouleversant la lecture des transitions démocratiques arabes, ce conflit affecte également les équilibres d’une région stratégique. Cette nouvelle « guerre sans fin », alimentée par les jeux cyniques des grandes puissances et des États régionaux, se révèle d’autant plus malaisée à décrypter qu’elle fait l’objet de toutes sortes de désinformations.

C’est dire l’importance de cet ouvrage, qui réunit les contributions de vingt-huit spécialistes, membres ou familiers de l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo) et fins connaisseurs de la Syrie et de la région. De façon très accessible et en privilégiant les informations recueillies au plus près des acteurs, ils apportent des clés indispensables pour comprendre les racines historiques et les ressorts politiques, économiques et idéologiques de la crise. Non sans exprimer des sensibilités différentes, échos de la diversité des réactions face à ce drame. Certains, qui avaient très tôt pointé les risques de dérives sectaires et d’instrumentalisation de la révolte par des puissances étrangères, craignent pour la Syrie un avenir d’« irakisation ». D’autres, sans écarter une telle issue, espèrent que l’extrémisme d’activistes des deux camps n’empêchera pas l’émergence d’une société civile capable de résister aux sirènes de la division confessionnelle ou du radicalisme islamiste.

Un livre indispensable pour en finir avec les simplifications sur la tragédie syrienne, et mieux percevoir ce que vivent ses acteurs et ses victimes.

Sommaire

Remerciements

Introduction. Quelles clés pour comprendre le drame syrien ?, par François Burgat et Bruno Paoli

I. La fabrication d’une guerre civile

Un printemps arabe pas comme les autres ?

1. La stratégie al-Assad : diviser pour survivre, par François Burgat
La militante communiste Nahed Badawie : une révolte sunnite ?

2. Les ressources sécuritaires du régime, par Wladimir Glasman
Abu Bahar : l’imaginaire de la répression
« Nos autels sont tachés de sang ! » : l’appel du père Nebras Chehayed aux évêques de Syrie, 12 juillet 2011
Abou Bahar : du maintien de l’ordre à la torture, des manifestations pacifiques à la lutte armée

Les stratégies des acteurs : entre idéologie, confession et territoire

3. Une guérilla « islamiste » ? Les composantes idéologiques de la résistance armée, par François Burgat et Romain Caillet
La charte adoptée le 25 mars 2012 par les Frères musulmans syriens
Les premiers pas de la contestation militaire (mars-novembre 2011)

4. La révolte des quartiers : territorialisation plutôt que confessionnalisation, par Matthieu Rey
Les premiers temps des comités de coordination locale

5. Les oulémas : une hégémonie religieuse ébranlée par la révolution, par Thomas Pierret

6. Les chababs de Daraya, genèse et filiation du Mouvement syrien pour la non-violence, par Caroline Donati

7. Les divisions stratégiques des oppositions syriennes : un leadership impossible ?, par Nicolas Dot-Pouillard

8. Et maintenant, on va où ? : les alaouites à la croisée des destins, par Bruno Paoli

9. Avec qui se battre ? Le dilemme kurde, par Arthur Quesnay et Cyril Roussel

10. Dans le Golan : se rebeller contre qui ? par Mounir Fakher Eldine

11. Variables et enjeux économiques du soulèvement, par Samir Aïta
L’enjeu pétrolier

De nouveaux modes d’action et de mobilisation

12. La vidéo comme outil de l’action collective et de la lutte armée, par Cécile Boëx

13. La puissance politique des slogans de la révolution, par François Burgat, Jamal Chehayed, Bruno Paoli et Manuel Sartori
La militante communiste Nahed Badawie : « Le peuple veut la chute du régime »

14. Les chants se révoltent, par Simon Dubois
Trois chants de révolte d’Ibrahim Qachouch

15. Vers un nouvel État syrien ? Les institutions du gouvernorat d’Alep, par Gilles Dorronsoro, Adam Baczko, Arthur Quesnay

16. La dimension humanitaire du conflit, par Laura Ruiz de Elvira Carrascal
Naïm Kosayyer : entre Syrie et France, une trajectoire de l’émigration

II. La crise exportée

La difficile partition des pays riverains

17. Le Liban, au cœur de la crise syrienne, en marge des révolutions arabes ? par Vincent Geisser

18. Les réactions irakiennes à la crise syrienne, par Hosham Dawod

19. La Turquie face au cauchemar syrien, par Jean Marcou

20. Le mouvement national palestinien et la crise syrienne : une division contenue, par Nicolas Dot-Pouillard

21. L’Iran contre l’ « encerclement sunnite », par Bernard Hourcade

22. La Jordanie face à la crise, par Jalal Al-Husseini

Les fractures des communautés arabe et internationale

23. À la recherche de l’« ennemi principal » : quand la crise syrienne déboussole les gauches arabes, par Nicolas Dot-Pouillard
Le soutien à la révolution syrienne des gauches radicales européennes

24. Une communauté internationale éclatée, par Alain Gresh

25. L’engagement des monarchies du Golfe contre le régime de Bachar al-Assad, par Claire Beaugrand

26. Les diasporas d’Amérique latine et la crise syrienne, par Janaina Herrera

Les auteurs
Sites de documentation sur la crise syrienne
Bibliographie

Quelques bonnes feuilles et extraits publiés en ligne

Carnets de l’Ifpo

  • Jalal Al -Husseini, « La Jordanie face à la crise syrienne », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 12 novembre 2013. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/5419
  • Vincent Geisser, « Le Liban face à la crise syrienne : victime, otage ou acteur ? », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 14 octobre  2013. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/5340

Orient XXI

Carnets de l’Iremam

  • François Burgat et Romain Caillet, « Une guérilla “islamiste” ? Les composantes idéologiques de la révolte armée syrienne », Les Carnets de l’Iremam, 16 octobre 2013. [En ligne] http://iremam.hypotheses.org/3369

Informations bibliographiques

  • Collection : Cahiers libres
  • Parution : décembre 2013
  • Prix : 23 €
  • ISBN : 9782707177759
  • Dimensions : 155 × 240 mm
  • 240 pages

Voir la fiche de l’ouvrage sur le site web des Éditions La Découverte.

Religious Freedom Beyond (or Below) the Purview of the State : The Case of Lebanon

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In Lebanon, protecting and defending religious freedom is not the sole business of civic associations and NGOs; it is also the lifeblood of the State. Composed of eighteen State-recognized religious communities, the country prides itself on being a reference of religious coexistence and political management of difference, despite decades of war and tensions. The Lebanese state commitment to religious freedom is enshrined in its constitution (1926), which, unlike in most Arab countries, does not refer to Islam or to any specific religion at all. Instead, the Lebanese constitution juxtaposes (literally and conceptually) the concepts of “religious freedom” and “public order.” Article 9 reads  :

“There shall be absolute freedom of conscience. The state in rendering homage to the Most High shall respect all religions and creeds and guarantees, under its protection, the free exercise of all religious rites provided that public order is not disturbed. It also guarantees that the personal status and religious interests of the population, to whatever religious sect they belong, is respected.”

Entrée du Conseil constitutionnel libanais

Entrée du Conseil constitutionnel libanais, Beyrouth, copyright lebanonews.net

An investigation into the sites of boundary—including their overlaps and mutual exclusions—between “religious freedom” and “public order” is a first step away from the oft-repeated discourse of the Lebanese State on religious liberties. Here is a case in point: Lebanon’s State Council recently ratified a decision to outlaw sessions of group prayers organized by one group of Christian believers on account, the authorities claimed, that the activity threatened public order. For several years prior to this decision a resident of Jeita, a small town about 12 miles north of Beirut and notable for its Christian majority, held collective prayers in a lounge located on his property. The local religious authorities grew worried about these gatherings: two local parishes (one Maronite and one Greek Catholic) expressed displeasure to the local police authorities who responded by prohibiting these sessions of collective prayers in order “to avoid hazard to public safety.” (Lebanon State Council, decision #2012-188/2011). The group of Christian believers brought the case to Lebanon’s State Council, which, on 22 December 2011, confirmed the local authority’s decision. The judgment stipulates that: “unless it is legally recognized, a group or assembly (whatever its name) cannot practice religious acts of worship. Likewise, acts of worship cannot be held in buildings dedicated to them, unless these buildings or spaces belong to one of legally recognized sects” (Frangieh 2013).

The legal authorities did not inquire into the religiousness of the practices performed by the group. Nor did they investigate the threat the acts of worship supposedly pose to “public safety”. Without further inquiries, therefore, the State Council judged that these sessions of collective prayer might imperil the Lebanese “public order,” going so far as to add that such acts of worship “contradict the religious public order.” Yet, the notion of “religious public order” has no constitutional bearing. “Religious public order” refers here to the politico-religious architecture of Lebanon, within which each of the eighteen state-recognized sects enjoy organizational autonomy with regard to the management of their religious affairs as well as juridical autonomy in matters pertaining to “personal status.”

This case shows that state safeguarding and protecting religious freedom for the Lebanese means only safeguarding and protecting the autonomy of each of the legally recognized sects by further entrenching the decisions of its authorities. “Religious freedom in Lebanon is linked to the sectarian system, which requires each Lebanese to belong to one of the official sects,” said the State Council in an earlier statement. De facto, this means that the power to regulate religious freedom, the power to decide what counts as “religious” and what threatens “public order” is transferred into the hands of the authorities of the state-recognized religious communities. It also means that in a country like Lebanon most struggles, tensions and contestations over the regulation of religious freedom do not occur between the State and its religious communities but within the religious communities themselves—between their legal representatives and ordinary believers.

Yet, the religious traditions legally recognized as “sects” by the Lebanese State are not monolithic bodies. They are polyphonous entities which change and renew themselves through debates and arguments. A politics of difference is at play in each of them. Thus, to appreciate how in Lebanon religious difference is being regulated and how the norm of religious freedom is being mobilized—and toward what ends—we need to turn our glance toward the contestations fought beyond (or below) the purview of the State: in the “infrapolitics” of each of the sects within Lebanon (Scott 2005).

This paper was given at the conference “Politics of Religious Freedom. Contested Norms and Local Practices”, Northwestern University (USA, Illinois), October, 17-18th, 2013.

Bibliography

  • Frangieh G., 2013, “شورى الدولة يضحي بحريات أساسية على مذبح النظام”, Legal Agenda, 9, may 2012, p. 2-3.
  • Lebanese Constitution : http://www.ministryinfo.gov.lb/en/sub/Lebanon/LebaneseConstitution.aspx
  • Scott, J., 2005, “The infrapolitics of subordinate groups” in Amoore, L. (ed) The Global Resistance Reader, London and New York, Routledge.
  • Sullivan, W., 2005, The Impossibility of Religious Freedom, Princeton, Princeton University Press.

To cite this post: Jean-Michel Landry, “Religious Freedom Beyond (or Below) the Purview of the State : The Case of Lebanon”, Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), December 13th, 2013. [Online] http://ifpo.hypotheses.org/5519


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Jean-Michel Landry is is a doctoral candidate in the Department of Anthropology at the University of California, Berkeley. His work focuses on Islamic Law and the anthropological uses of critical theory. Jean-Michel is also a research fellow at the Institut Français du Proche-Orient and the Orient Institute-Beirut.

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Damas dans le miroir des écrivains et des poètes arabes

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Damas, Al-Cham, capitale de la Syrie, est l’une des plus anciennes cités du monde. Damas, sa rivière Barada, son mont Qassioun, ses jardins, sa mosquée des Omeyyades, ses églises, ses remparts, ses palais et ses caravansérails, ses ruelles couvertes bordées de boutiques et ses souks, ses maisons traditionnelles, ses quartiers, ses artisans et ses commerçants, sa population musulmane et chrétienne… Damas vit actuellement des jours tragiques. Au moment où la ville est prise dans l’engrenage d’une guerre effroyable dont personne ne connaît l’issue, les images de chaos qui nous parviennent d’elle à travers les médias sont d’une noirceur extrême. Pourtant, Damas n’a cessé d’alimenter l’imaginaire des écrivains, des romanciers, des nouvellistes et des poètes arabes durant des siècles, d’Ibn Battuta à Ahmad Chawqi, de Nizar Qabbani à Mohammed al-Maghout, en passant par Ghada al-Samman et bien d’autres encore. C’est sous l’angle de la littérature qu’Éric Gautier a choisi d’évoquer cette ville millénaire. Dans cette optique, il a sélectionné et traduit en français quelques-uns des plus beaux textes la concernant.
Nizar Qabbani

Portrait du poète sur la couverture du livre La Damas de Nizar Qabbani

La première étape de notre voyage à travers la littérature arabe à la recherche de Damas est consacrée à un poète contemporain, Nizar Qabbani.
Né en 1923 à Damas et mort à Londres en 1998, Nizar Qabbani est considéré comme l’un des plus grands poètes arabes contemporains. Après des études de droit à l’Université de Damas, il entre au Ministère des affaires étrangères syrien et fait une brillante carrière de diplomate, jusqu’à sa démission en 1966.
À la fin des années soixante, il s’installe à Beyrouth où il crée sa propre maison d’édition et se consacre à l’écriture. Son premier recueil de poèmes, intitulé La brune m’a dit, paraît en 1944. Par la suite, Nizar Qabbani publie plus de quarante ouvrages. Même si quelques-uns sont en prose, la plupart sont des recueils de poèmes dont les plus célèbres sont : L’enfance d’un sein (1948), Samba (1949), Le journal d’une femme indifférente (1968), Poèmes sauvages (1970), Je t’aime, je t’aime… À suivre (1978), Je jure qu’il n’y a de femmes que toi (1979), Je t’ai épousé, Liberté (1988), L’alphabet du jasmin (1998), etc. Certains de ses poèmes sont traduits en plusieurs langues, notamment en anglais, en russe, en italien et en espagnol. En français, Femmes paraît en 1988 aux éditions Arfuyen.
En 1982, après le décès tragique de sa deuxième épouse, Balqis, dans un attentat, il quitte Beyrouth pour Londres où il passera les dernières années de sa vie.
La femme fut la principale source d’inspiration du poète. Ses vers, empreints de romantisme sensuel et repris par les grands noms de la chanson arabe tels Mohammed Abdel Wahab, Abdel Halim Hafez, Fayrouz, Oum Kalthoum et plus récemment Kadhem al-Sahir, ont fait le tour du monde arabe et ont valu à leur auteur une popularité inégalée. Après la défaite arabe de 1967, son œuvre prend une tournure plus politique et reflète l’engagement du poète pour défendre la cause des peuples arabes. À titre d’exemple, l’un de ses derniers recueils Trilogie des enfants de la pierre (1988) fait référence à l’intifada palestinienne.

Dans un livre intitulé La Damas de Nizar Qabbani (Damas, Al-Ahali, 1995) sont rassemblés ses principaux textes sur Damas, la ville où il a vu le jour et où il est enterré. Voici la traduction d’un passage en prose tiré de Mon histoire avec la poésie (1970), puis celle d’un extrait d’une pièce en vers intitulée Le poème damascène, déclamée en public dans le cadre de la Foire internationale du livre de Damas, en 1988.

 

 1- Notre maison damascène

Je dois à nouveau vous parler de la maison de Mi’dhanat al-Chahm [quartier de Damas, ndlr] parce qu’elle est la clé de ma poésie, la meilleure manière d’y entrer. Ne pas évoquer cette maison rendrait le tableau incomplet, arraché à son cadre.

Savez-vous ce que cela signifie pour un homme d’habiter dans un flacon de parfum ? Notre maison était ce flacon.

Je n’essaie pas de vous soudoyer avec une comparaison éloquente, mais croyez bien qu’en faisant cette comparaison, ce n’est pas avec le flacon de parfum que je suis injuste… c’est plutôt avec notre maison.

Tous ceux qui ont habité Damas, qui se sont enfoncés dans ses quartiers et ses ruelles, savent comment le paradis leur tend les bras là où ils ne l’attendent pas…

Une petite porte de bois s’ouvre. Commence alors le voyage sur le vert, le rouge, le lilas, commence la symphonie de la lumière, de l’ombre et du marbre.

L’oranger amer étreint ses fruits, la treille porte ses enfants, le jasmin a donné le jour à mille lunes blanches et les a suspendues aux barreaux des fenêtres… les vols d’hirondelles ne passeront pas l’été ailleurs que chez nous.

Noir est le marbre autour du bassin central. Il remplit sa bouche d’eau, puis la recrache… et le jeu de l’eau se poursuit nuit et jour. Ni les jets ne se fatiguent, ni ne s’arrête l’eau de Damas…

Les roses du pays sont un tapis rouge que l’on déroule sous tes pieds… Le lilas coiffe ses cheveux violets, le buis, la mauve, les Belles de nuit, les giroflées, le basilic, les dhalias et des milliers de plantes damascènes dont je me rappelle les couleurs mais dont j’ai oublié les noms, grimpent encore sur mes doigts, chaque fois que je veux écrire…

Les chattes de Damas, propres, débordant de santé et de vie, montent au royaume du soleil pour se livrer à leurs jeux amoureux et romantiques en toute liberté. Lorsqu’après avoir abandonné leurs amants, elles rentrent accompagnées d’une flopée de petits, il se trouve toujours quelqu’un pour les accueillir, les nourrir et essuyer leurs larmes…

Les escaliers en marbre s’élèvent… s’élèvent… à leur gré. Les pigeons migrent et reviennent à leur gré. Personne ne leur demande des comptes. Le poisson rouge nage à son gré. Personne ne lui demande où il va.

Vingt pots de jasmin d’Arabie dans la cour de la maison sont l’unique richesse de ma mère. Pour elle, chaque bouton de ce jasmin compte autant que l’un de ses garçons… C’est pourquoi, à chaque fois que nous trompons sa vigilance et volons un de ses enfants… elle pleure… et se plaint de nous au Ciel.

C’est entouré par cette ceinture verte que je suis né, que j’ai marché à quatre pattes et que j’ai prononcé mes premiers mots.

Ma confrontation avec la beauté fut un destin quotidien. Quand je trébuchais, c’était sur une aile de pigeon et quand je tombais, c’était dans les bras d’une rose.

Cette belle maison damascène s’empara de tous mes sens et me fit perdre l’envie de sortir jouer dans la rue comme le font tous les petits garçons dans les autres quartiers de la ville. C’est sans doute là qu’il faut chercher l’origine de ce tempérament casanier qui m’accompagna tout au long de ma vie.

Aujourd’hui encore, je ressens une sorte d’autosuffisance qui fait que flâner sur les trottoirs ou chasser les mouches dans des cafés bondés d’hommes est un travail que ma nature réprouve.

Si dans le monde, la moitié des hommes de Lettres sont diplômés de l’académie des cafés, moi, je ne fais pas partie des lauréats. J’ai toujours eu la conviction que l’œuvre littéraire était une pratique cultuelle, avec son rituel, son protocole, sa probité. Difficile pour moi d’envisager que la littérature sérieuse puisse sortir des tuyaux des narguilés et du crépitement des dés de trictrac…

Mon enfance, je l’ai passée sous le parasol d’ombrages et de fraicheur qu’était notre vieille maison de Mi’dhanat al-Chahm.

Cette maison représentait pour moi les limites du monde. Elle était l’ami, l’oasis, la résidence d’hiver et celle d’été…

Il est encore possible pour moi aujourd’hui de fermer les yeux et de compter les clous de ses portes, de me remémorer les versets du Coran gravés dans les boiseries de ses salons.

Je peux encore compter une à une les dalles, les marches des escaliers de marbre, et vous dire combien il y a de poissons rouges dans le bassin.

Je peux fermer les yeux et, trente ans après, revoir mon père assis dans la cour, sa tasse de café devant lui, son réchaud, sa boîte à tabac, son journal… sur lequel, toutes les cinq minutes, tombait une fleur de jasmin blanc comme une lettre d’amour venue du ciel.

Sur le tapis persan qui recouvrait le carrelage, j’ai révisé mes leçons, rédigé mes devoirs et appris par cœur des poèmes de Amr Ibn Koulthoum, Zouhaïr, Al-Nabigha al-Dhoubyani et Tarafa Ibn al-Abd.

Cette maison-parasol a clairement marqué ma poésie, tout comme Grenade, Cordoue et Séville ont laissé leur empreinte sur la poésie andalouse.

Lorsqu’elle parvint en Espagne, la poésie arabe était recouverte d’une épaisse couche de poussière du désert. En entrant dans une région d’eau et de froideur, dans les montagnes de la Sierra Nevada et sur les rives du Guadalquivir, en pénétrant dans les oliveraies et les vignobles de la plaine de Cordoue, elle ôta ses vêtements et plongea dans l’eau… Ce choc historique entre la soif et l’eau donna naissance à la poésie andalouse.

C’est pour moi la seule explication à ce bouleversement radical qui frappa la poésie arabe lors de son périple en Espagne, au septième siècle. Elle est simplement entrée dans un salon climatisé. Les mouwachahhat [poésie chantée en arabe dialectal qui s’est développée dans l’Espagne arabe, ndlr] andalouses ne sont pas autre chose que de la poésie climatisée.

Ce qui arriva à la poésie arabe en Espagne, je l’ai vécu aussi. Mon enfance, mes cahiers, mon alphabet, tout était fait de fraicheur et de délicatesse.

Cette langue de Damas qui pénètre dans les jointures de mes mots, je l’ai apprise dans la maison-parasol dont je vous ai parlé.

Par la suite, j’ai beaucoup voyagé. Appartenant au corps diplomatique, j’ai vécu loin de Damas durant près de vingt ans. J’ai appris de nombreuses autres langues, mais mon alphabet damascène est resté accroché à mes doigts, à ma gorge, à mes vêtements. Je suis toujours cet enfant qui porte dans sa valise la menthe, le jasmin et les roses issues des jardinières de Damas…

Dans tous les hôtels du monde où je suis entré, j’ai emmené Damas et j’ai couché avec elle dans le même lit.

Traduction: E. Gautier

 

2- Le poème damascène

Voici Damas, voici le verre et le vin

J’aime… et l’amour est parfois assassin

Je suis le Damascène… Si vous autopsiez mon corps

En sortiraient des grappes de raisin et des pommes

Et si vous m’ouvriez les veines avec votre poignard

Vous entendriez dans mon sang les cris de ceux qui nous ont quitté.

La greffe du cœur soigne quelques uns de ceux qui ont aimé

Mais pour mon cœur, lorsque j’aime, aucun chirurgien.

La demeure de Fatima va-t-elle toujours bien ?

Le sein est en alerte… et le kohol chante.

Le vin ici… est un feu parfumé

Les yeux des femmes de Cham sont-ils des verres ?

Les minarets de Damas pleurent quand ils me serrent dans leurs bras

Les minarets, comme les arbres, ont des âmes.

Les jasmins ont des droits dans nos maisons

Le chat, chez nous, sommeille là où il se sent bien

Le moulin à café est une partie de notre enfance

Comment oublier ? Quand le parfum de la cardamome est partout

Ici sont mes racines, mon cœur, et ma langue

Comment expliquer ? L’amour peut-il être expliqué ?

Combien de femmes de Damas ont vendu leurs bracelets

Afin que je leur fasse la cour… La poésie est une clé…

Je viens, ô saule pleureur, te demander pardon

Mais Haïfa et Waddah pardonneront-ils ?

Traduction: E. Gautier 

Pour citer ce billet : Éric Gautier, «  Damas dans le miroir des écrivains et des poètes arabes  », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 10 janvier 2014. [En  ligne] http://ifpo.hypotheses.org/5584


E‰ric Gautier, responsable du stage de langue arabe de lâ€'Ifpo

Éric Gautier est spécialiste de littérature arabe contemporaine. Maître de conférences à l’Université de Paris-Sorbonne, il est actuellement Responsable des cours de langue arabe à l’Institut Français du Proche-Orient, à Beyrouth. Après avoir obtenu son doctorat en langue et littérature arabes à l’Université de Provence en 1993, il part s’installer à Damas où il réside durant dix-sept ans, jusqu’en juillet 2011. Éric Gautier a publié plusieurs traductions, dont Les Fins d’Abdul Rahman Mounif, 2013, Beyrouth, Presses de l’Ifpo.

Page personnelle et bibliographie : http://www.ifporient.org/eric-gautier

Billets écrits pour les Carnets de l’Ifpo


Eric Gautier

Eric Gautier est spécialiste de littérature arabe contemporaine. Maître de conférences à l'Université de Paris-Sorbonne, il est actuellement Responsable des cours de langue arabe à l'Institut Français du Proche-Orient, à Beyrouth. Après avoir obtenu son doctorat en langue et littérature arabes à l'Université de Provence en 1993, il part s'installer à Damas où il réside durant dix-sept ans, jusqu'en juillet 2011. Son domaine de recherche est le roman et la nouvelle. Il étudie en particulier comment les écrivains et de manière plus générale les cultures appréhendent les qualités du monde qui nous entoure, ce qui le conduit à réfléchir sur le statut de la littérature arabe contemporaine. Éric Gautier a publié plusieurs traductions, dont l'autobiographie d'Abdul Rahman Mounif, Une ville dans la mémoire (1996, Arles, Sindbad-Actes Sud). Plus récemment, il a édité avec Jamal Chehayed les actes du colloque La critique littéraire au Moyen-Orient (2006, Damas, IFPO, en langue arabe), et coordonné cinq unités du Larousse de poche (2008, Paris, Larousse).

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Damas dans le miroir des écrivains et des poètes arabes (2)

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Damas, Al-Cham, capitale de la Syrie, est l’une des plus anciennes cités du monde. Damas, sa rivière Barada, son mont Qassioun, ses jardins, sa mosquée des Omeyyades, ses églises, ses remparts, ses palais et ses caravansérails, ses ruelles couvertes bordées de boutiques et ses souks, ses maisons traditionnelles, ses quartiers, ses artisans et ses commerçants, sa population musulmane et chrétienne… Damas vit actuellement des jours tragiques. Au moment où la ville est prise dans l’engrenage d’une guerre effroyable dont personne ne connaît l’issue, les images de chaos qui nous parviennent d’elle à travers les médias sont d’une noirceur extrême. Pourtant, Damas n’a cessé d’alimenter l’imaginaire des écrivains, des romanciers, des nouvellistes et des poètes arabes durant des siècles, d’Ibn Battuta à Ahmad Chawqi, de Nizar Qabbani à Mohammed al-Maghout, en passant par Ghada al-Samman et bien d’autres encore. C’est sous l’angle de la littérature qu’Éric Gautier a choisi d’évoquer cette ville millénaire. Dans cette optique, il a sélectionné et traduit en français quelques-uns des plus beaux textes la concernant.
Portrait de l‘auteure Ghada al-Samman

Ghada al-Samman

La seconde étape de notre voyage à travers la littérature arabe à la recherche de Damas est consacrée à l’écrivaine Ghada al-Samman.
Ghada al-Samman est née en 1942 à Damas, dans une famille bourgeoise. Auteur d’une quarantaine d’ouvrages réédités à de nombreuses reprises et qui vont du roman au recueil de poèmes, en passant par la nouvelle, l’essai et la lettre, elle est aussi considérée comme une des figures du mouvement féministe dans le monde arabe. Elle fonde en 1977 sa propre maison d’édition à Beyrouth : Éditions Ghada al-Samman.
Après avoir obtenu sa licence de littérature anglaise à l’Université de Damas, elle poursuit ses études à Beyrouth à l’Université Américaine. Si elle publie sa première œuvre en 1962, un recueil de nouvelles, ce sont deux romans autobiographiques sur fond de guerre civile libanaise, Beyrouth 75 (1975) et Cauchemars de Beyrouth (1977), puis un roman de critique sociale, La nuit du milliard (1986), qui la consacrent comme un des grands noms de la littérature arabe contemporaine. Suivront d’autres romans tels que Le roman impossible, mosaïque damascène (1997), Le bal masqué des morts (2003), etc. La publication en 1992 des Lettres (d’amour) de Ghassan Kanafani à Ghada al-Samman fait couler beaucoup d’encre dans les journaux de l’époque.

Dans un autre livre, intitulé Lettres de nostalgie du jasmin (Beyrouth, Éditions Ghada al-Samman, 1996), Ghada al-Samman publie un ensemble de lettres poétiques qu’elle a écrites dans une période allant de la fin des années quatre-vingt à la fin des années quatre-vingt-dix. En guise de dédicace, on peut lire cette phrase de l’auteur : « À ma ville natale où mon cœur a vu le jour, Damas, royaume du jasmin et de la lumière… À elle, lors d’un instant de nostalgie du jasmin. »

J’ai traduit la première lettre du livre, « Lettre à Damas… où mon cœur a vu le jour », écrite à Paris et datée du 4 avril 1993.

Couverture du livre Lettres de nostalgie du jasmin

Couverture du livre Lettres de nostalgie du jasmin

Lettre à Damas… où mon cœur a vu le jour

Tous ceux qui ont appris à dissimuler leurs émotions explosent comme des torrents lorsqu’ils doivent se confier. Me voici donc en train de me confier et d’écrire sur la ville où mon cœur a vu le jour.

Lorsque j’écris sur Damas, ma feuille se transforme en une voile blanche, le stylo dans ma main devient un épi de blé et mes doigts un arc-en-ciel.

Lorsque j’écris sur Damas, la langue qui était là inerte et immobile s’illumine de fertilité et de lumière. Elle reprend vie et les mots se transforment en une tribu d’enfants aux yeux curieux. Ils se pressent vers la cour de la feuille, sautent par dessus les lignes, murmurent contre moi dans le coin de la page comme les petits diables d’une crèche, quand ils découvrent que leur maîtresse est amoureuse.

Lorsque j’écris sur Damas, je sanglote dans le giron de la feuille, en silence, et verse des larmes d’encre.

* * *

À Damas il y a une place, sur la place une maison, la maison a un balcon et sur le balcon une jeune fille fait les cent pas toute la nuit. Elle tient une carte du monde dans la main. Dans ses yeux il y a un télescope pour observer les avions qui vont et viennent et à bord desquels elle aimerait voyager, touriste cosmique en route vers notre planète et peut-être d’autres planètes !

La jeune fille est partie. Elle a longtemps dansé la dabkeh dans les cortèges de la stupeur. Elle a mis un pied au pôle et l’autre sur l’équateur.

Elle a couru tandis que les chariots du temps couraient au-dessus d’elle, faisant des allers et retours durant mille ans.

Mais cette jeune fille se trouve toujours sur la même place, dans la même maison, sur le même balcon.

Depuis plus d’un quart de siècle, rien n’a changé, mais la carte du monde lui a brûlé dans les mains et a été réduite en cendres sur le balcon !

Lorsque je mourrai, les poètes sa’alik* ivres pourront, au bout de la nuit, apercevoir distinctement cette jeune fille encore en train d’aller et venir comme un fantôme sur le balcon et ce, même après la destruction de la maison !

* * *

Mon ami Khalil Hawi* m’a dit qu’en Orient les femmes naissaient putes puis passaient toute leur vie à essayer de retrouver leur virginité.

Je lui ai répondu que ce n’était pas toujours vrai. Moi je suis née goéland, mais sans ailes.

Et j’ai passé ma vie à me tisser des ailes avec lesquelles je pourrais m’envoler très loin !

Quand mes ailes furent terminées et l’armature tendue, il était temps de rentrer à la maison à Damas.

* * *

Je parle de Damas en sous-entendant la Syrie, comme si dans mon cœur Damas était le nom de guerre de la Syrie. Damas, c’est Lattaquié, la ville de ma mère, Al-Fourallaq, Kassab, Safita, Jableh, Baniyas, Tartous, Homs, Wadi-l-Uyun, Dreikiche, Bloudan, Alep, Raqqa, Hassaké, Palmyre, Souweida et bien d’autres lieux qui appartiennent à mon enfance et à ma jeunesse.

Nombre de noms inoubliables que je répète comme les clés musicales d’un chant secret du cœur…

Ce n’est pas rien d’avoir comme mère la reine Zénobie, comme père Saladin l’Ayyoubide, et comme tante la reine Marie.

C’est peut-être pour cette raison que j’ai pris de nombreux trains et que je me suis trompée en imaginant que je trouverais un chemin ne menant pas à toi.

Tous les chemins mènent à toi, ma patrie… crois-tu que je retournerai à la ville de mon premier baiser pour y vivre mon dernier amour ?

* * *

Je n’ai jamais voyagé seule. Elle ne me quittait jamais, comme si elle avait été ma geôlière. Elle m’accompagnait armée d’une vérité cruelle.

Dès que je faisais la cour à un inconnu dans le train, elle brandissait le miroir de la vérité devant moi et j’y voyais les visages de mes vrais amours.

Pas un jour, elle ne m’a laissé seule. J’ai tenté de lui échapper dans les bars pour danser avec des étrangers jusqu’au bout de la vie, anesthésiée à l’extrême.

Mais cette geôlière nommée mémoire me suivait partout. À chaque instant de folie, elle me versait sur la tête l’eau fraîche de la source d’al-Figeh*, elle me récitait les prénoms de mon père et de mes ancêtres et dans mes rêves, me tirait par les cheveux vers les sanctuaires de Sitt Zeinab et de Khaled Ibn al-Walid. Je recouvrais alors mon visage, mon encrier, mon alphabet.

* * *

J’ai aimé Damas avec la folie des adolescents. Comme dans toutes les grandes histoires d’amour, la dispute entre les amoureux et la séparation étaient inévitables. Ce genre de dispute irréfléchie qui, après quelques minutes, quelques années ou quelques siècles, se termine par une étreinte fébrile et une question sincère qui reste sans réponse : pourquoi nous sommes-nous disputés ?

Peut-être parce que nous avons trop aimé. Doit-on toujours faire preuve d’une rare sottise sauf quand on est amoureux ? J’ai toujours été une piètre amoureuse. Je disais « non » en voulant dire « oui » et toutes les fois que je clamais le « oui », je criais le « non » encore plus fort.

Comme Othello, je t’ai aimée, ô Damas, un jour, plus qu’il ne fallait… avec moins de sagesse.

Dans le gris, partagée entre la tendresse et le meurtre, je suis partie avec Iago.

Damas, depuis que nos corps se sont soudés lors d’une étreinte qui ressemblait à un meurtre, je préfère vivre avec toi un amour platonique, et me tenir à distance.

Loin de toi, je t’ai dessinée comme je t’ai connue, j’ai marché dans les rues d’antan et je ne sais plus comment te quitter une autre fois. Je suis maintenant prisonnière de la carte inoubliable.

Lorsque j’étais au pays, je pleurais de désir de partir à l’étranger.

Et me voici, aujourd’hui, en train de pleurer parce que j’ai réalisé mes rêves.

* * *

À l’étranger, chaque fois que l’on traduit un de mes livres, je le porte en courant dans le giron de Damas comme un enfant avide de tendresse qui tente d’attirer davantage sur lui l’attention de sa mère !

J’ai tenté de conquérir d’autres langues tout en gardant un œil sur Damas, à la manière d’un bon élève qui essaie d’étonner son professeur à l’école !

Avant de mourir en exil en Belgique, le peintre français David demanda que l’on inhumât son cœur à Paris et son corps en exil. De même, lorsque Chopin quitta sa patrie, la Pologne, pour Paris, il emporta une poignée de terre de son pays en recommandant qu’on l’enterrât avec lui à Paris.

Dans mon testament, je n’écrirai pas à la manière du peintre David : « Inhumez mon cœur à Damas et mon corps à Paris » car, durant toutes ces années d’exil, mon cœur est resté caché dans la terre du jasmin de notre vieille maison, place de l’Étoile à Damas. Pas un jour il n’a quitté cette ville pour devoir y revenir…

Je n’ai pas non plus emporté une poignée de terre de ma patrie comme Chopin pour qu’elle soit enterrée avec moi, car mon corps lui-même se transformera en une poignée de terre de Syrie quel que soit l’endroit où il sera inhumé.

* * *

La nuit dernière, ma mémoire m’a dit : « Dessine-moi un mouton ! » Alors je lui ai dessiné une ville appelée Damas. Mon dessin ne sortait pas des miroirs du passé ni des coffres de la nostalgie. J’ai dessiné mon désir d’avenir avec elle et pas seulement mon passé !

La nuit dernière, j’ai dessiné mon vieux balcon de la place de l’Étoile et m’y suis arrêtée pour me brosser les cheveux.

Les cortèges du passé n’ont pas défilé devant mes yeux et je n’ai pas pleuré. Au contraire, je me suis réjouie car j’ai vu sous mon balcon la génération belle et fraîche qui est née pendant mon absence et celle qui naîtra après ma mort !

Tombe, pluie de Damas, et je deviendrai terre !

* * *

Que ne ferais-je pas pour que l’on me donne un vieux ticket d’entrée au cinéma Firdaws de Damas, un ticket qui remonterait à 1963, ce premier jeudi de printemps, séance de six heures et qui porterait le numéro du siège où j’étais assise cette nuit-là, à la droite de mon père ?

Que ne ferais-je pas pour que l’on me serve un élixir qui me ferait revivre, ne serait-ce que le temps d’un clin d’œil, cet instant familier ?

Que ne ferais-je pas pour que l’on m’accorde un instant d’intimité familière semblable à celui-là, me permettant de nager deux fois dans la rivière ?

* * *

Dans le bistrot, bien loin, je bois les vieilles chansons dans les verres de la mémoire. Je bois de la mijana et de la ataba*.

J’en murmure secrètement dans la salle de l’Opéra de Paris, malgré Pavarotti et son gosier stupéfiant.

Je parcours les musées d’Amsterdam, de New York et de Londres alors que je continue d’accrocher aux murs de mon cœur des tableaux d’Al-Tinaoui* dans lesquels il a peint Antara* avec les moustaches de mon grand-père !

* * *

Calmement, je laisse la lame des souvenirs me trancher les veines.

Je laisse mon sang couler sur la feuille goutte après goutte, lettre après lettre, rose rouge après rose rouge, visage après visage…

Les visages de tous ceux que j’ai connus et de ceux que je connaîtrai bientôt…

Je mène ma campagne à l’étranger, les yeux fixés sur ma patrie…

Comme une femme amoureuse qui voudrait provoquer son amant difficile !

* * *

Lorsque je vivais à Damas, je ne la voyais pas bien. J’étais comme quelqu’un qui colle son visage contre le miroir et ne voit plus rien.

Aujourd’hui, de loin, je la vois parfaitement avec ses bons et ses mauvais côtés.

L’œil qui rêve est-il plus lucide que l’œil en éveil ?

Lorsque je reviendrai à Damas, j’ôterai la chemise de la tempête, de la pluie et de la foudre pour revêtir l’habit du soleil.

J’aurai la possibilité de voir un ciel incrusté d’étoiles jusqu’à l’éternité, jusqu’à l’infini…

J’apprendrai à nouveau comment mon cœur épelle le nom de Dieu dans l’espace.

Comment prier en silence,

Comment dormir sans cauchemars.

* * *

Tu me demandes : « Bon ! Après tout cela, pourquoi ne rentres-tu pas demain ? » Je ne rentre pas car, dans le royaume de l’amour, je suis lâche. Je ne rentre pas car j’ai peur. C’est vrai qu’il n’y a que le premier amour qui compte : la patrie, mais j’ai peur. Face au grand amour, je suis la reine des lâches. Je ne supporterai pas de perdre Damas deux fois ! À croire que je veux rester loin d’elle pour qu’elle continue de m’aimer, comme une femme amoureuse qui n’ose pas rencontrer son amant pour ne pas le décevoir. Je suis une femme qui n’est bonne à rien d’autre qu’à écrire et j’ai peur de toucher mon amour ailleurs que sur le pont de mes écrits… Je laisse à Gibran Khalil Gibran* le soin d’exprimer ce qu’il ressent et ce que je ressens… « Tu me demandes, Mansour, si j’aimerais revenir au Liban ? écrivait Gibran à un de ses amis. Naturellement, je voudrais revenir dans la patrie de ma modernité, là où j’ai trouvé l’inspiration, sur les versants de la vallée où mon esprit s’est nourri. Oui, je voudrais revenir au Liban, à Bcharré*, mais si je reviens au Liban, cher Mansour, à Bcharré, les gens continueront-ils à me respecter ? Ou bien, peu de temps après mon retour parmi eux, mes plus proches amis commenceront-ils à se moquer de moi ? Voilà pourquoi Mansour, je préfère rester loin de lui. J’aime le Liban et le Liban m’aime… »

Comme Gibran est lâche devant son grand amour, le Liban ! Et comme il est sincère !

Je suis donc fière de rejoindre le cercle des amoureux lâches et je tremble de peur comme un petit chat devant mon grand amour : Damas…

Oserai-je revenir ?

Traduction : É. Gautier

Notes du traducteur

  • sa’alik : poètes brigands chez les Arabes de l’époque préislamique.
  • Khalil Hawi : poète libanais (1918-1982).
  • al-Figeh : source qui alimente Damas en eau potable.
  • mijana et ataba : genres de poésie en arabe dialectal et de chant populaire.
  • Abou Soubhi al-Tinaoui est un peintre syrien qui vécut à Damas entre 1884 et 1973.
  • Antara Ibn Chaddad est un poète arabe préislamique issu de la tribu des Bani ‘Abs. Il aurait vécu entre 525 et 615 de notre ère.
  • Gibran Khalil Gibran est un poète, peintre et sculpteur né en 1883 à Bcharré (Liban) et mort en 1931 à New York. Publié en 1923, Le Prophète, son œuvre majeure, est internationalement connue.
  • Bcharré est la ville natale de Gibran Khalil Gibran. Elle est située au nord du Liban, dans la montagne, à 1400 m d’altitude, au bord de la vallée de la Qadisha.

Pour citer ce billet : Éric Gautier, «  Damas dans le miroir des écrivains et des poètes arabes (2). Ghada al-Samman  », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 2٣ janvier 2014. [En  ligne] http://ifpo.hypotheses.org/5634


E‰ric Gautier, responsable du stage de langue arabe de lâ€'Ifpo

Éric Gautier est spécialiste de littérature arabe contemporaine. Maître de conférences à l’Université de Paris-Sorbonne, il est actuellement Responsable des cours de langue arabe à l’Institut Français du Proche-Orient, à Beyrouth. Après avoir obtenu son doctorat en langue et littérature arabes à l’Université de Provence en 1993, il part s’installer à Damas où il réside durant dix-sept ans, jusqu’en juillet 2011. Éric Gautier a publié plusieurs traductions, dont Les Fins d’Abdul Rahman Mounif, 2013, Beyrouth, Presses de l’Ifpo.

Page personnelle et bibliographie : http://www.ifporient.org/eric-gautier

Billets écrits pour les Carnets de l’Ifpo


Eric Gautier

Eric Gautier est spécialiste de littérature arabe contemporaine. Maître de conférences à l'Université de Paris-Sorbonne, il est actuellement Responsable des cours de langue arabe à l'Institut Français du Proche-Orient, à Beyrouth. Après avoir obtenu son doctorat en langue et littérature arabes à l'Université de Provence en 1993, il part s'installer à Damas où il réside durant dix-sept ans, jusqu'en juillet 2011. Son domaine de recherche est le roman et la nouvelle. Il étudie en particulier comment les écrivains et de manière plus générale les cultures appréhendent les qualités du monde qui nous entoure, ce qui le conduit à réfléchir sur le statut de la littérature arabe contemporaine. Éric Gautier a publié plusieurs traductions, dont l'autobiographie d'Abdul Rahman Mounif, Une ville dans la mémoire (1996, Arles, Sindbad-Actes Sud). Plus récemment, il a édité avec Jamal Chehayed les actes du colloque La critique littéraire au Moyen-Orient (2006, Damas, IFPO, en langue arabe), et coordonné cinq unités du Larousse de poche (2008, Paris, Larousse).

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Perceptions libanaises des réfugiés syriens au Liban

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Difficile pour l’observateur du terrain libanais de ne pas être touché par les répercussions de la guerre civile qui se déroule en Syrie depuis bientôt trois ans. Ses enjeux ne cessent d’alimenter les médias et les débats politiques et vont jusqu’à affecter la formation même du gouvernement libanais. Plus d’un million de Syriens résident au Liban (pour quatre millions de Libanais environ), dont plus de 800 000 sont inscrits au UNHCR en tant que réfugiés. Ces « déplacés » sont accueillis, aidés et soutenus par les familles libanaises, les ONG et les municipalités mais ils sont aussi l’objet de préjugés, de discriminations, de situations d’exploitation et de violences. Un sondage, réalisé par l’institut norvégien Fafo en partenariat avec le Issam Fares Institute for Public Policy and International Affairs de l’AUB, nous permet de poser un regard critique sur les perceptions complexes des Libanais envers les Syriens et les réfugiés syriens. Les résultats sont disponibles en ligne : http://www.Fafo.no/ais/middeast/lebanon/91369-syrian-refugees.html.

Principaux résultats et contexte historique

Couverture du rapport Fafo Ambivalent Hospitality. Coping Strategies and Local Responses to Syrian Refugees in Lebanon

Couverture du rapport Fafo Ambivalent Hospitality. Coping Strategies and Local Responses to Syrian Refugees in Lebanon

Malgré les limites inhérentes à tout sondage, cette enquête d’opinion réalisée entre le 15 et le 21 mai 2013 a le mérite de récolter de nombreuses données socio-économiques dans une étude conduite à l’échelle nationale (900 individus interrogés, 56 % d’hommes et 44 % de femmes). L’étude interroge des variables sociologiques classiques (mohafazat, sexe, âge, religion, statut d’emploi, niveau d’éducation, niveau de revenu par famille, réception d’aides, nombre de membres employés par famille) et les perceptions des sondés telles que le sentiment de satisfaction par rapport au niveau de vie, la confiance, le sentiment de sécurité, les perspectives d’avenir.

L’étude révèle que les chrétiens, les sunnites et ceux regroupés dans la rubrique « autres musulmans » (ni chiites ni sunnites) de même que les plus bas revenus, le mohafazat du Nord et les 18-24 ans sont plus vindicatifs à l’encontre des Syriens que la moyenne du reste des Libanais interrogés. En revanche, le fait de recevoir de l’aide d’une institution ou non, le fait d’avoir été employé les quatre derniers mois ou d’être au chômage, ainsi que le sexe, ne sont pas des variables explicatives des comportements envers les Syriens. D’une manière générale, 23 % des Libanais interrogés se méfient des « inconnus » mais 40 % se méfient des Syriens en particulier. Cependant, l’indicateur le plus révélateur du niveau d’intégration des Syriens à la société libanaise demeure le mariage mixte. Or 82 % des Libanais sont mal à l’aise avec le mariage d’un des leurs à un Syrien. Mais l’étude ne précise pas si le mariage relève de l’endogamie communautaire.

Ces perceptions sont le fruit de l’histoire récente de ces deux pays, anciens territoires du Bilâd al-Cham, dont le destin contemporain fut scellé en 1920 par la création des États de Syrie et du Liban. Les orientations idéologiques et politiques différentes de ces deux pays ont ouvert sur des oppositions identitaires et, dès les années cinquante, l’arrivée en nombre croissant de travailleurs syriens non qualifiés au Liban doubla la question identitaire d’une question sociale (Amnesty International dénombre, en 2005, entre 400 000 et 600 000 travailleurs syriens). L’opinion publique libanaise, sous l’effet des différentes phases de l’occupation syrienne (1976-2005), adossa au mépris social latent un rejet global du « Syrien ».

Les stéréotypes

La deuxième partie du sondage soumet des affirmations stéréotypées aux personnes interrogées et révèle ainsi que la crise syrienne a permis de compléter cette double perception avec l’image du « Syrien-paria ». D’un point de vue économique, 93 % des Libanais interrogés considèrent que les Syriens pèsent sur les ressources énergétiques du Liban. 98 % pensent qu’ils volent le travail des Libanais. 63 % considèrent qu’ils sont aidés financièrement de manière injuste. Selon le rapport, certains réfugiés proposent leur force de travail en dessous des prix du marché du fait des aides qu’ils reçoivent. La main d’œuvre syrienne sert pour son bas coût, ce qui explique une relative tolérance des plus hauts revenus à leur égard. Elle représente en revanche pour les plus pauvres un bouc émissaire.

Le risque d’insécurité politique : le spectre de l’expérience palestinienne

64 % des Libanais considèrent les Syriens comme une menace pour la sécurité nationale et la stabilité. Si 51 % attendent de l’État libanais qu’il établisse des camps de réfugiés, 70 % veulent que ces camps soient gérés par les Nations-Unies et 72 % refusent que les réfugiés syriens rejoignent les camps palestiniens. Mais si les Libanais ne veulent plus continuer à porter le coût des réfugiés déjà présents en contrôlant leur entrée sur le territoire, ils ne veulent pas pour autant les laisser à leur sort. Les Libanais interrogés préféreraient donc que la communauté internationale supporte le coût économique du logement des réfugiés (95 %).

71 % affirment craindre un conflit communautaire et 67 % une nouvelle guerre civile. Ainsi, une majorité de Libanais imaginent que si les tensions sociales s’aggravent, la crise de 1975 pourrait se reconduire. L’arrivée massive de réfugiés syriens fait écho à l’expérience des réfugiés palestiniens qui, d’un statut temporaire de réfugiés, ont utilisé le Liban comme base arrière de la lutte pour la libération de leur pays et sont devenus des acteurs centraux du jeu politique de la guerre civile, au point de remettre en cause d’un certain consensus politique et économique entre communautés sunnite et chrétienne. Si l’équilibre actuel des forces politiques libanaises n’est plus défini uniquement en termes d’opposition chrétiens-musulmans, la question du soutien ou non au régime baassiste divise depuis février 2005 les deux grands coalitions, « 8 mars » et « 14 mars ».

Le sentiment d’insécurité exprimé par les sondés dans l’étude est uniquement lié aux événements politiques et non à la petite criminalité qui touche pourtant plus largement la population dans son quotidien. Ces affirmations sont en lien direct avec le résultat suivant : 89 % des Libanais sont contre une libre entrée des Syriens dans leur pays et 98 % sont d’accord pour renforcer les contrôles policiers à la frontière.

Des préjugés déconstruits

Malgré une xénophobie évidente, plusieurs hypothèses sont invalidées par l’étude. Alors que le principal parti chiite (le Hezbollah) est engagé militairement en Syrie aux côtés du régime et que l’arrivée des réfugiés pourrait renforcer la communauté sunnite, la communauté chiite ainsi que les régions chiites (Sud et Bekaa) sont plus tolérantes que la moyenne des Libanais.

Autre idée reçue remise en cause : une appartenance communautaire sunnite commune rapprocherait Libanais et Syriens. Au contraire, le mohafazat du Nord et les sunnites d’une manière générale sont aussi peu tolérants que la moyenne des Libanais interrogés car les populations les plus pauvres du Nord (majoritairement sunnites) sont celles qui payent le plus le coût social des réfugiés du fait de leur proximité et justement de cette appartenance communautaire commune. Pourtant, 69 % des Libanais partageraient sans problème leur lieu de culte avec des Syriens, bien que l’étude ne précise pas si une même confession est sous-entendue ou non dans cette question.

Enfin, nous aurions pu penser que les Libanais voient les réfugiés syriens comme de nouveaux Palestiniens destinés à rester au Liban. Or, l’étude montre que 55 % considèrent que les réfugiés retourneront chez eux dans les prochaines années (1 à 10 ans) alors que seulement 15 % pensent qu’ils ne retourneront jamais en Syrie. Cependant, l’enlisement du conflit en Syrie sur la longue durée pourrait conduire une partie des réfugiés à s’installer au Liban et ainsi changer ces perceptions.

Finalement, si les Syriens font l’objet d’une xénophobie largement partagée, c’est avant tout un sentiment complexe qui ressort de cette étude car, malgré une saturation évidente, les Libanais se refusent pour l’instant à laisser les réfugiés à leur sort.

Cette étude propose un instantané de la crise syrienne au mois de mai 2013 plus qu’une analyse de fond. La récente vague d’attentats visant la communauté chiite et les intérêts iraniens au Liban (attentats dans la Dahiyeh, attentat contre l’ambassade iranienne) nous rappelle que la situation sécuritaire s’aggrave. De là, les perceptions des acteurs et des situations sont susceptibles d’évolution.

Référence

Mona Christophersen, Cathrine Moe Thorleifsson and Åge A. Tiltnes, Ambivalent Hospitality. Coping Strategies and Local Responses to Syrian Refugees in Lebanon, Fafo-report 2013:48. http://www.fafo.no/pub/rapp/20338/20338.pdf.


Pour citer ce billet : Jean-Baptiste Pesquet, « Perceptions libanaises des réfugiés syriens au Liban », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 31 janvier 2014. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/5655


pesquet-portrait

Jean-Baptiste Pesquet est doctorant en sciences politiques. Il a étudié en France, au Liban, au Canada et au Royaume-Uni. Il mène depuis janvier 2013 une étude de terrain auprès des réfugiés syriens au Liban où il s’intéresse aux dimensions spirituelles et existentielles de l’engagement politique individuel. Ses recherches portent également sur l’islam et le sécularisme dans les sociétés libérales.

Tous les billets de Jean-Baptiste Pesquet

Jeunesses palestiniennes au quotidien : quelles formes d’engagement ?

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Le colloque intitulé « Jeunesses palestiniennes au quotidien : quelles formes d’engagement ? » s’est tenu les 18 et 19 novembre 2013 à l’Université de Birzeit. Financé par le Fonds d’Alembert, il était organisé conjointement par l’antenne de l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo) dans les Territoires palestiniens et l’Université de Birzeit (département des Sciences sociales et comportementales). Il a été complété par un débat entre représentants d’associations de jeunes palestiniens, intitulé « Place aux jeunes », le soir du 18 novembre, dans un des hauts lieux de la scène culturelle de Ramallah, le Khalil Sakakini Cultural Center.

À vocation internationale et pluridisciplinaire, le colloque a réuni un large panel d’intervenants internationaux et palestiniens, dont les communications ont couvert l’ensemble des situations territoriales et statutaires palestiniennes, de la Cisjordanie à Gaza en passant par Iqirith (nord d’Acre). Afin d’éviter de se focaliser uniquement sur le cas palestinien, des interventions portant sur l’étude des jeunesses au Bahreïn, en Égypte et en Jordanie ont permis d’ajouter une dimension comparative à l’événement.

L’objectif scientifique du colloque, qui s’est tenu en trois langues (arabe, français, anglais), était d’aborder les mutations politiques et sociales à travers l’étude du quotidien des jeunesses palestiniennes. Il s’inscrivait dans le prolongement de la réflexion engagée dans l’ouvrage de Laurent Bonnefoy et Myriam Catusse (Jeunesses arabes. Du Maroc au Yémen : loisirs, cultures et politiques, La Découverte, 2013) autour de la catégorie de « jeunes » dans le contexte des révolutions arabes, période durant laquelle cette catégorie, souvent largement impensée, a fait irruption dans l’espace public et médiatique.

Myriam Catusse et Laurent Bonnefoy

Myriam Catusse et Laurent Bonnefoy

Pour ce faire, le colloque mettait en avant le concept d’engagement, compris au sens large et incluant, outre la mobilisation politique, des pratiques sportives ou artistiques, de loisir ou de repli (y compris les stratégies de migration). En effet, lors de la genèse de l’événement, s’était posée la question de la possibilité d’évoquer les « loisirs » pour décrire les activités des jeunes palestiniens dans un contexte marqué avant tout par l’occupation. C’est ainsi que le colloque s’est ouvert par les remarques de Nitin Sawhney, réalisateur du film Flying Paper (New School de New York), soulignant l’importance de la résilience créative en Palestine, notamment chez les jeunes de Gaza qui ont contribué au tournage de son film. Ainsi, l’occupation et le blocus, en imposant leurs contraintes drastiques sur le quotidien (comme illustré par l’intervention d’Ibrahim Abrash [Université al-Azhar], depuis Gaza par communication téléphonique, faute d’autorisation de sortie délivrée par les autorités israéliennes), infléchissent les modes et les sujets de production digitale, mais ne les étouffent pas. En outre, le débat entre jeunes (voir encadré) a montré le caractère polarisant de la colonisation, qui divise la jeunesse autour des limites des « compromissions » acceptables (en terme de financements étrangers), prise dans l’inconfort extrême généré au quotidien par le refus de « normalisation » dans le contexte de colonisation et de lutte nationale.

Débat entre représentants d'organisations de jeunes palestiniens, centre culturel Khalil Sakakini.Le débat « Place aux jeunes », qui s’est tenu au centre culturel Khalil Sakakini (photo), a réuni des représentants de six organisations de jeunes principalement financées par des bailleurs de fonds internationaux, (Baladna – Haïfa, PalVision, Jérusalem, le forum de débats de l’Université de Birzeit – Muntada al Munathara) et trois associations cisjordaniennes aux mandats assez vastes (former de nouveaux leaders, promouvoir les valeurs démocratiques et le développement local : NewPal, Pyalara et Sharek Youth Forum). Il a abordé des questions apparues centrales aux invités, comme par exemple les problèmes de confusions identitaires, les notions d’acculturation israélienne traitées par les Palestiniens hors de Cisjordanie ou bien encore le rôle – à nuancer toutefois – des nouveaux médias.

Le colloque a soulevé la question de la définition à géométrie variable de la catégorie sociologique de « jeunesse », comme l’a justement fait remarquer Ibrahim Mikkawi (Université de Birzeit). Les limites de cette catégorie sont fluctuantes, mélangeant le biologique (critère d’âge) et le social (variables telles que le mariage, les études ou l’indépendance financière). Dans la première session consacrée aux relations générationnelles, Leyla Dakhli (IREMAM) a ainsi retracé l’émergence, au cours du XXe siècle, du terme « jeunes » / « shabab » dans le monde arabe et le développement de ses ramifications dans les domaines intellectuels et artistiques où les « questions de génération » jouent un rôle particulier. Cette réflexion sur le passage de relai entre générations fut approfondie par Esmail Nashif (Université Ben Gourion) qui a étudié la transmission de l’héritage de la « tragédie palestinienne » depuis 1948.

Enfin, dans la façon même dont elle est perçue, la jeunesse est prise dans des contradictions, ce qui s’est exprimé dans deux visions opposées. La première présente la jeunesse comme un « moment d’opportunité » : c’était notamment le point de vue adopté par Ala Alazzeh (doctorant, Rice University, Houston) qui analysait les auto-représentations des jeunes, depuis la période pré-Oslo jusqu’à aujourd’hui, ou, en d’autres termes, sous la domination coloniale israélienne à laquelle s’est substituée (partiellement) l’hégémonie de nouveaux acteurs locaux et internationaux en Cisjordanie.

François Burgat, CNRS-ERC WAFAW, ancien directeur de l'Ifpo.

François Burgat, CNRS-ERC WAFAW, ancien directeur de l’Ifpo.

La seconde vision, venue de l’extérieur et de l’Occident, voit dans certains types de jeunesses tantôt des menaces (notamment islamistes), tantôt des interlocuteurs alternatifs aux représentants en place (François Burgat, CNRS, porteur du projet WAFAW (When Authoritarianism Fails in the Arab World, projet financé par le Conseil Européen de la Recherche, 2013-2016).

Abaher El-Sakka

Abaher El-Sakka, directeur du département des Sciences sociales et comportementales de l’Université de Birzeit

Le colloque a aussi interrogé les liens entre culture, identité et mobilisation politique, qui ne sont pas unidirectionnels. Dans l’engouement des jeunes palestiniens pour Mohammed Assaf, chanteur de Gaza élu nouvelle « Arab Idol », et la cristallisation identitaire que ce phénomène a suscité, Abaher El-Sakka (Université de Birzeit) a décelé le passage de figures traditionnelles politiques de l’héroïsme palestinien vers des formes plus consuméristes dictées par le contexte politique. De la même façon, au sein de la production artistique des jeunes artistes palestiniens, l’engagement collectif en faveur de la cause nationale a fait place à des formes de revendication plus universelles, individuelles et libérales ; la pratique artistique a pu devenir un moyen efficace d’accéder à l’échelle internationale, à l’heure où l’enfermement dans un espace local est de plus en plus oppressant (Marion Slitine, Ifpo).

Un des acquis du colloque a été de faire réfléchir sur les différentes facettes de l’engagement qui peut aller bien au delà de sa dimension politique, dans son objet comme dans sa forme. Dans le cas de la jeunesse sunnite politisée du jour au lendemain par la crise de 2011 au Bahreïn, l’objet de la mobilisation consiste moins en une volonté de changement politique et social ou en un projet articulé, qu’en une réaction pour établir un statut, une captation de ressources et développer un réseau (Claire Beaugrand, Ifpo). C’est également le cas de certains groupes nationalistes d’étudiants de l’université de Jordanie qui, au-delà de leurs discours politiques, permettent de développer des stratégies efficaces de carrière personnelle (Caroline Ronsin, Institut universitaire européen de Florence). Du journaliste-citoyen à Gaza (Sawhney), aux jeunes qui parviennent à tenir bon lors des interrogatoires israéliens (Lina Miari, université de Birzeit), jusqu’ à ceux qui ont décidé de revenir en août 2012 au village d’Iqirit, lieu de tranquillité où se retrouver puis organiser des actions simples comme la culture de quelques légumes (Joni Assi, université de Naplouse), bon nombre de communications ont pensé l’engagement au delà des organisations formelles, qui continuent néanmoins à jouer un rôle important. En effet, alors qu’a été soulignée la relativement faible institutionnalisation de l’encadrement de la jeunesse dans d’autres pays de la région, les structures de parti ou les associations soutenues par les donateurs extérieurs restent au contraire nombreuses en Palestine (Majdi al Malki, université de Birzeit).

Affiche du colloque

Affiche du colloque

Parfois l’engagement prend une forme ludique : c’est ce qui ressort de l’ethnographie de Perrine Lachenal au cœur des cours de self-defense féminine au Caire, où les nouvelles modalités d’ « être une jeune femme », deviennent, à la faveur de la crise qui légitime la violence dans l’espace public, à la fois loisir et activisme. Parfois l’émancipation ou l’affirmation de soi a pris une forme de mise à l’écart, d’isolement, de départ : dans le cas des jeunes palestiniens du camp d’al-Wihdat en Jordanie, perdus dans leur double identité (Luigi Achilli, associé Ifpo), dans celui des migrants de Cisjordanie qui viennent tenter leur chance dans la capitale Ramallah (Mariangela Gasparotto, EHESS), enfin dans celui, emblématique, des candidats à l’émigration clandestine pour la Grèce dans les camps palestiniens du Liban (Nicolas Puig, IRD).

À travers l’étude de pratiques quotidiennes de la jeunesse en Palestine, il s’agissait de placer la réflexion sous le double angle de la normalité du quotidien et de l’approche comparative entre divers pays arabes, questionnant les singularités des formes d’engagement des nouvelles générations palestiniennes par rapport à celles qui, tout aussi plurielles, prévalent dans le reste de la région.

Le colloque a certes semblé montrer que les discours ambiants sur le thème de la jeunesse révolutionnaire arabe, très peu abordés pendant la conférence et absents du débat, avaient peu de prise sur les jeunes palestiniens. Pourtant, une de ses forces a été de pouvoir aborder les questions transversales de l’encadrement de la jeunesse, du genre et de la construction de modèles d’héroïsme au travers d’un consumérisme globalisé : à la génération de la première Intifada, a semblé succéder, au fil des communications des figures académiques et intellectuelles palestiniennes (Nashif, Al Sheikh, El-Sakka), une génération que les élites palestiniennes se sont efforcées de modeler, pour en projeter l’image, dans l’évitement de la confrontation, d’une « force de développement » (El-Sakka).

Programme du colloque : http://www.ifporient.org/node/1384

Album photo du colloque sur FlickR : http://www.flickr.com/photos/ifpo/sets/72157638076940903/

Presse et médias


Pour citer ce billet : Claire Beaugrand, Abaher El-Sakka & Marion Slitine, « Jeunesses palestiniennes au quotidien : quelles formes d’engagement ? », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 6 février 2014. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/5670


pesquet-portrait

Claire Beaugrand est chercheuse à l’Ifpo, Territoires palestiniens. Elle a travaillé sur la question de l’apatridie au Koweït, se concentrant sur les conceptions de la nationalité et les réseaux transnationaux dans le Golfe.

Tous les billets de Claire Beaugrand


pesquet-portrait

Abaher El-Sakka est directeur du département des Sciences sociales et comportementales de l’Université de Birzeit (Ramallah-Palestine) et chercheur associé à l’Ifpo, Territoires palestiniens. Il a publié plusieurs recherches sur les modes d’expression artistique, la mémoire sociale et collective, ainsi que sur l’identité sociale et les mouvements de protestation.

Tous les billets de Abaher El-Sakka


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Marion Slitine est boursière AMI à l’Ifpo,Territoires palestiniens. Elle réside à Ramallah, où elle effectue ses recherches de doctorat à l’EHESS-Paris sur les mondes de l’art visuel palestinien contemporain.

Tous les billets de Marion Slitine


Damas dans le miroir des écrivains et des poètes arabes (3)

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Damas, Al-Cham, capitale de la Syrie, est l’une des plus anciennes cités du monde. Damas, sa rivière Barada, son mont Qassioun, ses jardins, sa mosquée des Omeyyades, ses églises, ses remparts, ses palais et ses caravansérails, ses ruelles couvertes bordées de boutiques et ses souks, ses maisons traditionnelles, ses quartiers, ses artisans et ses commerçants, sa population musulmane et chrétienne… Damas vit actuellement des jours tragiques. Au moment où la ville est prise dans l’engrenage d’une guerre effroyable dont personne ne connaît l’issue, les images de chaos qui nous parviennent d’elle à travers les médias sont d’une noirceur extrême. Pourtant, Damas n’a cessé d’alimenter l’imaginaire des écrivains, des romanciers, des nouvellistes et des poètes arabes durant des siècles, d’Ibn Battuta à Ahmad Chawqi, de Nizar Qabbani à Mohammed al-Maghout, en passant par Ghada al-Samman et bien d’autres encore. C’est sous l’angle de la littérature qu’Éric Gautier a choisi d’évoquer cette ville millénaire. Dans cette optique, il a sélectionné et traduit en français quelques-uns des plus beaux textes la concernant.
Portrait de l'auteur Mohammed al-Maghout.

Portrait de l’auteur Mohammed al-Maghout.

La troisième étape de notre voyage à travers la littérature arabe à la recherche de Damas est consacrée au poète, dramaturge et scénariste syrien Mohammed al-Maghout.

Né en 1934 à Salamiyyeh et mort en 2006 à Damas, Mohammed al-Maghout est une des figures marquantes de la poésie arabe contemporaine. En 1955, à cause de son appartenance au parti nationaliste syrien (Parti Social-Nationaliste Syrien, PSNS), alors interdit, il est mis en prison où il fait la connaissance du poète Adonis et commence à écrire. Cette expérience de la prison et de la torture aura une influence capitale sur sa vie et son œuvre. À la fin des années cinquante, exilé au Liban, il publie ses premières œuvres dans la revue Chi’r (Poésie) et contribue au renouveau de la poésie arabe. Il est en effet considéré comme l’un des pionniers du vers libre. Sa poésie exprime dans une langue sans artifice sa déception à l’égard du monde et son refus de toute soumission à l’ordre social, politique ou religieux. Frustration, pessimisme, humour noir, cruauté et ironie caractérisent ses vers.

Parmi ses œuvres poétiques les plus représentatives, nous citerons : Tristesse au clair de lune (1959), Une chambre au millions de murs (1964), La joie n’est pas mon métier (1970), À l’est d’Eden, à l’ouest de Dieu (2004), Le bédouin rouge (2006).

La joie n’est pas mon métier est aussi le titre d’une anthologie bilingue de quelques-uns de ses poèmes traduits en français par Abdellatif Laâbi (parue en 1992 et rééditée en 2013 aux éditions La Différence).

Mohammed Al-Maghout est également célèbre comme dramaturge et scénariste. Ses pièces de théâtre composées avec le comédien Dourayd Lahham – Village d’octobre (1974), L’Exil (1976) et surtout À la tienne Patrie ! (1978), dans lesquelles il critique la société syrienne et les politiques arabes – ont un grand succès auprès du public. Il en est de même des films Les frontières (1984) et Le rapport (1987) dont il écrit les scénarios.

Même si sa vision de Damas est sans doute moins romantique que celle d’un Nizar Qabbani, pour diverses raisons qui touchent à la fois à sa façon d’être et à son œuvre, al-Maghout est avec Nizar Qabbani, le poète contemporain qui incarne le mieux cette ville. Hala Mohammed réalise en 2008 un film documentaire le concernant, tourné peu avant sa mort et intitulé Lorsque le Qassioun est fatigué. Ce titre évocateur – le Qassioun est la montagne qui domine Damas et sur laquelle repose une partie de la ville – fait clairement allusion au poète et est d’ailleurs inspiré d’un de ses poèmes, « Après alladhi et allati », dont nous proposons la traduction ci-dessous. Dans ce film, Al-Maghout est assimilé au Qassioun et devient le symbole de cette ville de Damas qui l’avait adopté et qu’il n’avait plus quittée jusqu’à sa mort en 2006.

Ce poème a été publié sur le site du journal Tishreen (Damas, 11/01/2005). Mohammed al-Maghout et Zakaria Tamer avaient une chronique quotidienne dans Tishreen intitulée « Pensées qui ne réjouissent pas l’esprit » lorsqu’al-Maghout en était l’auteur et « Pensées qui réjouissent l’esprit » lorsque Tamer la signait.

1- Après alladhi et allati

 L’Union des écrivains ne décide pas de mon talent d’auteur

Le Ministère de la Santé ne décide pas de ma condition physique d’athlète

Le Ministère de l’Agriculture ne décide pas si je suis qualifié pour être paysan

Le Ministère des Biens religieux de mainmorte ne décide pas de mes capacités à être un bon croyant

Le Ministère de la Défense ne décide pas de mon aptitude à être soldat

La Régie de la circulation ne décide ni de mon chemin, ni de la direction que je dois prendre

Le Syndicat des artistes ne décide pas de mes goûts dans d’autres domaines

La Cour de sûreté de l’État ne décide pas si je suis un patriote ou un agent de l’ennemi

Le maire du quartier ne décide ni de ma réputation, ni de ma conduite

***

Tout le monde veut me faire sortir de mes gonds

Et bien voilà, je sors de mes gonds et de ma maison

Qu’avez-vous gagné ?

***

Nuit… jour

Lever… coucher du soleil

Pluie… poussière

Montagnes… vallées

Rues… virages

Terrasses… fossés… fortifications

Poésie…

Prose…

Théâtre…

Échanges d’accusations, de larmes, de visites, d’inculpations, d’échauffourées, de querelles !

Et lorsque je suis fatigué, je pose ma tête sur l’épaule du Qassioun et je me repose

Mais lorsque le Qassioun est fatigué, sur quelle épaule pose-t-il la tête ?

Vue sur le Mont Qassioun depuis Jisr al-Abyad.

Vue sur le Mont Qassioun depuis Jisr al-Abyad.

 

2 – Entretien accordé à Khalil Sweileh

Dans un ouvrage publié pour la première fois en 2002 et réédité l’année dernière, Le viol de Kana et de ses sœurs (2013, Damas, Rufof), Khalil Sweileh réunit une série d’entretiens avec al-Maghout, dans lesquels l’écrivain livre ses souvenirs et aborde différents sujets touchant aussi bien à son expérience personnelle d’écrivain et d’homme, qu’à la critique littéraire ou à l’histoire du monde arabe contemporain.

Dans l’extrait qui suit, al-Maghout revient sur sa relation avec Damas, en prenant comme point de départ ses souvenirs au café Abou Chafiq, le fameux café de Rabweh, situé à la sortie de Damas, sur l’ancienne route de Beyrouth, au bord du fleuve Barada.

(K. Sweileh) : « Quand ta relation avec le café Abou Chafiq a-t-elle commencé ? »

(M. al-Maghout) : « Il y a trente ans. Je me levais à l’aube et j’allais à pied jusqu’à ce café. Chaque jour, je devais marcher environ cinq kilomètres. J’ai énormément d’affection pour ce lieu. Là-bas, je lisais la presse et j’écrivais. Toutes mes dernières œuvres, je les ai écrites dans ce café : des pièces de théâtre comme Village d’octobre, L’Exil, À la tienne Patrie !, Les coquelicots etc. J’y ai aussi écrit les scénarios de films tels Les frontières, Le rapport, Le voyageur et même certains poèmes.
Le fleuve Barada est mon ami. Il ressemble à un vieux poète silencieux. Je suis comme le Barada, quand il est à sec, je le suis également et quand il coule à flots, il en est de même pour moi. Le café Abou Chafiq est présent dans toutes mes œuvres, avec ses chaises, ses tables et ses arbres, avant que ses vieux bancs en bois soient remplacés par d’autres en ciment et que ses cascades s’arrêtent de couler. La cascade qui bruissait entre les pieds des clients, grâce à toute une série de rigoles, ne se fait plus entendre que par à-coups, à croire qu’elle dépend maintenant du Ministère de l’information !
Ces dernières années, le café a fermé ses portes. J’étais son seul client. Tous les matins, Fares, le garçon, venait spécialement pour m’ouvrir. Mais, depuis que je souffre d’ischémie au niveau du pied, j’ai décidé de ne pas retourner au café avec une canne. »

(K. Sweileh) : « Durant la même période, tu allais aussi au café du Sham ? »

(M. al-Maghout) : « Ce n’est pas pareil. Je passais environ deux heures dans ce café tous les matins et deux heures le soir à ranger mes papiers, écrire, voir les amis et observer ce qui se passe dans la rue. C’est là que j’écrivais ma rubrique « Sous serment » pour la revue Al-Wasat. »

(K. Sweileh) : « Est-ce que tu aimes Damas ? »

(M. al-Maghout) : « Damas est une ville que tu aimes mais qui ne t’aime pas. J’ai dit une fois que c’était une ville à qui j’avais offert ma poitrine pendant quarante ans mais à qui je n’oserais jamais tourner le dos un seul instant. Je n’aime pas les villes que j’habite mais plutôt celles qui m’habitent. Et Damas m’habite. C’est la raison pour laquelle je ne sais pas m’éloigner d’elle.
Il y a cinquante ans que je suis arrivé à Damas et j’ai beau errer sur ses trottoirs, dans ses caves et sur ses terrasses, je l’aime toujours, surtout la nuit et sous la pluie. J’aime marcher dans ses rues et parcourir ses quartiers. J’ai accompagné le Barada toute une vie, mais la Damas que j’aime est restée dans mes cahiers. Aujourd’hui, je m’y sens comme un étranger. Les gens ont changé et pas seulement les lieux. Tout ce que je demande à ma ville, c’est d’y retrouver les trottoirs d’autrefois. Damas est ma première histoire d’amour, la première voix que j’ai entendue. Loin de ses rues, je souffre de rachitisme et sans son parfum, je suis éternellement enrhumé (…) Damas est toujours avec moi, comme la mie de pain dans les poches des écoliers de la campagne. »

3 - Chanson pour Bab Touma

Extrait de : Les œuvres poétiques, 2006, p. 18. Initialement le poème fut publié dans son premier recueil, Tristesse au clair de lune, 1959. Bab Touma est un quartier de la vieille ville de Damas.

Jolis, sont les yeux des femmes à Bab Touma

Jolis, jolis

quand ils fixent tristement la nuit, le pain et les ivrognes

Belles, sont ces épaules tziganes sur les lits

Elles suscitent en moi, ô ma mère, des larmes et du désir aussi

Si seulement j’étais un caillou coloré sur le trottoir

ou une longue chanson dans la ruelle

Là-bas, dans un creux de boue lisse

me rappelant la faim et les lèvres sans abri

où les petits enfants

déferlent comme la malaria

devant Dieu et les rues sombres

Si seulement j’étais une rose rouge dans un jardin

qu’un sinistre poète viendrait cueillir en fin de journée,

ou bien un bar en bois rouge

fréquenté par la pluie et les étrangers

De mes vitres souillées par le vin et les mouches

sortirait la rumeur indolente

dans notre ruelle qui engendre la mélancolie et les yeux verts,

où les pieds décharnés

festoient au hasard, dans l’obscurité…

J’ai envie d’être un saule vert, près de l’église

ou une croix en or sur la poitrine d’une vierge

faisant frire du poisson à son amant qui rentre du café

tandis que dans ces beaux yeux

voltigent deux colombes de violettes

J’ai envie d’embrasser un petit enfant de Bab Touma

lorsque de ses lèvres roses,

émane encore le parfum du sein qui l’a allaité,

car je suis toujours seul et cruel

Je suis un étranger, ô ma mère.

Une ruelle de Damas, vue de Bab Sharqi.

Une ruelle de Damas, dans la vieille ville.

4 – Tristesse au clair de lune

« Tristesse au clair de lune » est un des premiers poèmes d’al-Maghout dans lequel il évoque sa jeunesse à Damas depuis son exil beyrouthin. Une séquence du poème est tout à fait originale car le poète interpelle directement la ville qu’il a dû quitter : « Damas, ô carrosse rose des captives… ». Extrait de Les œuvres poétiques, 2006, p. 11.

Ô printemps qui procède de ses yeux

Ô canari qui voyage au clair de lune

Emmène-moi vers elle

comme un poème d’amour ou un coup de poignard

Je suis un vagabond, un blessé

J’aime la pluie et la plainte des vagues, au loin

D’un profond sommeil, je me réveille

pour penser au genou d’une femme appétissante qu’un jour j’ai aperçue

pour m’adonner à l’alcool et réciter des vers

Dis à mon aimée Layla

qui a la bouche ivre et les pieds soyeux

que je suis malade et qu’elle me manque,

que j’aperçois des traces de pas sur mon cœur.

Damas, ô carrosse rose des captives

Couché dans ma chambre,

j’écris, je rêve, et j’observe les passants

Du cœur du ciel, tout en haut

j’écoute les battements de ta chair nue.

Vingt années que nous frappons à tes portes inébranlables

que la pluie tombe sur nos vêtements, sur nos enfants,

que nos visages étranglés par une toux douloureuse

paraissent tristes tels un adieu, jaunes tels un tuberculeux

Que les vents des steppes désolées

portent nos sanglots

jusque dans les ruelles, aux vendeurs de pain, aux indicateurs

Que nous courons comme des chevaux sauvages sur les pages de l’histoire

Nous pleurons, nous tremblons

Et derrière nos pieds tordus

passent les vents et les épis orange…

Nous nous sommes séparés

et dans tes yeux insipides

se lamente une tempête d’étoiles fugitives

Ô amoureuse ridée

au corps recouvert par la toux et les pierres précieuses

tu es mienne

et cette complainte nostalgique est pour toi, rancunière ! (…)

5 – Un prince de pluie et une cour de poussière

Le poème ci-dessous « Un prince de pluie et une cour de poussière » est original de par sa forme et son contenu. Il est en effet divisé en deux parties intitulées « Le petit fantôme » et le « Le grand fantôme » qui désignent de manière allégorique le fleuve Barada et Damas. Le texte prend la forme d’un dialogue entre un prince imaginaire et sa cour au sujet de ces deux fantômes dont le hasard a voulu qu’ils se trouvent dans le royaume du prince. Nous proposons une traduction de la deuxième partie consacrée à Damas. Extrait de Les œuvres poétiques, 2006, p. 174. Le poème fut d’abord publié dans le recueil : La joie n’est pas mon métier, 1970.

Le grand fantôme

Et toi grand-mère triste,

que fais-tu à une heure pareille,

avec ton manteau rapiécé et tes tresses grisonnantes ?

As-tu perdu ton chapelet

à force de le faire passer de poche en poche ?

Ou est-ce tes petits-enfants qui t’ont chassée,

occupée que tu étais à rapporter les ragots et mastiquer des légumes marinés ?

Ô terre

Ô ciel

Qui est cette vieille femme immobile au détour du chemin ?

Avec ces moustiques qui lui tournent au-dessus de la tête

comme si c’était une lampe ou un marécage !!

Elle ne demande ni ne répond,

mais se contente d’agiter la tête de droite à gauche

en mâchant son foulard mouillé de larmes.

- C’est Damas

- Damas ? Je ne connais ni mère, ni sœur de ce nom

Est-ce une armoire ? Un marteau ? Un miroir ?

- C’est votre ville, Sir

- Ma ville ? Mes poches sont ma seule ville

- Votre ville, votre patrie…

- Ma patrie ? Je n’ai pas de patrie

sinon ces taches, ces gribouillis sur les cartes

et cette fumée que je crache

à chaque instant…

- Allons, Sir,

rappelez-vous les ruelles étroites et les fantômes des cimetières,

la viande de chameau et les fleurs d’amandiers,

rappelez-vous les matins glacials,

les mains rougies par les coups de règle,

les aiguilles des grands-mères…

- Ah oui, c’est vrai,

je m’en souviens.

Damas des plats de mansaf et des silos à céréales

Damas de l’œuf dur

et du morceau de pain rangé avec soin dans le cartable

Damas des chevaux fougueux

et des navires obstruant l’horizon

Damas de la poussière

et de la bicyclette appuyée contre le mur

Damas des étoiles et des flambeaux qui scintillent sur les sommets de l’Oural

Damas de la nuit… et de la lampe que l’on souffle du bout des lèvres

Damas du chant des caravaniers et des poignards que l’on essuie sur les bannières de Chosroes

Damas du bégaiement,

des empreintes effacées par les genoux et les pieds des tables.

Damas qui se dresse sur les rives de l’Atlantique

Damas courbée devant le robinet

Damas de la boue, des étoiles, des boutons de fièvre,

des lambeaux de chair des révolutionnaires

Frappez-la avec des pierres

Laissez les enfants faire un cercle autour d’elle

et lui tirer la langue entre leurs dents,

puis accrocher à son manteau des couvercles en fer-blanc

dansant, riant et se moquant d’elle.

Lorsqu’ils m’ont arraché à mon lit assoupi,

alors que je ronflais comme un papillon sur une fleur

et commençais à frémir pour mille ans

tel un insecte renversé sur le dos,

je me suis accroché à ses murs,

aux heurtoirs de ses portes,

aux barbes de ses vieillards, aux seins de ses femmes,

levant les yeux vers elle, pleurant et suppliant,

comme l’esclave que des lances encerclent

et qui se tourne vers la nature, sa mère.

Je lui ai dit : j’ai soif ô Damas

Bois tes larmes, a-t-elle répondu

Je lui ai dit : j’ai faim ô Damas

Mange mes chaussures, a-t-elle riposté

- Qu’avez-vous ajouté ?

- Rien

J’ai baissé les yeux vers le trottoir et j’ai pleuré

- Et maintenant ?

Maintenant dites-lui que la chanson qui est sortie de sa gorge

il y a des milliers d’années

ne sera plus jouée par la guitare

et que les doigts que l’on coupait

en même temps que les branches inutiles

sur les murailles des forteresses et des citadelles

se rassemblent aujourd’hui au bord des pages

tels des marins sur le rivage.

Dites-lui tout, ô hommes

Au nom des pères et des grands-pères,

des chats et des chiens,

mais pas en mon nom.

Je resterai auprès des causes perdues jusqu’à ma mort,

auprès des branches dépouillées jusqu’à ce qu’elles fleurissent,

auprès du vieux Damas, vieux comme les traits de mon visage,

non loin des seuils humides des maisons

et de la toux forcée sur le pas de la porte.

Comment la quitter,

quand mes pieds sont enracinés dans ses trottoirs

comme deux canines dans une gencive ?

Comment l’oublier,

quand elle laisse son empreinte sur ma peau et sur mes pages

comme le tabac sur mes doigts,

comme l’aigle contemple ses petits ?

Moi aussi, je contemplais ses trottoirs chaque matin.

Pas un caillou sur le chemin

dans lequel je n’aie donné un coup de pied,

pas un robinet dans ses ruelles étroites

sur lequel je n’aie posé ma bouche pour boire,

pas un gardien de nuit, pas un marchand de figues de barbarie,

au clair de lune,

avec qui je n’aie veillé et lui avec moi

Pas un verrou sur ses vieilles portes,

que je n’aie caressé avec mon front, avec mes doigts

Pas une porte fermée

qui ne se soit ouverte, une nuit,

et n’ait dit : bienvenu étranger !

Frappez-la de vos fouets !

Chassez-la des portes,

des livres, des tavernes, des noces, des orphelinats

et fermez-lui toutes les portes du monde au nez

pour qu’elle reste seule comme le vent… comme Dieu

Mais

crevez-moi les yeux avant de faire cela

car je l’aime, ô hommes

et ne la trahirai point,

même s’il me faut verser un nombre périodique de larmes.

Porte en bois clouté d'une maison ancienne dans la vieille ville de Damas (Syrie).

Porte en bois clouté d’une maison ancienne dans la vieille ville de Damas (Syrie).

Références

  • al-Maghout Mohammed, 2006, Les œuvres poétiques, Damas, Al Mada.

Pour citer ce billet : Éric Gautier, « Damas dans le miroir des écrivains et des poètes arabes (3). Mohammed al-Maghout », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 20 février 2014. [En  ligne] http://ifpo.hypotheses.org/5752


E‰ric Gautier, responsable du stage de langue arabe de lâ€'Ifpo

Éric Gautier est spécialiste de littérature arabe contemporaine. Maître de conférences à l’Université de Paris-Sorbonne, il est actuellement Responsable des cours de langue arabe à l’Institut Français du Proche-Orient, à Beyrouth. Après avoir obtenu son doctorat en langue et littérature arabes à l’Université de Provence en 1993, il part s’installer à Damas où il réside durant dix-sept ans, jusqu’en juillet 2011. Éric Gautier a publié plusieurs traductions, dont Les Fins d’Abdul Rahman Mounif, 2013, Beyrouth, Presses de l’Ifpo.

Page personnelle et bibliographie : http://www.ifporient.org/eric-gautier

Billets écrits pour les Carnets de l’Ifpo


Eric Gautier

Eric Gautier est spécialiste de littérature arabe contemporaine. Maître de conférences à l'Université de Paris-Sorbonne, il est actuellement Responsable des cours de langue arabe à l'Institut Français du Proche-Orient, à Beyrouth. Après avoir obtenu son doctorat en langue et littérature arabes à l'Université de Provence en 1993, il part s'installer à Damas où il réside durant dix-sept ans, jusqu'en juillet 2011. Son domaine de recherche est le roman et la nouvelle. Il étudie en particulier comment les écrivains et de manière plus générale les cultures appréhendent les qualités du monde qui nous entoure, ce qui le conduit à réfléchir sur le statut de la littérature arabe contemporaine. Éric Gautier a publié plusieurs traductions, dont l'autobiographie d'Abdul Rahman Mounif, Une ville dans la mémoire (1996, Arles, Sindbad-Actes Sud). Plus récemment, il a édité avec Jamal Chehayed les actes du colloque La critique littéraire au Moyen-Orient (2006, Damas, IFPO, en langue arabe), et coordonné cinq unités du Larousse de poche (2008, Paris, Larousse).

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L’État libanais : le grand absent des politiques de l’habitat ?

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Le Département des Études contemporaines (DEC) de l’Ifpo a lancé en 2012 un séminaire intitulé « Liban : quel État pour quels citoyens ? ». Rompant avec le discours récurrent et stérile sur l’exception libanaise dans ses multiples versions (« îlot démocratique », « démocratie consensuelle », « État mercenaire », « État confessionnel », etc.), le parti scientifique de ce séminaire est de prendre au sérieux le phénomène étatique au Liban, en analysant de manière empirique les mécanismes de production des politiques publiques, leurs modes de diffusion dans les différents secteurs de la société (armée, justice, éducation, santé, logement…) et, en retour, les mobilisations citoyennes qu’ils suscitent.
La séance du 16 janvier 2014 était consacrée au thème : « L’État libanais : le grand absent des politiques de l’habitat ? », avec la participation de Guillaume Boudisseau (RAMCO Real Estate Advisers), Mona Fawaz (Associate Professor à l’American University of Beirut), Ghassan Moukheiber (député, membre de la commission des lois), et Caecilia Pieri (responsable de l’Observatoire urbain de l’Ifpo).

L’anarchie du paysage urbain beyrouthin. Place des Martyrs.

L’anarchie du paysage urbain beyrouthin. Place des Martyrs.
© Caecilia Pieri

Que l’on soit profane ou expert, la première impression qui se dégage à la vue des paysages urbains libanais est celle du désordre et de la fragmentation. Tout se passe comme si le domaine de la construction semblait laissé, sans contrôle ni régulation, à la spéculation immobilière privée. Ainsi prévaut la vision d’une « jungle urbaine » : partout, y compris dans les zones partiellement couvertes par une protection patrimoniale, les tours « grand standing », inspirées du modèle du Golfe, côtoient des îlots insalubres en attente de destruction et des ruines de la guerre civile, mais aussi des friches urbaines. Sur ce plan, la situation actuelle de la capitale libanaise, ville dont le parc bâti date essentiellement du vingtième siècle, est emblématique d’un rapport ambivalent des Libanais à leur mémoire : en dépit des associations de protection du patrimoine, Beyrouth semble perdre progressivement son identité et sa culture urbaines au profit de projets immobiliers désincarnés, mus exclusivement par des logiques capitalistiques et spéculatives. Pourtant, au-delà de cette représentation d’une « mondialisation urbaine » mal maîtrisée, nous émettrons l’hypothèse que les acteurs publics ne sont pas complètement absents, ne serait-ce que pour protéger les intérêts d’acteurs privés en relation avec l’État. D’où une série d’interrogations : peut-on encore parler de politiques publiques de l’habitat et du logement au Liban ? Si oui, quels sont les acteurs pertinents qui contribuent à leur conception et à leur application ? Quels sont les réseaux et les transactions entre décideurs publics et entrepreneurs privés ? Dans un contexte social ultralibéral, existe-t-il malgré tout des dispositifs publics visant à protéger les propriétaires individuels et les locataires ?

Le charme trompeur du marché immobilier libanais

L’un des principaux arguments avancés par les investisseurs privés et les représentants de l’État pour justifier de l’extrême flexibilité des règles relatives à la construction est le dynamisme du marché immobilier, secteur perçu généralement comme productif et donc porteur pour l’économie libanaise : il est courant d’entendre dire que « le pétrole libanais, c’est son foncier ». En somme, la spéculation immobilière effrénée serait à la fois un signe de l’attractivité économique du Liban et un moyen parmi d’autres d’atténuer les retombées négatives de la crise mondiale. D’où une tendance au laisser-faire, afin de ne pas enrayer l’action des entrepreneurs privés présentés comme les « sauveurs », sinon les « moteurs », de l’économie nationale. Pourtant, à y regarder de plus près, ce dynamisme immobilier, que d’aucuns présentent comme une « marque de fabrique libanaise », doit être largement relativisé. S’il est vrai, comme le rappelle Guillaume Boudisseau, que depuis 2005-2006, les investisseurs privés, attirés par la hausse des prix (en particulier à Beyrouth), sont arrivés en masse sur le marché immobilier libanais, celui-ci a récemment subi un certain ralentissement. De plus, ce dynamisme du marché immobilier ne concerne pas tous les secteurs : il se concentre principalement dans les quartiers huppés de Beyrouth, tels que Sursok, Hamra, Clemenceau ou Furn el-Hayek, portés par des réseaux d’entrepreneurs, fondés sur des relations de proximité familiale et d’interconnaissance. C’est donc une gestion en réseaux, en grande partie artisanale, dont le fonctionnement est loin de renvoyer à un marché immobilier structuré par des professionnels aguerris. Ensuite, il convient de nuancer le fait que le marché libanais serait attractif pour les étrangers. L’idée que le Liban constituerait pour les investisseurs étrangers un « eldorado immobilier » relève largement du mythe. Ces derniers (essentiellement des ressortissants du Golfe) ne représentent que 5 % de l’ensemble des investisseurs, 95 % étant des nationaux, dont 30 % environ d’expatriés (Libanais d’Afrique noire, du Golfe ou d’Amérique latine). Ceux-ci recherchent généralement des grandes surfaces (200 à 350 m2) dans les nouveaux quartiers huppés (el-Jnah au sud de Beyrouth par exemple) et sont prêts à investir des sommes supérieures aux Libanais de l’intérieur, contribuant ainsi sensiblement au renchérissement du marché. En revanche, les résidents permanents paraissent davantage sensibles à la situation sécuritaire (d’où la peur de s’engager dans des projets immobiliers) et investissent dans des surfaces plus modestes, quand ils ne renoncent pas purement et simplement à acheter du fait d’un contexte économique incertain. De ce fait, le centre de Beyrouth apparaît de plus en plus comme sujet à un processus de gentrification ultra-sélectif, avec effet cumulatif d’expulsion des classes populaires et moyennes vers les périphéries, de destruction d’un patrimoine moderne remarquable, et de dévitalisation des pratiques citadines qu’entraîne cette nouvelle typo-morphologie urbaine : disparition de commerces et de métiers, mais aussi des espaces de sociabilité qu’étaient les ruelles et cours d’îlots (el-Achkar 2012).

Spéculation immobilière côtoyant immeubles vétustes, friches et ruines de la guerre civile à Achrafieh Spéculation immobilière côtoyant immeubles vétustes, friches et ruines de la guerre civile à Achrafieh

Spéculation immobilière côtoyant immeubles vétustes, friches et ruines de la guerre civile à Achrafieh, Beyrouth.
© Caecilia Pieri

« L’État est présent par son absence »

Contrairement à une idée reçue, l’État libanais n’est pas absent des politiques de l’habitat et du logement. Comme le relève le député Ghassan Moukheiber avec sa longue expérience des commissions parlementaires, l’État libanais est présent, mais selon des logiques propres et à l’image du fonctionnement du reste d’une société marquée par le clientélisme. Il en résulte une inefficacité et une lenteur des dispositifs d’action publique qui laissent le champ libre aux investisseurs privés, ceci au détriment des propriétaires individuels et des locataires. Depuis 1962, le Liban a connu sept organismes différents gérant la planification urbaine et l’habitat. La Direction générale de l’urbanisme (DGU) possède de réels pouvoirs mais ceux-ci sont rarement mis en pratique car neutralisés, sinon freinés, par les interventions des élus et notables locaux en faveur de leur clientèle électorale. À titre d’illustration de cette « inertie volontaire » de la puissance publique, la loi libanaise sur les anciens loyers (décrets-lois n° 159 et 160 comparables dans ses grandes lignes à la loi française de 1948 ou encore à la loi 82-526 dite loi Quilliot – cf. Marot 2012) a connu plusieurs propositions de réforme, afin de continuer à protéger les locataires modestes, sans réussir à freiner la possibilité pour les propriétaires de tirer un revenu viable de leurs biens immobiliers. Or, malgré un long travail de négociations en commissions parlementaires, le vote définitif n’a jamais lieu, les élus libanais ne voulant mécontenter ni les locataires ni les propriétaires. La conclusion du député Moukheiber est sans appel : l’État libanais est présent par son absence. C’est la politique de l’autruche. Si l’inefficacité législative perdure, c’est qu’elle est délibérée.

Ras el-Nabah. Au premier plan, immeubles à anciens loyers.

Beyrouth, Ras el-Nabah. Au premier plan, immeubles à anciens loyers.
© Caecilia Pieri

Au Liban, l’informel est une pratique d’État

L’analyse de Mona Fawaz tend à montrer que l’habitat informel au Liban est moins une pratique « par le bas », de populations pauvres cherchant à contourner systématiquement les règles d’urbanisme, qu’une pratique d’État relativement ancienne. En effet, contrairement à d’autres États du Sud – Tunisie, Jordanie, Égypte, Syrie, Irak notamment – le Liban n’a pas connu les politiques développementalistes ambitieuses, en matière d’habitat et de logement (le public housing), des années 1950-1960. Au pays du Cèdre, les politiques du logement public ont très vite tourné court. Et, contrairement à une idée reçue, cette pratique de l’informel, encouragée directement par la puissance publique, n’est pas une conséquence de la guerre civile (1975-1990) : elle existait bien avant. Dès le début des années 1970, une étude conduite par une équipe du CERMOC (Centre d’études et de recherches sur le Moyen-Orient) traitait déjà de la question des bidonvilles de Beyrouth, comme une politique de l’informel délibérément pensée et voulue par l’État libanais (Bourgey & Pharès 1973). Ce n’est pas tant l’absence d’État qu’il convient de pointer du doigt dans l’évaluation des politiques d’urbanisme et d’habitat qu’un « retrait volontaire et stratégique ». Et si l’État libanais est bien présent, c’est qu’il cherche toujours plus à « informaliser » les règlements de la construction et de l’aménagement urbain. Il les rend de plus en plus flexibles et informels en accordant des permis de complaisance ou encore en légalisant a posteriori des projets non-conformes.

Constructions informelles en plein centre de Beyrouth. Mar Mikhaïl, le long de l’ancienne voie ferrée.

Constructions informelles en plein centre de Beyrouth. Mar Mikhaïl, le long de l’ancienne voie ferrée.
© Caecilia Pieri

En somme, l’analyse du rôle des acteurs publics dans les politiques de l’habitat illustre une nouvelle fois l’hypothèse centrale de ce séminaire : au Liban, ce n’est pas tant l’absence d’État qui doit servir de grille analytique aux modes de gouvernance, qu’un fonctionnement particulier, où la puissance publique organise très largement son retrait au bénéfice des intérêts privés et clientélistes.

Informalité en pleine ville, beyrouth, Ras el-Nabah. Photo Mona Fawaz.

Informalité en pleine ville, Beyrouth, Ras el-Nabah. ©  Mona Fawaz.

Bibliographie

  • Bourgey André et Pharès Roger 1973, « Les bidonvilles de l’agglomération de Beyrouth », Revue de géographie de Lyon 48/2, p. 107-139. [En ligne] http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/geoca_0035-113x_1973_num_48_2_1623
  • El-Achkar, Hicham, 2012, « The Lebanese State as Initiator of Gentrification in Achrafieh », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypothèses.org), 5 juillet 2012. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/3834
  • Marot, Bruno, 2012, « La loi sur les “anciens loyers” : frein ou accélérateur de la gentrification à Beyrouth ? », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypothèses.org), 28 septembre 2012. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/4266

Pour citer ce billet : Vincent Geisser & Caecilia Pieri, « L’État libanais : le grand absent des politiques de l’habitat ? », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 25 février 2014. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/5779


Vincent Geisser est chercheur CNRS à l’Ifpo de Beyrouth depuis le 1er septembre 2011. Il anime un programme de recherche sur « Femmes et Pouvoir au Liban » et coordonne le séminaire général du Département des études contemporaines : « Liban, quel État pour quels citoyens ? ». Parmi ses dernières publications, l’ouvrage Renaissances arabes. Sept questions sur des révolutions en marche, paru aux éditions de l’Atelier en 2011 (avec Michaël Béchir-Ayari) et Dictateurs en sursis. La revanche des peuples arabes, éditions de l’Atelier, 2009 (avec Moncef Marzouki).

Page web : http://www.ifporient.org/vincent-geisser

Tous les billets de Vincent Geisser


Caecilia Pieri est responsable de l’Observatoire urbain de l’Ifpo.

Page web : http://www.ifporient.org/caecilia-pieri

Tous les billets de Caecilia Pieri

Lebanese Perceptions of Syrian refugees in Lebanon

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Une version française de ce billet est disponible ici

How can the observer of Lebanese politics not be sensitive to the repercussions of the Syrian civil war in Lebanon, which has been ongoing now for nearly three years ? Not only do these issues generate constant media and political debates, they are a central influence in the formation of the Lebanese government itself. More than one million Syrians are living in Lebanon (out of approximately four million Lebanese people), more than 800,000 of them are registered with the UNHCR as refugees. While these “displaced” are welcomed, helped and supported by Lebanese families, NGOs and municipalities, they also suffer from the prejudices, discrimination, exploitation, and violence that is rife in the Lebanese republic. The Fafo Norwegian Institute for Labour and Social Research produced a survey, in partnership with the Issam Fares Institute for Public Policy and International Affairs at AUB, whose results allow us to present and criticise Lebanese perceptions of Syrian refugees. Results are available online at the following link : http://www.Fafo.no/ais/middeast/lebanon/91369-syrian-refugees.html.

Main results and historical context

Couverture du rapport Fafo Ambivalent Hospitality. Coping Strategies and Local Responses to Syrian Refugees in Lebanon

Cover of the Fafo report Ambivalent Hospitality. Coping Strategies and Local Responses to Syrian Refugees in Lebanon

Despite the inherent limits of any opinion poll, this survey has the advantage of collecting a vast array of socio-economic data on a national scale (a sample of 900 individuals composed of 56 % male and 44 % female). The study examines standard sociological variables (governorate, gender, age, religious community, employment status, level of education, family income, various forms of assistance, the number of employed family members) with perceptions of Lebanese citizens regarding satisfaction with standards of living, trust, security, and prospects for the future.

The survey reveals that Christians, Sunnis and the category of “other Muslims” (neither Sunnis nor Shiites) as well as those Lebanese in the lowest income bracket, the mohafazat of North Lebanon, and the Lebanese between the ages of 18-24 express the most vindictive perceptions towards Syrians compared to other surveyed Lebanese groups. In contrast, having received social welfare assistance, having been employed or not during the last four months, or gender categories were found to be irrelevant variables in explaining behaviours towards Syrians. Furthermore, 23 % of surveyed Lebanese mistrust “unknown people” but 40 % of them mistrust Syrians in general. However, the most relevant indicator of Syrians’ integration in Lebanon lies in mixed marriage. Yet, 82 % of Lebanese are not comfortable with marriage between Lebanese and Syrians despite the fact that the study makes no mention of gender of those married, nor their religious community.

These perceptions were produced by the recent history of Lebanon and Syria’s relations, two countries created in 1920 from old territories composing Bilad ash-Sham. Different ideologies and political interests opposed the two countries about identity issues, and from the 50’s onwards, a growing number of unskilled Syrian labourers arriving in Lebanon added a social dimension to the identity conflicts (Amnesty International counted between 400,000 and 600,000 Syrian workers in Lebanon in 2005). The different phases of the Syrian occupation (1976-2005) transformed the underlying disregard for Syrians into a larger rejection of their presence in Lebanon.

Stereotypes

The second part of the survey presents stereotypical notions to those surveyed, revealing that the Syrian crisis completes these two perceptions with a third one : “the Syrian as a social outcast”. Economically speaking, 93 % of the Lebanese surveyed consider that Syrians are a drain on Lebanon’s natural resources. 98 % think that Syrians steal the jobs of Lebanese. 63 % see assistance to Syrians as unfair. According to the report, some refugees manage to offer their labour below market price due to the forms of assistance they receive. The Syrian workforce is cheap compared to the Lebanese one, therefore, those Lebanese from high income brackets are relatively more tolerant towards Syrians as opposed the poorer income brackets who use them as scapegoats for social issues they face.

Political insecurity risk : the ghost of the Palestinian experience

64 % of Lebanese people consider Syrians as a threat to national security and stability. If 51 % of them want the State to set up refugee camps, 70 % want these camps to be administered by the United Nations and 72 % want to prevent Syrians from living in Palestinian camps. But if the Lebanese refuse to sustain costs of refugees any longer by controlling their arrival in Lebanon, they also refuse to abandon them to their fate. The Lebanese surveyed would rather the international community pay the costs of accommodating refugees (95 %).

71 % of them say they fear sectarian strife while 67 % fear a new civil war. Thus, most of the surveyed Lebanese people consider that a deepening social crisis will repeat the crisis of 1975. Massive arrivals of Syrian refugees resonate to Lebanese as a repeat of the Palestinian refugee experience. From a temporary status of refugees, the PLO used Lebanon as a base for its operations against Israel and Palestinians and became central actors in Lebanese politics, ultimately posing a challenge to the political consensus between Christians and Sunnis at the time. If the current equilibrium between Lebanese political factions is no longer defined by opposition between Sunnis and Christians, the issue of support to the Baathist regime divides the two main Lebanese political alliances formed in February 2005 between the “8 March” and “14 March” camps.

The survey reveals that the feeling of insecurity is not linked to criminality but to political events despite the fact that criminality affects the general population to a larger degree in everyday life. These assertions are directly related to the following results: 89 % of Lebanese are against the free entrance of Syrians in Lebanon and 98% of them want to increase border controls.

Deconstructing prejudices

Despite obvious xenophobia, several hypotheses are invalidated by the report’s results. The Shiite community along with Shiite regions (South and Bekaa) are more tolerant towards Syrians than the average Lebanese person whereas the main Shiite party (Hezbollah) is militarily involved in Syria with the regime and the arrival of more Syrians could reinforce the Sunni community in Lebanon.

Another preconception is challenged: that common Sunni communitarian affiliation brings Lebanese and Syrians closer. On the contrary, the North Governorate, and Sunnis in general, are as intolerant as the average Lebanese person who took part in this survey. The poorer populations in the North (predominantly Sunnis) sustain the high costs of Syrian refugees due to their very communitarian affiliation. However, 69 % of Lebanese would share their place of worship with Syrians although the report does not mention if a common religious sect is implied in this question.

We could imagine that the Lebanese would see Syrian refugees as new Palestinians who are expected to stay in Lebanon. Nevertheless, the study shows that 55 % of Lebanese consider that Syrian refugees will return to Syria in the next years (1 to 10) whereas only 15 % of them think that they will never go back home. However, as the Syrian civil war remains in long term conflict, numerous Syrian families could choose to settle in Lebanon thus changing these perceptions.

Finally, although Syrians are subjected to widespread xenophobia, this study suggest a more complex picture. While the Lebanese are obviously unable to take any more, they also refuse to abandon Syrians refugees to a tragic fate.

This report produces more of a snapshot of the May 2013 Syrian crisis than an in-depth analysis. The recent series of bombings targeting the Shiite community and Iranian interests in Lebanon (bombings in Dahiyeh and the bombing of the Iranian embassy in Beirut) remind us that the security situation is rapidly worsening. Perceptions of key figures and their situations may change as the crisis continues.

Reference

Mona Christophersen, Cathrine Moe Thorleifsson and Åge A. Tiltnes, Ambivalent Hospitality. Coping Strategies and Local Responses to Syrian Refugees in Lebanon, Fafo-report 2013:48. http://www.fafo.no/pub/rapp/20338/20338.pdf.


To cite this note : Jean-Baptiste Pesquet, “Lebanese Perceptions of Syrian refugees in Lebanon”, Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), March 6th, 2014. [Online] http://ifpo.hypotheses.org/5823


pesquet-portrait-web

Jean-Baptiste Pesquet is a doctoral candidate in political science. He has studied in France, Lebanon, Canada and the United Kingdom. Since January 2013, he has been conducting a field survey dealing with Syrian refugees living in Lebanon in which he tackles the spiritual and existential dimensions of their political engagement. His studies also focus on islam and secularism in liberal societies.

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« État » de santé au Liban : une médecine à deux vitesses ?

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Le Département des Études contemporaines (DEC) de l’Ifpo a lancé en 2012 un séminaire intitulé « Liban : quel État pour quels citoyens ? ». Rompant avec le discours récurrent et stérile sur l’exception libanaise dans ses multiples versions (« îlot démocratique », « démocratie consensuelle », « État mercenaire », « État confessionnel », etc.), le parti scientifique de ce séminaire est de prendre au sérieux le phénomène étatique au Liban, en analysant de manière empirique les mécanismes de production des politiques publiques, leurs modes de diffusion dans les différents secteurs de la société (armée, justice, éducation, santé, logement…) et, en retour, les mobilisations citoyennes qu’ils suscitent.
La séance du 20 février 2014 était consacrée au thème : « “État” de santé au Liban : une médecine à deux vitesses ? », avec la participation de Rouham Yamout (médecin, chercheuse associée à l’American University of Beirut), Alissar Elias (docteure en géographie de la santé, Child Protection Officer dans une ONG à Tripoli), et Filippo Marranconi (doctorant en anthropologie à l’Ifpo).

Hôpital privé de jour dans le quartier de Sioufi (Beyrouth) © Vincent Geisser

Hôpital privé de jour dans le quartier de Sioufi (Beyrouth) © Vincent Geisser

Un développement chaotique : la faute à la guerre ?

Depuis son indépendance, le Liban connaît un développement chaotique de son système de santé, donnant l’impression d’un « laisser faire » total de l’État en matière sanitaire. Il est vrai que la guerre civile (1975-1990) a anéanti la quasi-totalité des structures hospitalières publiques, favorisant corrélativement une croissance rapide du secteur privé et des ONG. Michèle Kosremelli Asmar, auteure d’une thèse de doctorat sur le système de santé libanais, relève ainsi que « les effets de la guerre ont été néfastes et les conséquences très lourdes. L’impact a été catastrophique sur les infrastructures, les ressources humaines et l’économie du pays dans les deux secteurs public et privé. Le système de santé libanais n’est pas épargné ; il est totalement désintégré. Mais curieusement, même chaotiquement, le secteur privé continue à se développer » (p. 195). Pourtant, au-delà des apparences d’un libéralisme débridé, la notion de santé publique n’est pas complètement absente du paysage sanitaire libanais. Elle renvoie à une organisation complexe, combinant l’intervention d’acteurs multiples aux intérêts plus ou moins convergents : le ministère de la Santé, l’administration centrale, les caisses de sécurité sociale, les assurances privées, les collectivités locales (les mouhafazat, les caza, les municipalités), les organisations non gouvernementales (ONG) libanaises ou étrangères, les ordres religieux gestionnaires d’établissements et, bien sûr, les professionnels du secteur (cabinets de praticiens, cliniques et hôpitaux). Cet enchevêtrement complexe du système de santé libanais soulève une question fondamentale : dans quelle mesure les exigences éthiques de la santé publique sont-elles conciliables avec le souci de rentabilité et la course au profit qui caractérisent aujourd’hui la majorité des acteurs du système de santé libanais ?

Entrée de l’hôpital de l’AUB, symbole de la médecine privée de pointe (Beyrouth) © Vincent Geisser

Entrée de l’hôpital de l’AUB, symbole de la médecine privée de pointe (Beyrouth)
© Vincent Geisser

Argent public pour santé privée

De son expérience comme praticienne (médecin de santé publique) et chercheuse spécialisée sur les politiques sanitaires (associée à l’AUB), Rouham Yamout tire un constat sans appel : « Au Liban, la santé relève du secteur privé. C’est un choix politique clairement assumé par les autorités publiques depuis l’indépendance qui fait consensus au sein de la société. Dans notre pays, la santé tend à être considérée comme une marchandise comme les autres, qui répond à la loi de l’offre et de la demande ». Aussi n’est-il pas étonnant que cette hégémonie du privé ne fasse l’objet d’aucune contestation sociale significative, ni de la part des professionnels du secteur, ni de la part des patients, ni même des syndicats de salariés et des partis de gauche qui s’accommodent très largement de la privatisation de la santé. R. Yamout relève « qu’aujourd’hui, il n’existe pas véritablement de revendications dans le sens d’un renforcement du secteur public de santé. Les Libanais se plaignent, contestant certaines défaillances ou dysfonctionnements mais jamais le système en tant que tel ».

Toutefois, malgré ce dogme du « tout privé », l’État libanais n’est pas absent du secteur de la santé. Depuis quelques années, il tend même à affirmer son rôle de régulateur (développement des audits, des programmes nationaux de prévention, des systèmes d’alertes sanitaires, etc.), répondant en cela aux pressions des bailleurs de fonds internationaux et notamment de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). D’une part, l’État est présent par le financement direct de certaines structures. En 2012, on recensait ainsi 30 hôpitaux publics répartis sur l’ensemble du territoire libanais, ce qui représente environ 2500 lits, dont deux hôpitaux publics universitaires. Il est vrai, qu’en comparaison avec le secteur privé, le public ne pèse pas très lourd : on dénombre 138 hôpitaux privés, dont 11 CHU, c’est-à-dire environ 85 % des lits hospitaliers. D’autre part, l’État est présent par sa prise en charge des soins et des frais d’hospitalisation non seulement pour les patients les plus modestes – ceux qui ne sont pas couverts par la sécurité sociale, les mutuelles de fonctionnaires (militaires, enseignants du public, etc.) ou les assurances privées – mais aussi pour les patients atteints de maladies graves ou chroniques (dialysés, cancéreux et diabétiques).

Cependant, au Liban, « cette égalité d’accès aux soins reste purement théorique », rappelle R. Yamout. De plus, le financement public des patients nécessiteux et des malades chroniques profitent presque exclusivement au secteur privé, provoquant un certain nombre d’effets pervers comme le sous-développement de la médecine primaire et préventive (peu rentable), la sur-facturation des tarifs hospitaliers (parfois même l’émission de fausses factures), la tendance à la surmédicalisation (abus d’examens coûteux comme les IRM ou les TEP scanners qui ne sont pas toujours justifiés) et aussi une approche discriminatoire, tous les malades n’étant pas traités à la même enseigne : les pauvres sont considérés comme des assistés, les autres – ceux qui peuvent payer – comme des clients à choyer. Dans ces conditions inégalitaires, quelles sont les possibilités pour les populations précaires d’accéder aux soins ?

L’Hôtel-Dieu dans le quartier d’Achrafieh : un hôpital universitaire d’application de l’Université Saint-Joseph (Beyrouth) © Vincent Geisser

L’Hôtel-Dieu dans le quartier d’Achrafieh : un hôpital universitaire d’application de l’Université Saint-Joseph (Beyrouth) © Vincent Geisser

Une santé au service des pauvres ? Illustrations tripolitaines

À l’opposé de la médecine high-tech qui fait du Liban une référence valorisée dans tout le Moyen-Orient, Alissar Elias s’est intéressée, elle, à la santé primaire, à travers une étude sur les centres de soins et les dispensaires dans la ville d’El-Mina, l’une des municipalités les plus pauvres du pays (zone portuaire de Tripoli). Son approche « par le bas » permet de saisir de manière très empirique les différentes voies d’accès à la santé des populations précaires, parmi lesquelles de nombreux travailleurs étrangers, des déplacés et des réfugiés. S’il est vrai que les habitants des quartiers informels et squattés ne connaissent pas la même qualité de soins que les autres citoyens libanais, les structures de santé primaire restent relativement accessibles à des tarifs modestes (5 000 à 10 000 LL la consultation), grâce notamment aux réseaux d’ONG, d’associations religieuses et confessionnelles mais aussi d’initiatives conduites par un certain nombre de « militants de la santé » engagés dans des opérations de médecine communautaire. Par exemple, des élus municipaux de Tripoli et d’El-Mina, exerçant des professions médicales (généralistes, pédiatres, gynécologues, pharmaciens, etc.) acceptent de faire des consultations gratuites ou de fournir des médicaments à prix réduits. Au Liban, malgré le règne de la « santé de marché », il existe des formes de solidarité qui contribuent à réduire la « fracture socio-sanitaire ». Il n’en reste pas moins que ces modes de prise en charge sanitaire des populations précaires relèvent très largement de logiques de charité qui ne réduisent que partiellement et temporairement les inégalités d’accès aux soins, confortant ainsi le caractère dual du système de santé libanais.

Quartier d’habitat informel d’El Mina : une santé au service des pauvres ? © Alissar Elias, 2012-2013

Quartier d’habitat informel d’El Mina : une santé au service des pauvres ?
© Alissar Elias, 2012-2013

La psychiatrie : exception ou miroir grossissant du système de santé libanais ?

Les travaux de Filippo Marranconi sur le secteur psychiatrique au Liban mettent en exergue les logiques sociales qui structurent le champ sanitaire, au-delà du caractère spécifique et souvent tabou du domaine de la santé mentale.

En premier lieu, l’héritage religieux et confessionnel a marqué durablement le développement de la psychiatrie libanaise. Le rôle des ordres religieux reste très influent malgré les tentatives de certains psychiatres pour s’émanciper du « prisme confessionnel ». Aujourd’hui, le seul établissement à ne pas appartenir à une association religieuse est l’Hôpital Al-Fanar de Beyrouth, créé par le docteur Labban qui fut d’ailleurs un temps ministre de la Santé.

Ensuite, à l’instar de l’ensemble du secteur médical, la domination du « tout privé », la psychiatrie publique étant quasiment inexistante selon F. Marranconi. « Il existe une soixantaine de psychiatres au Liban. Beaucoup d’entre eux exercent leur profession dans plusieurs cadres à la fois : cabinets privés, hôpitaux, ONG ou au sein de grands établissements psychiatriques ».

De même, la psychiatrie souffre d’un manque patent d’encadrement législatif et réglementaire. Si des textes ont été promulgués (notamment le décret-loi de 1983 relatif à la protection des droits des malades mentaux), ceux-ci ne peuvent, en aucun cas, constituer le support d’une véritable politique publique.

Enfin, l’inégalité d’accès au soins apparaît encore plus criante en matière psychiatrique que dans les autres secteurs : « les assurances privées ne couvrent ni les consultations, ni les médicaments, ni même l’hospitalisation. Quant à l’État libanais, il ne rembourse que partiellement les soins et les frais de séjour en hôpital ». Il faut bien admettre que, dans la société libanaise actuelle, « la question de la santé mentale reste une affaire de charité ».

Entrée du département psychiatrique de l’hôpital de l’AUB © Vincent Geisser

Entrée du département psychiatrique de l’hôpital de l’AUB © Vincent Geisser

En définitive, au Liban, l’argent public permet de faire prospérer un secteur médical privé en pleine croissance, avec un droit de regard limité de l’État, confortant ainsi les logiques du marché, le patient étant d’abord traité comme un client et un consommateur.

Bibliographie

  • Catusse Myriam, 2009, « La décharge à l’épreuve : les chemins de traverse de la réforme de la caisse nationale de la sécurité sociale au Liban », intervention dans le cadre de la section thématique « Les politiques sociales : mutations, enjeux, théories », dirigée par F.-X. Merrien et M. Steffen au 10e congrès de l’Association française de science politique.
  • Kosmerelli-Asmar Michèle, 2011, La collaboration interprofessionnelle : le cas d’un service de pédiatrie dans un hôpital universitaire au Liban, thèse de doctorat en sciences de gestion, Université Paris/Dauphine.
  • Van Lerberghe Wim, Ammar Walid, Mechbal Abdelhai, 1997, De l’impasse à la réforme. La crise du secteur de santé au Liban, Antwerp, Instituut voor Tropische Geneeskunde, ITG Press (Studies in Health Services Organisation & Policy 2). [En ligne] http://hdl.handle.net/10390/6091

Pour citer ce billet : Vincent Geisser & Filippo Marranconi, « “État” de santé au Liban : une médecine à deux vitesses ? », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 13 mars 2014. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/5836


Vincent Geisser est chercheur CNRS à l’Ifpo de Beyrouth depuis le 1er septembre 2011. Il anime un programme de recherche sur « Femmes et Pouvoir au Liban » et coordonne le séminaire général du Département des études contemporaines : « Liban, quel État pour quels citoyens ? ». Parmi ses dernières publications, l’ouvrage Renaissances arabes. Sept questions sur des révolutions en marche, paru aux éditions de l’Atelier en 2011 (avec Michaël Béchir-Ayari) et Dictateurs en sursis. La revanche des peuples arabes, éditions de l’Atelier, 2009 (avec Moncef Marzouki).

Page web : http://www.ifporient.org/vincent-geisser

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filippo-marranconi-web

Filippo Marranconi est doctorant à l’Ifpo depuis septembre 2013. Sa thèse en cours, Expériences de patients et dispositifs psychiatriques au Liban, s’intéresse aux modes de construction de la subjectivité des patients des structures psychiatriques au Liban, et prend pour objet d’analyse les relations thérapeutiques afin d’en interroger les enjeux politiques impliqués.

Page web : http://www.ifporient.org/filippo-marrancon

Damas dans le miroir des écrivains et des poètes arabes (4). Saïd Aql

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Damas, Al-Cham, capitale de la Syrie, est l’une des plus anciennes cités du monde. Damas, sa rivière Barada, son mont Qassioun, ses jardins, sa mosquée des Omeyyades, ses églises, ses remparts, ses palais et ses caravansérails, ses ruelles couvertes bordées de boutiques et ses souks, ses maisons traditionnelles, ses quartiers, ses artisans et ses commerçants, sa population musulmane et chrétienne… Damas vit actuellement des jours tragiques. Au moment où la ville est prise dans l’engrenage d’une guerre effroyable dont personne ne connaît l’issue, les images de chaos qui nous parviennent d’elle à travers les médias sont d’une noirceur extrême. Pourtant, Damas n’a cessé d’alimenter l’imaginaire des écrivains, des romanciers, des nouvellistes et des poètes arabes durant des siècles, d’Ibn Battuta à Ahmad Chawqi, de Nizar Qabbani à Mohammed al-Maghout, en passant par Ghada al-Samman et bien d’autres encore. C’est sous l’angle de la littérature qu’Éric Gautier a choisi d’évoquer cette ville millénaire. Dans cette optique, il a sélectionné et traduit en français quelques-uns des plus beaux textes la concernant.
Saïd Aql

Saïd Aql

La quatrième étape de notre voyage à travers la littérature arabe à la recherche de Damas est consacrée à Saïd Aql, à la fois poète, dramaturge, linguiste, théologien et politicien libanais.

Né le 4 juillet 1912 à Zahlé dans la vallée de la Békaa, Saïd Aql est considéré  unanimement comme un des plus importants poètes arabes contemporains. Paradoxalement, il fait aussi partie de ceux qui soutiennent que les Libanais ne sont pas arabes mais phéniciens. Il élabore d’ailleurs un système de transcription du dialecte libanais en caractères latins et propose même d’officialiser le libanais et de le substituer à l’arabe dans tout le Liban (Plonka Arkadiuz, 2004, L’idée de langue libanaise d’après Saïd Aql, Paris, Geuthner).

Dans les années soixante-dix, son nom est lié aux Gardiens des cèdres, une organisation nationaliste, opposée à l’identité arabe du Liban, préconisant le dialecte libanais comme langue nationale. Si Étienne Saqr (Abou Arz) est à la tête de cette organisation créée en 1975, Saïd Aql est considéré comme son chef spirituel. Les destins des deux hommes se séparent en 1982, date de l’invasion israélienne au Liban.

Saïd Aql écrit en trois langues : l’arabe standard moderne, le dialecte libanais et le français. En français, il est l’auteur de deux recueils L’or est poème (1981) et Sagesse de Phénicie (1999). En arabe, ses œuvres les plus connues sont : La Majdalénienne (1944), Poèmes de son cahier (1973), Quintains de jeunesse (1991), La fille de Jephteh (pièce de théâtre en vers, 1935), Qadmous (pièce de théâtre en vers, 1937), Si le Liban parlait (prose, 1960) etc. En libanais, nous citerons à titre d’exemple : Yaara (recueil de poèmes, 1961), Quintains (1978), Lebnaan (revue en arabe, en nouvel alphabet, qui paraît pour la première fois en 1975).

À partir de la fin des années cinquante et jusqu’au début de la guerre du Liban, Aql écrit une série de poèmes sur la ville de Damas. Fruits de la collaboration entre le poète, les compositeurs Assi et Mansour Rahbani et la chanteuse Fayrouz, ces œuvres – les fameuses Chamiyyat (Les Damascènes) – font vibrer le public syrien qui les découvre chaque année sur les ondes de la radio nationale et surtout sur la scène du théâtre de la Foire internationale de Damas inaugurée en 1954.

Saïd Aql (à droite), Assy al-Rahbâny et Fayrouz

Saïd Aql (à droite), Assi al-Rahbani et Fayrouz

« Demande-moi, ô Cham » chanté par Fayrouz en 1961 à Damas et « Cham, ô toi dont l’épée » furent publiés dans les œuvres complètes de Saïd Aql, dans le recueil Comme les colonnes (1974). En revanche, « J’ai lu ta gloire » (1962), « Le vent souffle de Syrie du sud » (1964), « Prends-moi avec tes yeux » (1966), « J’aime Damas » (1973), « Ô Cham, l’été est de retour » (1976) et les autres poèmes damascènes parurent dans des revues telle La Revue de la radio syrienne (fondée en 1953). Comme l’écrit le poète, le rendez-vous entre ses vers, Fayrouz, les Frères Rahbani et Damas était devenu à cette époque une sorte de tradition. Chaque année ou presque, à la fin de l’été, le public damascène retrouvait la star de la chanson arabe venue faire l’éloge de leur ville. Cette tradition perdura jusqu’au déclenchement de la guerre du Liban. Fayrouz chanta pour la dernière fois sur la scène du théâtre de la Foire internationale de Damas en 1976.

La rivière Barada et l’entrée de la Foire internationale de Damas

La rivière Barada et l’entrée de la Foire internationale de Damas

Je propose ci-dessous la traduction (accompagnée du texte en langue arabe) de deux poèmes de Saïd Aql qui, grâce à la puissance et à l’originalité des procédés et des images utilisés, au talent des frères Rahbani et à la voix limpide de Fayrouz, sont connus dans tout le monde arabe. Dans un autre poème, « Cham, ô toi dont l’épée », deux vers suggèrent d’ailleurs de manière assez explicite que la voix de la diva trouve son origine à Damas (symbolisée ici par la rivière Barada qui traverse la ville) :

« Ma voix, je la tiens de toi, ô Barada,
De même que ta source vient des nuages de mon pays

La neige du Hermon nous a nourri ensemble,
Culminant comme la splendeur de nos coupoles (…) »

1. « Prends-moi avec tes yeux »

Fayrouz interprète ce premier poème « Prends-moi avec tes yeux » en 1966 (Boubes Ahmad, 2014, Saïd Aql… son histoire avec Damas, Alazmenah.com). L’année précédente, elle n’avait pas pu participer à la Foire internationale de Damas. Aql a glissé dans le texte une première allusion au caractère traditionnel du rendez-vous de Fayrouz et des frères Rahbani avec Damas (v. 6), puis une seconde qui ressemble à des excuses adressées aux Damascènes en raison de leur absence à la précédente édition (v. 8).

L’absence fut longue et la corde [du oud ] sanglote de nostalgie
Prends-moi avec tes yeux, ô lune, et disparaît !

Rien ne subsiste dans la nuit, sinon le tressaillement de la voix,
les colombes et les fleurs égarées

J’ai avec toi, ô Barada, un pacte que je respecterai toujours
Mais de l’aimer, la vie m’a détourné

Un pacte comme les sanglots d’un dernier jour d’automne
Tandis que t’accompagnent dans ta peine le vent et la pluie

Ici, la terre est faite de parfum et de musique
En quel autre endroit sinon à Cham, les pierres sont-elles sensibles à la musique ?

Cham, tes habitants sont mes amours et nous avons rendez-vous
à la fin de l’été, à la saison où le raisin est pressé

On laisse vieillir les [notes] blanches des mélodies, on les déguste
le jour du concert et plus question ni de vin, ni de veille

J’ai été séparé d’eux, sans pouvoir rien y faire
Je suis l’aile avec laquelle joue le voyage

Toi qui est bon, ô mon cœur, tu me fais porter le poids
des soucis des gens que j’aime, ceux qui sont là et ceux qui sont partis

Cham, ô fille d’un passé à tout jamais présent,
Tu es comme l’épée, formule lapidaire de ta grandeur

Tu avais la terre dans les paumes de tes mains, vers toi
la terre s’est retournée, sans toi le sort est aveuglé

Enregistrement Live de Fayrouz à Damas en 1966 « Prends-moi avec tes yeux »

خذني بعينيك

طالَتْ نَوىً وَبَكَى مِن شَـوْقِهِ الوَتَرُ
خُذنِي بِعَينَيكَ وَاغـرُبْ أيُّها القَمَرُ

لم يَبقَ في الليلِ إلا الصّوتُ مُرتَعِشاً
إلا الحَمَائِمُ، إلا الضَائِـعُ الزَّهَـرُ

لي فيكَ يا بَرَدَى عَهـدٌ أعِيـشُ بِهِ
عُمري، وَيَسـرِقُني مِن حُبّهِ العُمرُ

عَهدٌ كآخرِ يومٍ في الخـريفِ بكى
وصاحِباكَ عليهِ الريـحُ والمَطَـرُ

هنا التّرَاباتُ مِن طِيبٍ و مِن طَرَبٍ
وَأينَ في غَيرِ شامٍ يُطرَبُ الحَجَرُ؟

شـآمُ أهلوكِ أحبابي، وَمَـوعِـدُنا
أواخِرُ الصَّيفِ، آنَ الكَرْمُ يُعتَصَرُ

نُعَتِّـقُ النغَمَاتِ البيـضَ نَرشُـفُها
يومَ الأمَاسِي، فلا خَمرٌ ولا سَـهَرُ

قد غِبتُ عَنهمْ وما لي بالغيابِ يَـدٌ
أنا الجَنَاحُ الذي يَلهـو به السَّـفَرُ

يا طيِّبَ القَلـبِ، يا قَلبي تُحَـمِّلُني
هَمَّ الأحِبَّةِ إنْ غَابوا وإنْ حَضروا

شَـآمُ يا ابنةَ ماضٍ حاضِـرٍ أبداً
كأنّكِ السَّـيفُ مجدَ القولِ يَخْتَصِرُ

حَمَلـتِ دُنيا عـلى كفَّيكِ فالتَفَتَتْ
إليكِ دُنيا، وأغضَـى دُونَك القَدَرُ

2. « Ô Cham l’été est de retour »

« Ô Cham l’été est de retour » fut chanté par Fayrouz à Damas en 1976 (lors de sa dernière apparition sur les planches du théâtre de la Foire internationale de Damas). La guerre du Liban apparaît en filigrane dans le cinquième vers.

Ô Cham l’été est de retour

Ô Cham, l’été est de retour, après une longue attente, et l’aile m’a ramené

La nostalgie de toi m’a crié : largue les voiles ! Et les vents m’ont appelé

Les voix de mes amis, ses yeux, et la promesse possible d’un lendemain

Tous ceux que j’aime m’ont volé le sommeil, et ont trouvé le repos

Je suis ici blessure d’amour mais là-bas, dans ma patrie, tant de blessures

J’ai l’œil sur toi, ô Damas, car tu es celle d’où coule le matin

Ô amour, tu me repousses et tu me demandes quand il nous sera permis

Je suis vers toi le chemin, l’oiseau vagabond, la marguerite

À Cham tu es amour et à Beyrouth une chanson et un vin

Mes parents, tes parents, la civilisation nous a unis, et le samah* aussi,

Notre détermination, les caravanes des héros, ceux qui se sont sacrifiés, puis nous ont quittés

Ô Cham, ô porte de l’histoire, que les lances veillent sur toi !

* samah : nom d’une danse arabe

Enregistrement Live en 1976 à la Foire internationale de Damas de Fairuz interprétant « Ô Cham l’été est de retour »

يا شام عاد الصيف

يا شَـامُ عَادَ الصّـيفُ متّئِداً وَعَادَ بِيَ الجَنَاحُ

صَـرَخَ الحَنينُ إليكِ بِي: أقلِعْ، وَنَادَتْني الرّياحُ

أصـواتُ أصحابي وعَينَاها وَوَعـدُ غَـدٍ يُتَاحُ

كلُّ الذينَ أحبّهُـمْ نَهَبُـوا رُقَادِيَ وَاسـتَرَاحوا

فأنا هُنَا جُرحُ الهَوَى، وَهُنَاكَ في وَطَني جِراحُ

وعليكِ عَينِي يا دِمَشـقُ، فمِنكِ ينهَمِرُ الصّبَاحُ

يا حُـبُّ تَمْنَعُني وتَسـألُني متى الزمَنُ المُباحُ

وأنا إليكَ الدربُ والطيـرُ المُشَـرَّدُ والأقَـاحُ

في الشَّامِ أنتَ هَوَىً وفي بَيْرُوتَ أغنيةٌ و رَاحُ

أهـلي وأهلُكَ وَالحَضَارَةُ وَحَّـدَتْنا وَالسَّـمَاحُ

وَصُمُودُنَا وَقَوَافِلُ الأبطَالِ، مَنْ ضَحّوا وَرَاحوا

يا شَـامُ، يا بَوّابَةَ التّارِيخِ، تَحرُسُـكِ الرِّمَاحُ

N. B. : Les photographies illustrant ce billet sont tirées de l’ouvrage suivant :

زغيب هنري, 2012, سعيد عقل… إن حكى, سد البوشرية, منشورات درغام الطبعة الثانية.

Pour citer ce billet : Éric Gautier, « Damas dans le miroir des écrivains et des poètes arabes (4). Saïd Aql », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 27 mars 2014. [En  ligne] http://ifpo.hypotheses.org/5859


E‰ric Gautier, responsable du stage de langue arabe de lâ€'Ifpo

Éric Gautier est spécialiste de littérature arabe contemporaine. Maître de conférences à l’Université de Paris-Sorbonne, il est actuellement Responsable des cours de langue arabe à l’Institut Français du Proche-Orient, à Beyrouth. Après avoir obtenu son doctorat en langue et littérature arabes à l’Université de Provence en 1993, il part s’installer à Damas où il réside durant dix-sept ans, jusqu’en juillet 2011. Éric Gautier a publié plusieurs traductions, dont Les Fins d’Abdul Rahman Mounif, 2013, Beyrouth, Presses de l’Ifpo.

Page personnelle et bibliographie : http://www.ifporient.org/eric-gautier

Billets écrits pour les Carnets de l’Ifpo


Eric Gautier

Eric Gautier est spécialiste de littérature arabe contemporaine. Maître de conférences à l'Université de Paris-Sorbonne, il est actuellement Responsable des cours de langue arabe à l'Institut Français du Proche-Orient, à Beyrouth. Après avoir obtenu son doctorat en langue et littérature arabes à l'Université de Provence en 1993, il part s'installer à Damas où il réside durant dix-sept ans, jusqu'en juillet 2011. Son domaine de recherche est le roman et la nouvelle. Il étudie en particulier comment les écrivains et de manière plus générale les cultures appréhendent les qualités du monde qui nous entoure, ce qui le conduit à réfléchir sur le statut de la littérature arabe contemporaine. Éric Gautier a publié plusieurs traductions, dont l'autobiographie d'Abdul Rahman Mounif, Une ville dans la mémoire (1996, Arles, Sindbad-Actes Sud). Plus récemment, il a édité avec Jamal Chehayed les actes du colloque La critique littéraire au Moyen-Orient (2006, Damas, IFPO, en langue arabe), et coordonné cinq unités du Larousse de poche (2008, Paris, Larousse).

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L’archéologie en Palestine : une archéologie de sauvetage ?

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Les observations tirées des prospections conduites dans le cadre de nos recherches doctorales au sein de l’Ifpo nous ont permis d’établir un constat sans appel : le pillage et la destruction de nombreux sites archéologiques qui étaient, il y a trente ans, en bien meilleur état de conservation qu’aujourd’hui. Ces sites ont subi les effets conjugués de l’installation des colonies israéliennes et des aménagements urbains palestiniens.

Un état des lieux alarmant

Ahmed Rjoob, directeur du Département pour la valorisation des sites du ministère des Antiquités et du Tourisme palestinien, nous a guidé à travers l’un des plus remarquables sites de la région d’Hébron : Rujm Jerida, ferme-monastère datant du iveixs. ap. J.-C. (Stern et al. 2008, p. 20-23) qui se situe en zone C, c’est-à-dire sous le contrôle et l’autorité d’Israël. Cette ferme a été fouillée en 1997 par une équipe israélienne du Staff Officer for Archaeology in Judea and Samaria. Les sondages et les secteurs de fouille n’ont jamais été rebouchés, le site n’ayant bénéficié d’aucune politique de protection des vestiges. Depuis sa mise au jour, il ne cesse de se dégrader, les mosaïques disparaissent, les murs s’effondrent. Ce cas illustre à lui tout seul une tendance lourde qui frappe les sites archéologiques de la région, plus particulièrement ceux de la zone C, laquelle représente aujourd’hui 60 % des Territoires palestiniens. Hamdan Taha, directeur du département d’Archéologie du ministère des Antiquités, estime le nombre d’entités et de sites archéologiques sous contrôle total israélien à 4500, soit environ 45 % du patrimoine archéologique, dans lequel figurent près de 500 sites majeurs (Taha 2005, p. 69). À l’image de Rujm Jerida, la grande majorité d’entre eux est en voie de destruction.

À Rujm Jerida, le sol de mosaïque, complet lors de la fouille, perd peu à peu ses tesselles. Photographie : Margaux Thuillier.

À Rujm Jerida, le sol de mosaïque, complet lors de la fouille, perd peu à peu ses tesselles.                       Photographie : Margaux Thuillier.

La partition, la segmentation des Territoires palestiniens, la construction de nouvelles colonies juives et des grandes voies de circulation les desservant et, plus récemment, l’édification du Mur de séparation, n’ont fait que conforter ce processus de destruction systématique des sites archéologiques. Adel Yahya, directeur de la Palestinian Association for Cultural Exchange, signale ainsi de nombreux sites qui n’ont pas survécu à la construction du Mur (Yahya 2008, p. 43). Les entités archéologiques partiellement ou totalement détruites par la construction du Mur sont estimées à environ 800, ce qui représente 6,7 % du patrimoine archéologique palestinien (Yahya 2008, p. 43). Toutefois, nous pouvons observer une amélioration de la situation. Quelques sites se trouvant sur le tracé du Mur ont pu être préservés, contournés ou fouillés (Al-Houdalieh 2010, p. 34-35). Des fouilles préventives sont également entreprises sur l’emplacement des nouvelles constructions israéliennes (colonies et routes). Mais cette « politique préventive » est loin de concerner l’ensemble des projets d’aménagement.

Par ailleurs, l’une des difficultés majeures rencontrées lors de nos prospections est l’inaccessibilité à certains sites. En effet, un nombre non négligeable se situe à proximité, ou même à l’intérieur des colonies et des zones militaires. Ainsi, près de 29,5 % des sites au programme de nos prochaines prospections dans la région au sud de Naplouse ne pourront être étudiés pour des raisons sécuritaires. Les sites localisés entre le Mur et la Ligne verte sont, quant à eux, inaccessibles aux archéologues palestiniens, qui se voient donc privés de nombreux terrains de recherche. Près de 2 800 entités archéologiques et monuments historiques seraient concernés par cette interdiction (Yahya 2008, p. 43). Il faut également signaler les phénomènes de pillage : passées à la pelle et au détecteur de métaux, les fouilles clandestines sont extrêmement nuisibles. Elles dévoilent des structures qui, au fil du temps, s’effondrent et privent les archéologues d’indices permettant la datation et l’interprétation des sites. La crise économique que subit de plein fouet la Palestine, l’autorisation du commerce d’antiquités en Israël et la faiblesse des mesures législatives relatives à la protection du patrimoine ne font qu’encourager ces trafics des pièces archéologiques. En matière de patrimoine, le Département des Antiquités palestiniennes s’appuie sur une législation obsolète, à savoir des lois jordaniennes et des textes datant du Mandat britannique (notamment la loi jordanienne sur le patrimoine de 1966).

Enfin, les sites archéologiques sont très largement victimes du développement urbain effréné que connaissent les Territoires palestiniens et qui se traduit par la multiplication de nouvelles constructions (immeubles et maisons individuelles) en zones urbaines comme en zones rurales. En principe, les aménageurs sont tenus de respecter les dispositions de la loi de 1929 sur les antiquités, les contraignant à faire appel au DACH (Department of Antiquities and Cultural Heritage), seul habilité à effectuer des diagnostics archéologiques avant le lancement des chantiers. En réalité, ils ne respectent presque jamais cette procédure.

Fouille clandestine effectuée sur le site du Khirbet el-Burj. Photographie : Margaux Thuillier.

Fouille clandestine effectuée sur le site du Khirbet el-Burj. Photographie : Margaux Thuillier.

Des nécessaires efforts de protection et de valorisation

Depuis 1993, des efforts sont engagés afin de protéger et étudier le patrimoine, notamment avec la création du ministère des Antiquités et du Tourisme palestinien (Taha 2005, p. 65-68), l’ouverture de départements d’archéologie au sein des universités palestiniennes, la mise en place par les ONG de programmes de conservation, de valorisation et de restauration des vestiges, et la présence sur place d’instituts archéologiques internationaux.

Dans ce nouveau contexte de valorisation et de protection du patrimoine archéologique palestinien, de nombreuses fouilles « de sauvetage » ont été entreprises par le ministère dans les Territoires Palestiniens et à Gaza, notamment à Bethlehem, Nablus, Beitunya, Ta’annek, Jabalia, Nuseirat, Bir el-Hammam, Tell Jenin, Tell um A’mer et Khirbet Deir Ghannam. D’autres fouilles sont aussi programmées à Khirbet Bela’meh, Tell es-Sultan, Tell el-A’jjul, Tell es-Sakan et Tell el-Mafjar.

Dans une perspective similaire, les universités de Birzeit, d’Al-Quds, d’An-Najah, d’Hébron ainsi que l’Université islamique de Gaza, ont organisé des programmes de fouilles sur une dizaine de sites archéologiques. Ce fut le cas, ces dernières années, sur les sites de Khirbet Siya et Khirbet Birzeit, qui constituent les « chantiers écoles » de l’Université de Birzeit.

De nombreuses ONG telles que Riwaq, Hebron Rehabilitation Committee, the Welfare Association, the Center for Cultural Heritage Preservation, the Mosaic Center of Jericho, the Palestinian Association for Cultural Exchange, luttent pour la préservation et la restauration du patrimoine culturel. Sur un plan pédagogique et éducatif, elles œuvrent aussi à ancrer au sein de la population palestinienne une « conscience patrimoniale ».

Dans le cadre de nos recherches doctorales au sein de l’Ifpo (Dynamiques de l’occupation rurale le long de la voie romaine de Jérusalem à Neapolis à l’époque de l’empire romain tardif, ivs. ap. J.- C. jusqu’au début du viis. ap. J.-C.), nous poursuivons, entre autres, les objectifs suivants :

  • Réaliser un recensement général des sites byzantins de la région ;
  • Fournir une carte précise des sites en danger, non accessibles, détruits, et des sites nécessitant un effort de protection et de valorisation ;
  • Mesurer l’état de conservation des sites qu’il est possible de prospecter et sur lesquels il est possible d’effectuer une étude complète et détaillée (enregistrement photographique systématique, relevé et description précise des vestiges, ramassage de surface).

Malgré les efforts engagés de toutes parts, la situation reste néanmoins préoccupante. Certains acteurs politiques, institutionnels, scientifiques et académiques, palestiniens ou étrangers, ont pris désormais conscience de la menace qui guette le patrimoine archéologique de cette région, dont le sort actuel ne peut manquer d’alerter les opinions publiques locale et internationale. Il faut espérer que notre recherche au sein de l’Ifpo, aussi modeste soit-elle, contribuera à la protection et la mise en valeur du patrimoine archéologique de Palestine et au sauvetage de sites en danger.

Vestiges du site de Kefr Ana. Photographie : Margaux Thuillier.

Vestiges du site de Kefr Ana. Photographie : Margaux Thuillier. 

Bibliographie

  • Al-Houdalieh Salah Hussein, 2010, « Archaeological Heritage and Related Institutions in the Palestinian National Territories 16 Years After Signing the Oslo Accords », Present Pasts Journal 2 /1, p. 31-53. [En ligne] http://www.presentpasts.info/article/view/pp.20/29
  • Stern Ephraim (éd.) et al., 2008, New Encyclopedia of Archaeological Excavation in the Holy Land, vol. 5, Jerusalem, Israel Exploration Society ; Washington, D.C., Biblical Archaeology Society.
  • Taha Hamdan, 2005, « A Decade of Archaeology in Palestine », in Fabio Maniscalo (éd.), Tutela, Conservazione E Valorizzazione Del Patrimonio Culturale Della Palestina, Naples, Massa Editore (Mediterraneum. Tutela e valorizzazione dei beni culturali ed ambientali), p. 63-72.
  • Yahya Adel, 2008, « Looting and Salvaging, How the Wall, Illegal Digging and the Antiquities Trade are Ravaging Palestinian Cultural Heritage », Jerusalem Quarterly 33, p. 39-55.[En ligne] http://www.jerusalemquarterly.org/ViewArticle.aspx?id=46

Pour citer ce billet : Margaux Thuillier, « L’archéologie en Palestine : une archéologie de sauvetage ? », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 25 avril 2014. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/5890


margaux-thuillier

Doctorante en archéologie à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et bénéficiaire d’une Aide à la mobilité internationale à l’Ifpo, Margaux Thuillier consacre son doctorat à l’étude des Dynamiques d’occupation rurale le long de la voie romaine de Jérusalem à Naplouse à l’époque de l’empire romain tardif.

Page personnelle : http://www.ifporient.org/margaux-thuillier

Tous les billets de Margaux Thuillier

 

Les avocats libanais face à l’État : contestation, collusion, coopération ?

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Le Département des Études contemporaines (DEC) de l’Ifpo a lancé en 2012 un séminaire intitulé « Liban : quel État pour quels citoyens ? ». Rompant avec le discours récurrent et stérile sur l’exception libanaise dans ses multiples versions (« îlot démocratique », « démocratie consensuelle », « État mercenaire », « État confessionnel », etc.), le parti scientifique de ce séminaire est de prendre au sérieux le phénomène étatique au Liban, en analysant de manière empirique les mécanismes de production des politiques publiques, leurs modes de diffusion dans les différents secteurs de la société (armée, justice, éducation, santé, logement…) et, en retour, les mobilisations citoyennes qu’ils suscitent.
La séance du 3 avril 2014 était consacrée au thème : « Les avocats libanais face à l’État : contestation, collusion, coopération ? », avec la participation de Melhem Khalaf (avocat, membre de la commission de l’ONU contre la discrimination raciale), Carlos Daoud (avocat, membre du Réseau euro-méditerranéen des droits de l’homme), Ghida Frangieh (avocate, animatrice de l’ONG Legal Agenda) et Samer Ghamroun (doctorant à l’Institut des sciences sociales du politique à l’École normale supérieur de Cachan).

© Album des Les Gens de Justice, 1845-1846. Lithographie, 257 x 184 mm Delteil 1347, Publié dans Le Charivari, le 15 août 1845. BnF, Estampes et Photographie, Rés. Dc-180j (tome XI)

© Album des Les Gens de Justice, 1845-1846. Lithographie, 257 x 184 mm
Delteil 1347, Publié dans Le Charivari, le 15 août 1845. BnF, Estampes et Photographie, Rés. Dc-180j (tome XI)

Dans un bref papier fort stimulant pour la réflexion sociologique (http://ifpo.hypotheses.org/2583), Samer Ghamroun définit les avocats comme « des agents non étatiques du processus judiciaire ». Il souligne, par ailleurs, la difficulté pour le chercheur en sciences sociales à travailler sur le milieu des avocats, en apparence plus ouvert que celui des magistrats (http://ifpo.hypotheses.org/4834), mais en réalité plus hermétique, en raison des incompréhensions à l’égard du processus d’enquête scientifique et aussi d’une culture du secret qui vise à protéger les droits du client. À cet égard, les difficultés à enquêter sur les avocats libanais sont révélatrices d’un certain nombre de caractéristiques sociopolitiques propres à « l’avocature » au pays du Cèdre, en ce qui concerne notamment :

  • les modes d’organisation de la profession,
  • le rapport à l’autorité publique (l’État, le ministère de la Justice, les corps sécuritaires),
  • les formes d’engagement individuel et collectif dans les mobilisations sociopolitiques.

C’est à ces trois questions centrales que se sont attelés à répondre les participants au séminaire, en développant parfois des points de vue contradictoires sur une profession qui jouit, au Liban, d’un fort prestige social en raison de ses liens historiques avec le politique, la haute administration et les sphères d’influence (leaders communautaires, notables, chefs d’entreprises, etc.). À ce titre, Samer Ghamroun rappelle que les avocats représentaient avant la guerre civile (1975) environ un tiers des députés élus au Parlement libanais, situation comparable à la France de la Troisième République. Si cette visibilité politique semble aujourd’hui moindre, les avocats continuent néanmoins à occuper une surface sociale substantielle. Certes, il s’agit d’une profession libérale dont les logiques de fonctionnement relèvent très largement du secteur privé mais elle entretient des relations fréquentes et profondes avec les sphères du pouvoir. En ce sens, en dépit de l’hétérogénéité des situations professionnelles (quoi de commun, en effet, entre un avocat stagiaire et un avocat gérant un grand cabinet ?), les « robes noires » restent, en ce début du xxie siècle, des gens de pouvoir, ou du moins, des acteurs influents au sein de la société libanaise.

Modes d’organisation collective des avocats libanais : logiques corporatiste, territoriale, confessionnelle… ?

À l’instar des pays arabes qui ont connu l’influence française (cf. l’exemple de la Tunisie richement documenté par les travaux d’Éric Gobe), les 10 000 avocats libanais sont organisés en ordre professionnel. Toutefois, le poids de l’histoire ottomane et surtout mandataire explique la coexistence actuelle de deux ordres distincts, comme l’expliquent Carlos Daoud et Maya Mansour :

« La période des défendeurs “libres” ayant pris fin avec la disparition de l’Empire ottoman, le premier ordre des avocats a été créé au Liban en 1919, soit avant même l’indépendance du pays. Établi à Beyrouth, sa création a été suivie par celle d’un second ordre à Tripoli en 1921 ».

Aujourd’hui, il existe cependant de nombreuses initiatives pour tenter d’unifier le Barreau qui ferait disparaître, à moyen terme, la dualité territoriale Beyrouth/Tripoli, selon Melhem Khalaf : « d’ailleurs, les relations entre les deux ordres sont régulières et excellentes et devraient faciliter la création d’un ordre unique des avocats libanais ». Plus sceptiques, Ghida Frangieh et Carlos Daoud estiment que le maintien de deux ordres n’est pas simplement dû aux legs de l’histoire mais renvoie aussi à des enjeux du présent. La première évoque l’attachement des avocats du Nord Liban à la spécificité du Barreau tripolitain, plus modeste (à peine 1300 avocats affiliés) et donc réputé plus proche des préoccupations des citoyens ordinaires : « les avocats tripolitains sont parmi les plus grands défenseurs de la décentralisation du système judiciaire libanais afin que la Justice soit plus proche des administrés ». Le second met en évidence la présence de logiques confessionnelles et régionalistes à peine voilées. Selon C. Daoud, depuis les Accords de Taëf mettant fin officiellement à la guerre civile (1989), certains avocats chiites réclament même la création d’un troisième Barreau à Saïda, la capitale du Sud Liban, qui serait une manière de satisfaire leurs revendications à la fois régionalistes et communautaires.

© Logo officiel de l’Ordre des avocats de Beyrouth

© Logo officiel de l’Ordre des avocats de Beyrouth

L’immixtion du confessionnalisme n’intervient pas seulement dans l’organisation territoriale du Barreau. Elle produit aussi des effets concrets dans la distribution du pouvoir interne à l’Ordre des avocats. D’aucuns parmi les politiques mais aussi les membres de la profession souhaiteraient étendre le principe de représentativité communautaire aux instances dirigeantes de l’Ordre, en instaurant des quotas confessionnels, à l’instar des « subtils dosages » pratiqués dans les institutions politiques du pays du Cèdre, selon le principe de la « démocratie consociative ». Jusqu’à présent, aucune mesure de ce genre n’a jamais abouti, la majorité des avocats refusant catégoriquement une telle évolution qui favoriserait le triomphe des logiques particularistes et, à terme, une main mise du pouvoir politique et des leaders communautaires sur les instances ordinales.

Des avocats libanais seuls face à l’État ?

Contrairement à d’autres pays arabes, les avocats libanais n’ont le droit de s’organiser ni en syndicat ni en association professionnelle. L’Ordre dispose donc de facto d’un monopole de représentation de la profession auprès de l’État et des différentes instances de la société libanaise. L’article 6 du règlement intérieur de l’Ordre des avocats de Beyrouth (on trouverait des dispositions similaires dans l’Ordre tripolitain) est très clair à ce sujet : « Les avocats inscrits à l’Ordre de Beyrouth ne sont pas autorisés à constituer une instance, une association, un rassemblement, une ligue ou une coopérative relevant d’une qualité ou d’une activité syndicale ou à en devenir membre au Liban comme à l’étranger, sous peine d’encourir une sanction disciplinaire ». Pour Carlos Daoud, « cette interdiction à s’organiser librement en association est contraire à toutes les conventions internationales ».

A contrario, l’Ordre des avocats jouit dans les textes d’une indépendance totale à l’égard de l’État :

« À la différence d’autres ordres professionnels, comme l’Ordre des médecins par exemple, il n’est rattaché à aucune autorité administrative (même pas au ministère de la Justice) et dispose d’une liberté totale pour définir les modalités de recrutement, d’organisation et de représentation de la profession. C’est un Ordre autonome qui repose sur deux principes fondamentaux : la liberté d’expression dans le prétoire et la préservation du secret professionnel » (Melhem Khalaf).

Dès lors, l’ambivalence de la position de l’Ordre dans les différends qui peuvent survenir entre les avocats et les autorités publiques apparaît comme compréhensible. Dans de nombreuses affaires impliquant notamment les forces de sécurité, l’Ordre adopte une position prudente – pour ne pas dire prudentissime –, se contentant de rappeler les grands principes (droit des avocats à défendre leurs clients, respect du secret), mais en évitant d’intervenir directement. Ainsi, les avocats se retrouvent souvent bien seuls dans les conflits les opposant aux représentants des forces de sécurité (FSI, Sûreté générale, etc.) qui entravent parfois leur possibilité de rentrer en relation avec les prévenus en situation de précarité sociale et juridique (étrangers, réfugiés, minorités sexuelles…). Ghida Frangieh cite ainsi de nombreux cas où les avocats libanais sont carrément exclus de tout accès aux « zones » gérées par les corps sécuritaires, comme les centres de détention pour étrangers. Les avocats libanais sont-ils pour autant impuissants face à l’autorité publique ?

© Couverture du rapport de Réseau euro-méditerranéen des droits de l’Homme, 2010.

© Couverture du rapport de Réseau euro-méditerranéen des droits de l’Homme, 2010.

Les avocats libanais : à l’avant-garde des mobilisations sociales ?

Les récents mouvements protestataires dans le monde arabe ont mis en évidence le rôle central des avocats dans les mobilisations sociopolitiques qui ont été parfois, comme en Tunisie (cf. les travaux d’Éric Gobe) des « connecteurs d’espaces contestataires » improbables entre des manifestants issus des milieux populaires et d’autres issus des couches sociales moyennes et aisées. Observons-nous au Liban un phénomène similaire, à savoir l’engagement des avocats dans les grandes causes sociétales ?

Il est vrai que depuis la fin du mandat français, les avocats libanais « n’ont pas hésité à réagir publiquement, y compris par le recours à la grève, lorsqu’ils ont estimé que leur indépendance était menacée ou malmenée » : C. Daoud et M. Maya Mansour citent les grandes dates de cette mobilisation des robes noires : avril 1951, février 1958, février 2005, janvier 2006, novembre 2008, mai 2009, etc. Cependant, il s’agissait principalement de mouvements d’avocats orientés vers la défense des « acquis » de la profession ou de l’indépendance du système judiciaire. En revanche, l’engagement des avocats libanais dans les grandes causes sociétales est plutôt rare. D’une part, ils ne s’engagent que quand l’intérêt national apparaît menacé. À titre d’exemple, les membres du Barreau de Tripoli, le Bâtonnier en tête, sont, au printemps 2014, descendus dans la rue en robes noires pour appeler à la « paix civile » dans un contexte d’extrême violence politique (Melhem Khalaf et Ghida Frangieh). D’autre part, les avocats libanais ont tendance à s’engager dans les mouvements sociaux à titre individuel. En somme, ils se mettent personnellement au service d’une « cause » ou d’une ONG des droits de l’homme mais sans engager collectivement la profession : « il est vrai que les avocats jouissent d’un certain prestige et d’une expertise appréciée par les ONG. Mais l’immense majorité des avocats libanais n’est pas impliquée dans la société civile. Il ne faut pas surestimer leur engagement » (Carlos Daoud).

Plus fondamentalement, cet engagement pour les « grandes causes » se fait selon un mode très sélectif. Pour les avocats libanais « tous les droits de l’homme ne se valent pas » constate Samer Ghamroun. Certaines causes apparaissent plus nobles que d’autres. La défense des droits des travailleurs immigrés, des domestiques étrangères et des homosexuels font figure de « causes risquées », susceptibles de marginaliser ses porteurs au sein des instances ordinales. Aussi les avocats libanais ont-ils tendance à établir une forme de hiérarchisation des « causes » en fonction de leur légitimité sociale mais aussi du risque de « double stigmatisation » (ou de double sanction), du point de vue des instances dirigeantes de la profession (le conseil de l’Ordre, le Barreau) et des autorités publiques (l’État et les corps de sécurité).

Références

Pour citer ce billet : Vincent Geisser, « Les avocats libanais face à l’État : contestation, collusion, coopération ? », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 2 mai 2014. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/5914


Vincent Geisser est chercheur CNRS à l’Ifpo de Beyrouth depuis le 1er septembre 2011. Il anime un programme de recherche sur « Femmes et Pouvoir au Liban » et coordonne le séminaire général du Département des études contemporaines : « Liban, quel État pour quels citoyens ? ». Parmi ses dernières publications, l’ouvrage Renaissances arabes. Sept questions sur des révolutions en marche, paru aux éditions de l’Atelier en 2011 (avec Michaël Béchir-Ayari) et Dictateurs en sursis. La revanche des peuples arabes, éditions de l’Atelier, 2009 (avec Moncef Marzouki).

Page web : http://www.ifporient.org/vincent-geisser

Tous les billets de Vincent Geisser

L’islam en ses langues. Réalités et enjeux des usages linguistiques sur l’Esplanade des mosquées à Jérusalem

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L’école doctorale organisée par l’IISMM, NISIS (Netherlands InterUniversity School for Islamic Studies) et la Casa de Vélasquez, sur le thème, « L’Islam en ses langues : exigences du sacré, nécessités du profane » (http://iismm.ehess.fr/index.php?1371) s’est interrogée sur l’articulation entre communauté religieuse et communauté linguistique. Dans ce cadre, j’ai présenté une étude de cas et appliqué ce questionnement au troisième lieu saint de l’islam, pour analyser la façon dont se construit la Umma (communauté des croyants) dans le contexte contemporain de Jérusalem.

Depuis 1967, ce sont les mesures politiques israéliennes qui définissent en partie la fréquentation de l’Esplanade des mosquées (ou mosquée al-Aqsa) et sa sociologie. Aujourd’hui, et avec d’importantes variations géographiques et sociologiques depuis la Seconde Intifada (débutée en 2000), les Palestiniens citoyens d’Israël et les Palestiniens résidents de Jérusalem ont le droit d’accéder à l’Esplanade des mosquées (ou mosquée al-Aqsa) sous certaines conditions, au gré des mesures de blocages de la part des autorités israéliennes. Très régulièrement, l’accès à la mosquée est limité aux femmes et aux enfants, et aux hommes de plus de cinquante ans. Pour les Palestiniens de Cisjordanie, détenant un passeport palestinien, l’accès est soumis à la nécessité de faire la demande auprès des autorités militaires de permis d’entrée dans Jérusalem qui ne durent parfois que quelques heures et sont souvent refusées. Ces principales conditions sont loin d’être exhaustives.

Il existe une longue tradition de pèlerinage à l’Esplanade des mosquées et le lieu saint reste, malgré les importantes difficultés d’accès, le centre de mobilités religieuses à la fois au niveau national – la mosquée est très visitée par les Palestiniens citoyens d’Israël – et international. Aujourd’hui, les touristes musulmans qui visitent Jérusalem viennent essentiellement d’Asie, en particulier, d’Inde, d’Indonésie, de Malaisie, de Singapour, et aussi des régions du Caucase ou d’Afrique du Sud. Les Turcs sont également très représentés, ainsi que les Européens et Américains musulmans très souvent binationaux (franco-maghrébins ou britanno-pakistanais par exemple). Par conséquent, l’arabe n’est pas la seule langue parlée sur l’Esplanade des mosquées.

Dans ses registres coranique ou littéral, la langue arabe reste-t-elle la langue de référence lors des visites religieuses à la mosquée al-Aqsa ? Comment est-elle mobilisée par les musulmans internationaux en visite ?

Pèlerinages musulmans internationaux : quelle place pour l’arabe liturgique ?

Dans la mosquée, les usages de l’arabe sont codifiés. Par exemple, l’arabe liturgique est utilisé lors de l’appel à la prière (āḏān) et les prières. Les formules liturgiques, telles que des sourates ou hadiths sont intégrées, dans les discussions en arabe littéral. On les trouve aussi utilisés dans les discours à destination des touristes, par exemple dans un guide de la mosquée publié en 2013 par l’association Passia, qui fait référence aux sourates et hadiths dans lesquels la mosquée al-Aqsa est mentionnée (Sourates 17:1 et 2:144 ; Hadith Sahih-Bukhari, 2:21:288).

Or, la majorité des visiteurs internationaux du lieu saint ne sont pas arabophones en raison, notamment, des relations d’Israël avec les pays arabes voisins, qui limitent à leurs ressortissants l’accès à la mosquée al-Aqsa. Les Syriens et Libanais ne peuvent par exemple pas se rendre à Jérusalem. En revanche, il n’est pas impossible pour un Jordanien, un Égyptien ou un Marocain de se rendre en Israël ou dans les Territoires palestiniens, avec pour chacun d’eux des différences de régime, en fonction de l’état des relations diplomatiques. En outre, le voyage reste soumis à de nombreuses contraintes afin d’obtenir un visa, de longues heures d’attente et d’interrogatoire à l’aéroport Ben Gourion ou au Pont Allenby. Enfin, cette visite peut être dénoncée comme un phénomène de « normalisation », en raison du contexte actuel de Jérusalem-Est, sous occupation israélienne depuis 1967.

Pèlerins musulmans internationaux en visite à la mosquée al-Aqsa. Photo E. Grugeon

Pèlerins musulmans internationaux en visite à la mosquée al-Aqsa. Photo E. Grugeon

Pèlerins musulmans internationaux en visite dans le cimetière al-Raḥma, attenant à la mosquée al-Aqsa. Photo E. Grugeon

Pèlerins musulmans internationaux en visite dans le cimetière al-Raḥma, attenant à la mosquée al-Aqsa. Photo E. Grugeon

En général l’apprentissage de l’arabe des pèlerins musulmans, s’il a eu lieu, s’est fait dans un cadre religieux. Ils ont appris l’arabe classique dans le but de comprendre le Coran, ce qui leur permet, dans le meilleur des cas, de comprendre les prêches ou les cours qui sont donnés dans la mosquée al-Aqsa, car aucun prêche, ni cours, ni sermon n’est traduit. À la différence d’autres pays arabes de la région, comme la Syrie avant la révolution de mars 2011, la formation linguistique en lien avec une formation religieuse pour des étudiants internationaux est très peu développée à Jérusalem. Il n’y a pas d’espace islamique d’éducation pour les internationaux.

En outre, même si l’expérience religieuse des pèlerins musulmans internationaux sur l’Esplanade dure généralement peu (deux ou trois jours en moyenne), ceux-ci témoignent néanmoins de la façon dont s’incarne la Umma dans le partage de l’arabe comme langue liturgique. Très souvent, dans le récit qu’ils font de leur première rencontre avec le troisième lieu saint de l’Islam, ils mettent l’accent sur la récitation de formules liturgiques. Les premiers mots qu’ils prononcent sur l’Esplanade sont la fātiḥa* ou la šahāda* par exemple.

La question de la maîtrise de la langue liturgique se pose d’une autre manière à l’entrée dans la mosquée. À chacune de ses portes, un soldat israélien contrôle l’arrivée des fidèles. À l’intérieur de la mosquée, un garde palestinien, fonctionnaire des awqāf*, se charge d’interroger une seconde fois les fidèles internationaux. À ce moment précis, maîtriser l’arabe liturgique est un indicateur de son identité religieuse, et même une preuve. La règle, imposée depuis 2000, veut que chaque fidèle musulman non palestinien récite des sourates, généralement, la fātiḥa* ou la šahāda*. Ces questions font partie du profilage qui a lieu chaque jour aux portes de la mosquée al-Aqsa. Parler l’arabe sur l’Esplanade relève à ce moment du registre religieux.

En outre, l’arabe littéral reste le plus souvent la langue utilisée pour communiquer avec les habitants palestiniens. Certains groupes touristiques font le choix d’être accompagnés par des interprètes arabophones du même pays qu’eux, parlant un arabe littéral très fluide. Très souvent, ces guides sont aussi investis d’un rôle religieux. Comme lors du pèlerinage à la Mecque où un guide est requis pour s’assurer de la validité des pratiques religieuses, à Jérusalem ces guides-interprètes se chargent des relations avec les cheikhs palestiniens et conseillent aussi sur la façon d’entreprendre sa ziyāra (visite).

Parfois, c’est une personnalité religieuse, reconnue au sein de la communauté musulmane internationale qui escorte un groupe de disciples. Lors de ces visites, ils s’avancent dans le miḥrāb* de la muṣallā al-qiblī*, dans l’enceinte de l’Esplanade des mosquées, pour donner un prêche en arabe littéral. L’attachement à la « première qibla* de l’Islam » (avant de se tourner vers la Mecque, les musulmans dirigeaient leurs prière vers la mosquée al-Aqsa) est rappelé presque systématiquement dans ces prêches, ainsi que le devoir de la communauté musulmane envers ses lieux saints. Ces échanges sont plus nombreux pendant les fêtes. On peut citer par exemple un  sermon du cheikh d’Afrique du Sud, à la renommée internationale, Sulayman Mola, pendant le mois de Ramadan en 2013. Des délégations turques sont aussi invitées presque chaque année lors de la fête du Miʿrāj (Voyage nocturne du Prophète) pour chanter des munšīd (chants religieux) en arabe littéral qui appartiennent à un répertoire dépassant les frontières nationales. La maîtrise de l’arabe correspond ici à un statut dans la hiérarchie religieuse, mais elle redessine aussi les contours de la communauté des croyants musulmans.

Médiation touristique et internationalisation du lieu saint

La place d’autres langues que l’arabe, notamment de l’anglais, permet de mesurer l’internationalisation du lieu et les stratégies qui sont mises en place par les autorités religieuses et politiques en vue de promouvoir la dimension touristique du lieu. Ces traces de l’anglais présentes dans des plaques descriptives, mais également sur d’anciens bâtiments dédiés aux touristes, datent en majorité d’avant 2000, et témoignent d’un dynamisme plus important à l’époque.

Plaque descriptive sur la Qubbat-l-Mi‘rāj. Photo E. Grugeon

Plaque descriptive sur la Qubbat-l-Mi‘rāj. Photo E. Grugeon

Plaques descriptives du Sūq al-Qaṭṭānīn attenant à la mosquée al-Aqsa. Photo E. Grugeon

Plaques descriptives du Sūq al-Qaṭṭānīn attenant à la mosquée al-Aqsa. Photo E. Grugeon

Aujourd’hui, l’investissement mis dans l’accueil des touristes, y compris musulmans, est faible du fait des conditions politiques. Ce sont les autorités israéliennes qui gèrent l’accès au lieu (ouverture et fermeture des portes, par exemple), même si le ministère jordanien awqāf* reste souverain sur le lieu saint. Le tourisme non-musulman est intégralement géré par les autorités israéliennes.

En l’absence de réelle politique de la part de l’administration du lieu, c’est l’imam de la mosquée qui, dans un anglais élémentaire, fait la visite du lieu presque quotidiennement à des visiteurs musulmans internationaux. Ce dernier cherche à encourager le tourisme musulman à Jérusalem et en appelle à la Umma. La pratique d’autres langues que l’arabe littéral sur l’Esplanade sert ainsi à faire appel à la solidarité islamique pour venir en aide à la mosquée ainsi qu’aux Palestiniens.

Par exemple, une boîte dédiée aux dons pour la mosquée a été posée dans les deux mosquées couvertes. Un hadith* y est inscrit en trois langues, arabe, anglais et turc. Ce hadith* est aussi souvent repris dans des sermons pour mobiliser la Umma à aider les habitants de Jérusalem. On peut y lire :

« Jerusalem is the land of the Gathering and Resurrection. Go there and pray in it. / What if I could not reach it ? / Then you can send a gift of oil to light its lanterns. For the one who does this, this is as if he has travelled to it ».

L’internationalisation du lieu apparaît également dans les aides qui sont apportées à la mosquée, notamment lors du mois de Ramadan. Par exemple « Fidder » (fiṭr) ou « Mirasimiz » (notre héritage), des  associations turques, financent des repas de rupture du jeûne. Il est intéressant de noter que l’emblème de l’Empire ottoman est représenté dans les deux logos. L’accent est mis sur l’héritage ottoman (dernier califat) qu’il s’agit de préserver. Progressivement des offres touristiques en direction d’un public turc se mettent en place, de (re)découverte d’un patrimoine ottoman, en particulier dans certaines villes situées aujourd’hui en Israël, comme Jaffa ou Acre. Il faut noter également que des musulmans non-arabophones en visite à Jérusalem vont parfois privilégier un guide qui parle la même langue qu’eux, plutôt qu’un guide qui partage la même religion.

Annonce de l’association turque Mirasimiz . Source : http://www.mirasimiz.org.tr/

Annonce de l’association turque Mirasimiz . Source : http://www.mirasimiz.org.tr/

Armoiries ottomanes. Source : http://fr.wikipedia.org/wiki/Armoiries_ottomanes

Armoiries ottomanes. Source : http://fr.wikipedia.org/wiki/Armoiries_ottomanes

Par conséquent, les pratiques touristiques musulmanes à Jérusalem témoignent d’un phénomène de communautarisation du tourisme. Les visites à al-Aqsa par différents groupes nationaux partageant tous la même religion posent des défis en terme de médiation. Étudier les utilisations de la langue arabe au sein de la population des touristes musulmans à Jérusalem permet par conséquent de questionner cette « communauté imaginée » qu’est la nation musulmane.

Lexique

  • Awqāf : pluriel de waqf, bien dont les revenus sont affectés à une institution religieuse. Il existe d’autres types de waqf.
  • Fātiḥa : Première sourate du Coran.
  • Hadith : Tradition qui rapporte les actes et les paroles du Prophète Muhammad.
  • Imam : Personnalité qui dirige la prière en commun.
  • Miḥrāb : Niche, le plus souvent située dans la mosquée, qui indique la direction de la Mecque.
  • Muṣallā al-qiblī : La mosquée de la Qibla est avec le Dôme du Rocher, une des mosquées couvertes de l’Esplanade.
  • Qibla : Direction de la prière.
  • Šahāda : Profession de foi de l’Islam.
  • Sourate : Unité du Coran, formée d’un ensemble de versets.

Bibliographie indicative

  • A guide to al-Aqsa mosque/ Al-Haram al-Sharif, publié par l’association Passia en août 2013.
  • Anderson Benedict, 1996, L’imaginaire national, Réflexion sur l’origine et l’essor de nationalisme, Paris, La Découverte.
  • Chiffoleau Sylvia et Madœuf Anna, 2005, Les pèlerinages au Maghreb et au Moyen-Orient. Espaces publics, espaces du public, Beyrouth, Presses de l’Ifpo. [En ligne] http://books.openedition.org/ifpo/978
  • Dumper Michael, 2001, The Politics of Sacred Space: The Old City of Jerusalem in the Middle East Conflict,
Boulder, Lynne Rienner.
  • Eickelman Dale F., Piscatori James, 1990 (éd.), Muslim travellers: pilgrimage, migration, and religious imagination, Berkeley, University of California Press.

Pour citer ce billet : Elsa Grugeon, « L’islam en ses langues. Réalités et enjeux des usages linguistiques sur l’Esplanade des mosquées à Jérusalem », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 12 mai 2014.
[En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/5936


Elsa-Grugeon-portrait-profil

Elsa Grugeon est doctorante en anthropologie, basée à l’Institut français du Proche-Orient Territoires palestiniens depuis septembre 2012. Elle a étudié en France, en Syrie et dans les Territoires palestiniens. Sa thèse consiste en une ethnographie de la mosquée al-Aqsa, troisième lieu saint de l’islam et s’intéresse particulièrement à la question du pèlerinage musulman dans le contexte contemporain de Jérusalem.

Page web : http://www.ifporient.org/elsa-grugeon

Tous les billets de Elsa Grugeon

Luttes sociales au Liban : au-delà du clientélisme, du confessionnalisme et du sécuritarisme ?

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Le Département des Études contemporaines (DEC) de l’Ifpo a lancé en 2012 un séminaire intitulé « Liban : quel État pour quels citoyens ? ». Rompant avec le discours récurrent et stérile sur l’exception libanaise dans ses multiples versions (« îlot démocratique », « démocratie consensuelle », « État mercenaire », « État confessionnel », etc.), le parti scientifique de ce séminaire est de prendre au sérieux le phénomène étatique au Liban, en analysant de manière empirique les mécanismes de production des politiques publiques, leurs modes de diffusion dans les différents secteurs de la société (armée, justice, éducation, santé, logement…) et, en retour, les mobilisations citoyennes qu’ils suscitent.

La séance du 6 mai 2014 était consacrée au thème : « Luttes sociales au Liban : au-delà du clientélisme, du confessionnalisme et du sécuritatisme ? », avec la participation de Marie-Noëlle Abi Yaghi (chercheuse associée à l’Ifpo, présidente de Lebanon Support), Lea Bou Khater (doctorante à la SOAS de Londres, experte au Consultation and Research Institute de Beyrouth) et Michele Scala (étudiant en Master 2 « Mondes arabe, musulman et hamito-sémitique », à l’Université d’Aix-Marseille).

© Manifestation pour une loi électorale démocratique entourée par un cordon des Forces de sécurité intérieure (FSI), Vincent Geisser, Beyrouth, avril 2014.

© Manifestation pour une loi électorale démocratique entourée par un cordon des Forces de sécurité intérieure (FSI), Vincent Geisser, Beyrouth, avril 2014.

Dans une réflexion sur les mouvements sociaux au Liban, les politologues Myriam Catusse et Karam Karam établissent le constat suivant : « Par rapport à d’autres pays de la région, la protestation sociale au Liban est à la fois euphémisée et exacerbée » (2008). Il est vrai que la majorité des discours politiques et médiatiques, des expertises des ONG internationales et, parfois, des analyses en sciences sociales, véhiculent une vision binaire de l’espace public libanais, représenté tantôt comme en « ébullition permanente », tantôt comme « socialement amorphe ». La trilogie « confessionnalisme/clientélisme/sécuritatisme » se voit ainsi érigée en variable explicative des phénomènes sociopolitiques, voire en système total structurant les attitudes, les comportements et les représentations des acteurs sociaux. En somme, la société libanaise serait constamment travaillée et inhibée par les allégeances primordiales : la famille, la communauté locale, la confession, le clientélisme politique, etc.

En admettant que ces notions aient une quelconque pertinence sociologique (ce qui est loin d’être évident), elles ne constitueraient pas nécessairement un frein à l’action collective et, ceci, pour trois raisons majeures :

  • Le feed-back contestataire : le « cercle de fer » du confessionnalisme et du clientélisme peut justement constituer un moteur de l’action collective, en réaction à l’idéologie dominante et aux modes « traditionnels » de contrôle social. À la radicalité du système social correspond aussi des formes de radicalité protestataire (Marie-Noëlle Abi Yaghi).
  • Le retournement protestataire : la clientélisation des acteurs sociaux est susceptible d’induire des situations de « retournement », où le client finit par se révolter contre son patron. En ce sens, le clientélisme au Liban représente une arme à double tranchant qui maintient autant le client que le patron dans une relation de dépendance mais aussi de précarité mutuelle (Michele Scala).
  • Le clientélisme pourvoyeur d’action collective : ce n’est un secret pour personne, qu’au Liban, nombre d’organisations syndicales, d’ONG à vocation sociale et de coalitions protestataires peuvent être imbriquées dans des enjeux confessionnels et communautaires qui leur servent à la fois de supports, d’alliés et de cadres de référence. Ce n’est pas forcément très moral de le reconnaître, mais les organisations communautaires, miliciennes et confessionnelles sont, dans certaines circonstances, des vecteurs de l’action collective (M.-N. Abi Yaghi, M. Scala et L. Bou Khater).

La question sociale au Liban : les faux-semblants d’un désert protestataire

L’intervention de Marie-Nöelle Abi Yaghi s’est surtout attachée à remettre en cause un certain nombre de clichés et d’idées reçues qui en viennent à conforter l’image d’un « désert protestataire » dans le Liban d’après-guerre. Au contraire, la politologue souligne que les mobilisations construites autour de la question sociale n’ont rien d’exceptionnelles et d’inédites au pays du Cèdre : la société libanaise témoigne d’une longue et riche histoire de mouvements contestataires. Le triomphe de la « démocratie consociative », après les Accords de Taëf (1989-1990), n’a pas empêché un foisonnement d’actions protestataires, où se côtoient grèves générales, manifestations, occupations de lieux publics, funérailles politiques, rassemblements spontanés et émeutes mais aussi, de façon paroxysmique, guérilla et guerre civile. Rien que pour les années 2012-2013, l’Observatoire des droits des travailleurs et des employés (cf. site Internet : www.lebaneselw.com) recense des dizaines de mobilisations dans l’espace public, les plus emblématiques d’entre elles ayant été les manifestations des enseignants du primaire et du secondaire, les mouvements des journaliers de l’entreprise Électricité du Liban (EDL), sans parler des grèves qui ont éclaté dans de nombreuses administrations publiques (fonctionnaires et contractuels).

© Manifestation des domestiques étrangères contre le système de la Kafala, Vincent Geisser, Beyrouth mai 2014.

© Manifestation des domestiques étrangères contre le système de la Kafala, Vincent Geisser, Beyrouth mai 2014.

Aussi Marie-Noëlle Abi Yaghi nous invite-t-elle à dépasser les explications culturalistes qui établissent une différence ontologique entre les sociétés dites « démocratiques » et celles qui ne le sont pas. De telles interprétations aux tonalités néo-orientalistes contribuent à entretenir le mythe d’un particularisme culturel et religieux, dont l’aspect le plus flagrant est la focalisation d’un grand nombre de recherches sur les mouvements islamistes et les mobilisations communautaires (politico-confessionnelles dans le cas libanais), passant sous silence d’autres formes moins visibles et moins spectaculaires de protestation.

Un syndicalisme sans syndicat : la success story protestataire de la Ligue des professeurs

Les « contraintes structurelles » souvent évoquées dans le cas du Liban pour expliquer les limites et les obstacles à l’émergence de mouvements collectifs doivent être prises en compte, sans pour autant sous-estimer la capacité des acteurs sociaux à les contourner et à faire preuve ainsi d’inventivité protestataire. À travers son étude sur la Ligue des professeurs du secondaire public (LPESPL), créée officiellement en 1980 (décision n°871 du 25/10), Lea Bou Khater s’intéresse ainsi aux modes d’action collectifs d’une profession (les enseignants) et d’un secteur (le public dit « officiel »), qui fait pourtant l’objet d’une interdiction légale de se syndiquer à l’instar de l’ensemble des fonctionnaires libanais. En effet, l’État libanais a toujours refusé de ratifier la Convention n° 87 sur la liberté syndicale, et interdit de facto à tous les membres de la Fonction publique d’adhérer et de créer un syndicat.

© Site Internet de la Ligue des professeurs de l’enseignement secondaire public du Liban.

© Site Internet de la Ligue des professeurs de l’enseignement secondaire public du Liban.

Ces contraintes objectives et légales, loin de freiner les mouvements revendicatifs et les luttes sociales ont, au contraire, favorisé l’éclosion de formes d’organisation originale, dotées d’une certaine efficacité contestataire. Ce d’autant plus que la Ligue des professeurs bénéficie d’un monopole de représentation de la profession (obligation et automaticité de l’adhésion des enseignants du public), qui lui permet de maintenir un rapport de force permanent avec les pouvoirs publics, en général, et le ministère de l’Éducation, en particulier. La Ligue a la particularité de combiner des modes d’action qui relèvent à la fois du registre associatif, du répertoire syndical, voire du corporatisme d’un ordre professionnel. Ainsi, l’histoire de la Ligue des professeurs du secondaire public, créée au départ par une minorité active issue des milieux communistes, de gauche et d’extrême gauche (Parti communiste libanais, Parti socialiste progressiste et Organisation de l’action communiste) offre l’image d’une success story protestataire, celle d’une forme de syndicalisme sans syndicat (Vincent Geisser), même si depuis avril 2014, les dirigeants de la Ligue ont clairement exprimé leur désir de la transformer en « véritable syndicat », bravant ainsi l’interdiction légale (cf. article de Rifaï Marisol, « Les fonctionnaires et les enseignants font trembler les rues de Beyrouth », L’Orient le Jour, 30/04/2014).

© Manifestation à l’appel des organisations féministes contre le projet de loi sur les violences conjugales,  Marie-Noëlle Abi Yaghi, Beyrouth mars 2014.

© Manifestation à l’appel des organisations féministes contre le projet de loi sur les violences conjugales,
Marie-Noëlle Abi Yaghi, Beyrouth mars 2014.

 

Une mobilisation improbable ? Le cas des salariés des supermarchés « Spinneys »

Si les conditions de mobilisation dans le secteur public sont rendues difficiles en raison d’un arsenal législatif répressif, elles apparaissent encore plus improbables dans le secteur privé commercial, où se côtoient des modes de contrôle patronaux ultralibéraux (figure du patron manager) et clientélistes (figure du patron traditionnel, « le cheikh »). Les patrons locaux (notables et zuaama) interviennent fréquemment à l’échelle d’un quartier ou d’une région pour favoriser l’embauche de leurs protégés et réprimer, si nécessaire, leur velléité d’autonomie et de contestation.

© La façade imposante du supermarché « Spinneys » d’Achrafieh, lieu de la mobilisation de 2012, Vincent Geisser, Beyrouth mai 2014.

© La façade imposante du supermarché « Spinneys » d’Achrafieh, lieu de la mobilisation de 2012, Vincent Geisser, Beyrouth mai 2014.

Dans son étude ethnographique sur les luttes sociales et salariales dans la chaîne des supermarchés « Spinneys », au cours de l’année 2012, Michele Scala montre ainsi comment les formes d’allégeance clientélistes et les relations de proximité entre le client et le patron peuvent se « retourner » et devenir le support d’une action collective circonscrite dans le temps et l’espace :

« Je me suis aperçu que la rupture du rapport de réciprocité entre patron et client, entre protecteur et protégé, entre donateur et donataire avait pu modeler un terrain d’insatisfaction chez les bénéficiaires des services de ce notable politique pouvant être à la base de l’explosion du rapport de clientèle qui les liait et du déclenchement d’une réaction protestataire concertée visant l’affirmation des droits de tous les travailleurs » (M. Scala).

Au final, le chercheur se retrouve face une configuration originale et fertile pour sa réflexion sociologique :

« le clientélisme, relation verticale et personnalisée par définition, communément considéré comme inhibiteur de l’action collective justement à cause de son caractère dyadique exclusif, est à la base d’une action collective concertée ».

Cette observation de Michele Scala confirme, en partie, notre hypothèse de départ : l’apparente stabilité du rapport de dépendance entre le client et le patron cache, en réalité, une véritable précarité relationnelle, aussi bien pour le premier que pour le second, qui constitue un terrain propice à la protestation. Au-delà de ce constat, le clientélisme, perçu comme la marque culturelle « indélébile » d’une société pluricommunautaire (le Liban), se marie parfaitement avec les tendances globales observées à l’échelle internationale, aussi bien en ce qui concerne la répression des mouvements sociaux que leur éclosion et leur déploiement dans l’espace public.

À l’instar de la « question de l’État » qui est trop souvent traitée sur le mode de l’exceptionnalité au Liban, la « question sociale » nous incite à dépasser les dichotomies réductrices et paresseuses (particularisme/universalisme ; dépendance/autonomie ; communautés/Nation ; clientélisme/classisme, etc.) et à penser l’action collective dans la société libanaise actuelle sous l’angle du chevauchement, de l’enchevêtrement et de la dialogique des répertoires, des registres et des modes de mobilisation.

Références

  • Abi Yaghi Marie-Noëlle, 2011, « Et pourtant ils votent ! Entre contestation et participation : la participation de la gauche antisystème aux élections de juin 2009 », in Catusse M., Karam K. et Lamloum O. (ed.), Métamorphoses des figures du leadership au Liban. Champs et contrechamps des élections législatives de 2009 au Liban, Beyrouth, Presses de l’Ifpo, 2011. [En ligne] http://ifpo.revues.org/2558
  • Abi Yaghi Marie-Noëlle et Catusse Myriam, 2011, « Non à l’État holding, oui à l’État providence. Logiques et contraintes des mobilisations sociales dans le Liban de l’après-guerre », Revue Tiers Monde, 2011/5, Hors série (Protestations sociales, révolutions civiles. Transformation du politique dans la Méditerranée arabe), p. 67-93. DOI : 10.3917/rtm.hs01.0067[En ligne] http://www.cairn.info/revue-tiers-monde-2011-5-page-67.htm
  • Abi Yaghi Marie-Noëlle, 2013, L’altermondialisme au Liban : un militantisme de passage. Logiques d’engagement et reconfiguration de l’espace militant (de gauche) au Liban, Thèse de doctorat en science politique, sous la direction d’Isabelle Sommier, Université de Paris 1-Sorbonne. http://www.theses.fr/2013PA010296
  • Catusse Myriam, Karam Karam, 2008, « Les euphémismes de la résistance sociale au Liban », Alternative Sud, 15/4 (L’État des résistances dans le Sud-2009. Face à la crise alimentaire), p. 103-109. [En ligne] http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00355247 (version auteur déposée sur Hal).
  • Karam Karam, 2006, Le mouvement civil au Liban, Revendications, protestations et mobilisations associatives dans l’après-guerre, Paris-Aix-en-Provence, Karthala-IREMAM.
  • Rifaï Marisol, 2014, « Les fonctionnaires et les enseignants font trembler les rues de Beyrouth », L’Orient le Jour, 30/04/2014 : http://www.lorientlejour.com/article/865188/les-fonctionnaires-et-enseignants-font-trembler-les-rues-de-beyrouth.html

Ressources en ligne sur les mouvements sociaux au Liban sur le site de l’ONG Lebanon Support : http://daleel-madani.org/

Pour citer ce billet : Vincent Geisser, « Luttes sociales au Liban : au-delà du clientélisme, du confessionnalisme et du sécuritarisme ? », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 27 mai 2014. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/5994


Vincent Geisser est chercheur CNRS à l’Ifpo de Beyrouth depuis le 1er septembre 2011. Il anime un programme de recherche sur « Femmes et Pouvoir au Liban » et coordonne le séminaire général du Département des études contemporaines : « Liban, quel État pour quels citoyens ? ». Parmi ses dernières publications, l’ouvrage Renaissances arabes. Sept questions sur des révolutions en marche, paru aux éditions de l’Atelier en 2011 (avec Michaël Béchir-Ayari) et Dictateurs en sursis. La revanche des peuples arabes, éditions de l’Atelier, 2009 (avec Moncef Marzouki).

Page web : http://www.ifporient.org/vincent-geisser

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Création arabe palestinienne : théâtre, musique et beaux-arts (conférence, Haïfa, mai 2014)

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Organisée par différents départements de l’université de Haïfa, kulliat-al-ādāb (Faculté des lettres), madrasat-al-funūn (École des arts), qism al-masraḥ (Département des études théâtrales), qism al-funūn al-taškīliyya (Département des beaux-arts), la conférence intitulée Ibdāʾ ʾarabī filasṭīnī masraḥ, musīqä wa funūn taškīliyya (« Création arabe palestinienne : théâtre, musique et beaux-arts ») s’est tenue du 12 au 14 mai 2014 à la « Maison des Arts » (Bayt al-fann) de l’université.

De gauche à droite : Henry Andrawes, Ḫulūd Ṭannūs, Baššār Murquṣ, Mas'ūd Hamdān, Muʿtazz Abū Ṣāliḥ, ʾᾹmir Ḥulayḥil, Wasīm Ḫayr, Mubādārāt masraḥiyya : masraḥ, ǧumhūr, wa muʿassasāt. Photo . N. Nakhlé-Cerruti

De gauche à droite : Henry Andrawes, Ḫulūd Ṭannūs, Baššār Murquṣ, Mas’ūd Hamdān, Muʿtazz Abū Ṣāliḥ, ʾᾹmir Ḥulayḥil, Wasīm Ḫayr, Mubādārāt masraḥiyya : masraḥ, ǧumhūr, wa muʿassasāt. Photo N. Nakhlé-Cerruti

L’objectif était de rassembler les principaux artistes palestiniens d’Israël et particulièrement ceux de la nouvelle génération, afin de donner une vision d’ensemble et plus précise d’une activité que ces artistes mêmes disent inexistante, mais dont la réalité tend à prouver le contraire. Les deux jours et demi se sont articulés autour de thèmes discutés par des universitaires et, surtout, par des praticiens des arts : conférences sur la musique (Muḥāḍarāt fī-l-mūsīqä), « Initiatives théâtrales : théâtre, public, associations » (Mubādārāt masraḥiyya : masraḥ, ǧumhūr, wa muʿassasāt), « Éducation théâtrale et théâtre pour enfants » (Tarbiya masraḥiyya wa masraḥ aṭfāl), « Auteurs de théâtre et metteurs en scène » (Kuttāb masraḥ wa muḫriǧūn), « Le travail du comédien » (ʿAmal al-mumaṯṯil), conférence sur la sociologie des arts plastiques palestiniens (Muḥāḍara marǧaʾiyya) , « Le monologue » (Al-Adāʾ al-munfarid).

En plus de ces rencontres, et pour donner à voir ce qui était présenté et discuté, des concerts étaient programmés. Sous la direction orchestre de Taysīr Ilyās, l’orchestre arabo-juif (al-ūrkistrā al-ʿarabiyya al-yahūdiyya) s’est produit à l’occasion de la soirée d’ouverture (12 mai 2014). Thérèse Sulaymān et ses amis (Tīrīz Sulaymān wa-l-aṣdiqāʾ) ont proposé leur « Voyage musical vers un astre tiède » (Riḥla mūsīqiyya ilä kawkab dāfiʾ) intitulé « Viens rêver » (Tīǧī neḥlam).

Tīrīz Sulaymān wa-l-aṣdiqāʿ, « Tīǧī neḥlam », riḥla mūsīqiyya ilä kawkab dāfiʿ(« voyage musical vers un astre tiède »). Photo N. Nakhlé-Cerruti

Tīrīz Sulaymān wa-l-aṣdiqāʿ, « Tīǧī neḥlam », riḥla mūsīqiyya ilä kawkab dāfiʿ(« voyage musical vers un astre tiède »). Photo N. Nakhlé-Cerruti

Les journées se sont achevées par deux chansons de rap « Notre histoire » et « La cause » (Qissatnā, Al-qaḍiyya) interprétées par Maysan Ḥamdān et ses musiciens, puis un concert donné par l’ensemble musical du département « Ensemble musical du bassin méditerranéen » (Ansābl mūsīqī ḥūḍ al-baḥr al-mutawassiṭ). Une programmation théâtrale était également proposée avec un choix de créations marquantes de la saison 2013-2014, ou inédites : « La destruction de la maison de Līd » (Ḫirbat bayt Līd), texte et jeu Ḫalīfa Nātūr ; « Siège » (Ḥiṣāṛ), à partir du poème de Mahmoud Darwich « État de siège » (Ḥālat ḥiṣār) adaptation et mise en scène Wasīm Ḫayr ; « Le temps parallèle » (Al-zaman al-muwāzī), texte et mise en scène Baššār Murquṣ ; « Au bord de la blancheur » (ʾAlä ḥāfit-al-abyaḍ), danse et arts plastiques, création Šādin Abū al-ʾAsal.

Dans son discours d’ouverture de la première séance de discussion, intitulée « Initiatives théâtrales : théâtre, public et associations », Masʿūd Ḥamdān, directeur du département des études théâtrales et à l’initiative de ce projet, souligne le caractère inédit de l’événement. Il s’agit de la première manifestation scientifique et artistique autour des arts palestiniens organisée au sein de l’Université de Haïfa. Dans cet établissement où la majorité des cours sont donnés en hébreu (à l’exception de la Faculté des lettres arabes, et de certains enseignements dispensés dans le département des études théâtrales, notamment celui d’histoire du théâtre palestinien), cette manifestation est la première à se tenir entièrement en langue arabe, avec traduction simultanée en hébreu. Tous les intervenants et les auditeurs maîtrisant l’hébreu, la langue arabe est employée ici comme outil de revendication identitaire. L’emploi exclusif de l’arabe, langue des Palestiniens qui vivent à l’intérieur d’Israël, participe à la reconnaissance de la culture palestinienne arabe et de l’existence d’une société palestinienne en Israël, société à la production artistique, culturelle et intellectuelle intense. L’outil linguistique sert alors l’objectif même de la conférence. Née de la volonté de réunir des artistes palestiniens, la conférence a été pensée par les organisateurs comme un « lieu de rencontre » pour donner vie à cette activité autant que donner à voir leur production par laquelle ils réclament « leur droit à l’existence culturelle et sociale ».

Derrière cet objectif de rassembler les artistes palestiniens et de donner à voir les discussions par des représentations et des concerts, la conférence cherchait à interroger et à définir le concept d’art palestinien en Israël.

Pour répondre à cet objectif, les différentes discussions ont questionné les pratiques artistiques. Il convient de noter la centralité du théâtre et des expériences théâtrales dans la programmation. Le département des études théâtrales de l’université est le seul département à enseigner, en arabe, l’histoire et les théories du théâtre, aussi bien en Israël que dans les universités palestiniennes de Cisjordanie. Cette activité intellectuelle et universitaire est alimentée par celle du théâtre Al-Mīdān de Haïfa, foyer majeur de la création locale et de la pratique théâtrale palestinienne en Israël. De nombreux théâtres sont également actifs à Acre, Nazareth ou Tel-Aviv.

Dépassant les discussions sur son origine, la question de l’existence d’un genre théâtral arabe a été largement débattue. Pour certains, le théâtre palestinien n’existe pas (Maḥmūd Ṣubḥ, entretien avec Nizār Zuʾbī) en raison de l’absence de différents courants constitutifs du genre et du manque de continuité et de cohérence entre les différentes créations. Et dans cette quête de la définition des caractéristiques du théâtre palestinien, ils sont nombreux à le percevoir comme une expérience (Baššār Murquṣ au nom de la troupe Insān ʿalä ḫašaba – « Un être humain sur scène », Haïfa ; Muʿtazz Abū Ṣaliḥ directeur de Masraḥ ʿuyūn – « Le théâtre des yeux », Maǧdal Šams).

De gauche à droite : Munīr Bakrī, Ayman Iġbāriyya, Adīb Ǧaḥṣān, ʾAlāʿ Ḥulayhil, Kuttāb masraḥ wa muḫriǧūn. Photo N. Nakhlé-Cerruti

De gauche à droite : Munīr Bakrī, Ayman Iġbāriyya, Adīb Ǧaḥṣān, ʾAlāʿ Ḥulayhil, Kuttāb masraḥ wa muḫriǧūn. Photo N. Nakhlé-Cerruti

Al-zaman al-muwāzī, texte et mise en scène Baššār Murquṣ, affiche (photo Baššār Murquṣ)

Al-zaman al-muwāzī, texte et mise en scène Baššār Murquṣ, affiche (photo Baššār Murquṣ)

Dans la tentative de définition, la production israélienne tient une place majeure et marque la création et les choix. Dans ce sens, ʿᾹmir Ḥulayḥil pour Al-Mīdān raconte : « Notre rêve était de devenir juifs. Notre rêve est de ne pas devenir juifs ». Au-delà des choix artistiques, ʿᾹmir Ḥulayḥil évoque également les problèmes matériels et financiers qui touchent l’institution dont il est le directeur artistique. Il explique que les gens de théâtre veulent que leur travail se démarque de la production israélienne dans les thèmes traités, aussi bien que dans les techniques mises en œuvre. Le genre théâtral repose sur la combinaison de trois éléments, plus ou moins présents : un texte dramaturgique, des comédiens, un public. Autour du texte dramaturgique, une tension se créé entre les deux autres éléments fondamentaux du processus de création théâtrale, entre les deux espaces de la représentation : l’espace-scène et l’espace-salle. C’est dans ce dernier qu’un théâtre palestinien doit se construire, dans le rapport et l’adresse au public (ʿᾹmir Ḥulayhil, Henry Andrawes). Toujours dans le cadre de ce travail de construction et d’affirmation d’un théâtre palestinien, dont le public est majoritairement palestinien, le rapport peut aussi être concentré sur l’autre espace, celui de la scène, où le comédien est lui aussi palestinien, comme l’a exprimé l’actrice Salwa Naqqāra, au cours de la séance intitulée « le travail du comédien » : « Je suis une Arabe palestinienne de Haïfa ».

La création se nourrit également des travaux théoriques européens, particulièrement les réflexions sur le statut du comédien et sa relation au personnage qu’il interprète. Les acteurs (Lāna Zurayq, Baššār Murquṣ) reconnaissent l’influence des théories de Stanislvaski qui préconisent un jeu du comédien basé sur son vécu personnel et sa mémoire effective pour construire un personnage plus réaliste (Stanislavski, La construction du personnage, 1930 ; et La formation de l’acteur, 1936).

Al-zaman al-muwāzī, texte et mise en scène Baššār Murquṣ, Murād Ḥasan, dans le rôle de Murād. Photo N. Nakhlé-Cerruti

Al-zaman al-muwāzī, texte et mise en scène Baššār Murquṣ, Murād Ḥasan, dans le rôle de Murād. Photo N. Nakhlé-Cerruti

Les thèmes traités et communs à la production participent à la définition du genre. Le « théâtre des slogans », masraḥ al-šiʾārāt (ʿᾹmir Ḥulayḥil, ʿAfīf Šliyūṭ, Munīr Bakrī), devenu trop idéologique, est abandonné au profit d’un théâtre de l’humain, un théâtre intime qui met en lumière le conflit identitaire à l’échelle de l’individu. L’image de la terre, dans les productions de Cisjordanie ou des camps palestiniens des pays arabes voisins, est travaillée et adaptée à la réalité palestinienne d’Israël : terre du village abandonné ou détruit (Hiṣār, adaptation et mise en scène Wasīm Ḫayr ; Taha, texte et jeu ʿᾹmir Ḥulayḥil, mise en scène Yūsuf Abū Warde). La question de la «palestinité» (al-falasṭana) se pose à tous, et, pour y répondre, une résistance active, intellectuelle et culturelle, se développe au sein de cette société palestinienne en Israël.

Ces journées se sont achevées par deux chansons de Rap, écrites et interprétées par Maysān Ḥamdān et ses musiciens, Qiṣṣatnā (http://www.youtube.com/watch?v=YizSLo9q07A) et Al-qaḍiyya (http://www.youtube.com/watch?v=iBlOX4Paf1I). Elles présentent une autre façon de répondre à ces questions :

Nous n’avons pas d’appartenance, pas d’identité
Nous avons perdu notre amour pour la terre et la langue arabe
(…)
La politique israélienne nous a cassés
Mais malgré l’oppression et l’humiliation, une génération éveillée est née (x2)
(…)
Tu lui demandes son identité ? Je te dis qu’il est palestinien
Comme moi, comme l’enfant de Nazareth, celui de Ramallah ou de Jénine, comme le réfugié ou l’enfant de Gaza
Comme tous ceux qui sont partis et que la dignité et la fierté ont libérés.
لا عنا انتماء لا عنا هوية
فقدنا حب الأرض ولغتنا العربية<
(…)
تخاذل منا وفينا وسياسة إسرائيلية
بس رغم القهر والذل، خلق جيل واعي (x2)
(…)
بتسأله عن هويته بقولك فلسطيني
زيي زي ابن الناصرة ورام الله وجنين
زي اللاجئ في لبنان وزي ابن غزة
زي اللي راحوا من أحرار بكل كرامة وعزة
Al-zaman al-muwāzī, texte et mise en scène Baššār Murquṣ, affiche (photo Baššār Murquṣ)

Al-zaman al-muwāzī, texte et mise en scène Baššār Murquṣ


Pour citer ce billet : Najla Nakhlé-Cerruti, « Création arabe palestinienne : théâtre, musique et beaux-arts », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 2 juillet  2014. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/6049


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Najla Nakhlé-Cerruti est agrégée d’arabe et doctorante à l’INALCO (Institut National des Langues et des Civilisations Orientales) sous la direction de Luc Deheuvels, et boursière AMI à l’Ifpo-Territoires palestiniens. Sa thèse en préparation porte sur le théâtre palestinien contemporain, et particulièrement les représentations de l’identité.

Page web : http://www.ifporient.org/najla-nakhle-cerruti

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