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Révolutions arabes, démocratie et question nationale

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Couverture du livre de Azmi Bishara

Couverture du livre de Azmi Bishara

Azmi Bishara, ancien député à la Knesset pour le parti Al-Balad, exilé en 2006, aujourd’hui directeur de l’Institut Arabe pour les Études politiques à Doha (Qatar), a publié, au printemps 2012, un court essai intitulé Fî-l-thawra wa-l-qâbiliyya li-l-thawra في الثورة والقابلية للثورة (De la révolution et des conditions de la révolution). Il y réfléchit à la signification du mot « révolution » (thawra ثورة) et en interroge le contenu, avant de s’attacher à une analyse des conditions et des perspectives des révolutions arabes.

Après une longue discussion sur les mots, qui occupe presque le tiers de l’ouvrage, Azmi Bishara examine la nature du phénomène révolutionnaire et sa relation avec la modernité, la question de la liberté et de la démocratie, puis propose une réflexion sur les facteurs à l’origine des révolutions et les modalités de diffusion.

De cet essai, écrit à chaud, qui vise à la fois à rendre justice aux révolutions arabes, et à mettre en garde contre de possibles dérives sectaires, je retiens deux points forts, qui suscitent la réflexion : le premier concerne l’origine du terme thawra ثورة et les mots pour dire la révolution ; le second, la relation entre révolution et question nationale.

L’ouvrage s’ouvre en effet sur une discussion de la notion de « révolution » (en arabe, thawra). Dans son sens moderne, fondé sur l’expérience de la Révolution française de 1789 et des mouvements nationalistes du xixe siècle qui s’en sont inspirés, il associe revendication démocratique et revendication nationale. De la même façon, les révolutions démocratiques arabes devraient contribuer, pense-t-il, à cristalliser l’identité nationale (je reviendrai plus loin sur ce point). Mais le mot thawra, reconnaît l’auteur, est d’usage récent. Dans les premiers siècles de l’islam, les soulèvements remettant en cause l’ordre établi ont été désignés par différents mots comme khuruj خروج (litt. « sortie »), pour la révolte des Qarmates par exemple, ou fitna فتنة (généralement traduit par « discorde », voir le billet de Vanessa Van Renterghem sur les Carnets de l’Ifpo), pour la révolte des Zanj. Le soulèvement de ‘Urabi pacha dans l’Égypte de la fin du xixe siècle, fut appelé par les contemporains hawjat ‘Urâbî هوجة عرابي, de même que l’on parlait de ‘ammiyyât عاميات pour évoquer les révoltes paysannes du Mont Liban, et de qawma قومة pour celle de la ville d’Alep en 1850. Quant au mot thawra, issu de la racine thawr ثور, et du verbe thâra ثار, le Lisan al-‘Arab l’associe à hâja هاج (d’où est tiré le mot هوجة utilisé pour la révolte de ‘Urabî) et fait du tha’ir ثائر (participe présent de thâra ثار) un homme en colère (ghadbân غضبان). Le mot contient, encore aujourd’hui, les deux idées de colère et de révolte : rappelons-nous le cri de la chanteuse libanaise Julia Boutros « yâ thuwwar al-ard, thurû ‘a-t-tughyân,… khalli al-ghadab yihaddim… al-asnâm » يا ثوار الارض، ثوروا عالطغيلن ، خلي الغضب يهدم… الاصنام, « Révolutionnaires de (toute) la terre, soulevez-vous contre le tyran, laissez la colère détruire… les idoles. »

Lorsque les intellectuels arabes de gauche contestent l’usage du mot pour qualifier les révolutions arabes en cours, c’est donc qu’ils n’en connaissent pas le sens, affirme Azmi Bishara, et qu’ils jugent à partir d’une définition a priori, empruntée à d’autres situations historiques, en particulier la Révolution française.

C’est dans la seconde moitié du xxe siècle que le mot thawra s’est répandu, pour parler de la « révolution algérienne » et de la « révolution palestinienne ». La prise du pouvoir par les officiers libres en 1952 en Égypte devient la « révolution du 23 juillet ». Bien qu’elle ait pris la forme d’un coup d’état, celle-ci s’enracine en effet dans les mobilisations révolutionnaires des années 1940, qui avaient vu la constitution des comités d’ouvriers et d’étudiants. Si la révolution algérienne apparaît d’emblée comme une « révolution de libération nationale », le mouvement des officiers libres avait aussi une forte dimension de lutte nationale contre les Anglais.

À partir de ce moment, le mot thawra sera repris pour désigner l’ensemble des soulèvements populaires à travers l’histoire. Et on parlera de « thawrat al-zanj » ثورة الزنج, comme de thawrat ‘Urâbî ثورة عرابي. On notera ici que le mot arabe thawra semble de fait avoir un sens plus large que le français « révolution », peu utilisé pour des mouvements antérieurs aux révolutions anglaise, américaine puis française. Les auteurs français font référence à la Guerre des paysans (en Allemagne au xvie siècle) ou à la Révolte des esclaves (menés par Spartacus contre Rome), là où l’arabe parlera volontiers de thawra.

Dans son sens contemporain, la révolution doit donc être, pour Azmi Bishara, indissociablement démocratique et patriotique – ou nationale, selon la traduction choisie pour le mot wataniyya وطنية (en réalité, les deux à la fois, sans doute). « Car la démocratie moderne est née de la conscience de la souveraineté de la nation, et des droits des citoyens » (p. 9). Idée qui se décline à travers l’association d’une série de mots et d’expressions, parfois synonymes, parfois distincts, désignant la nation (umma امة), le sentiment national (shu’ûr qawmî شعور قومي), l’identité nationale (hawiyya wataniyya هوية وطنية), le nationalisme (qawmiyya ‘arabiyya قومية عربية ), l’État national (dawla wataniyya دولة وطنية), la nation des citoyens (umma muwatiniyya امة مواطنية)… Mais « lorsque la revendication nationale est en même temps démocratique, elle devient internationaliste (umamiy اممي) » (p. 10), ce qui explique la diffusion dans toute l’Europe des mouvements révolutionnaires inspirés de la Révolution française.

L’orientation internationaliste du mouvement communiste a pu, pendant un temps, faire oublier la dimension nationale des mouvements révolutionnaires du xixe siècle. Pourtant, dès les années 1920, les partis communistes, sous l’impulsion de Lénine, se confrontent à la question nationale (voir le congrès des peuples de l’Orient à Bakou en 1920). Un peu plus tard, la résistance contre le nazisme (y compris en URSS) a une forte dimension patriotique. Il est vrai qu’après la défaite du nazisme, le nationalisme a mauvaise presse en Europe. Il est d’autant plus intéressant de retrouver dans le monde arabe cette tension entre démocratie et question nationale, qu’elle se complique du fait de la division du monde arabe… qui rend plus difficile l’articulation entre référence à une petite patrie nationale (watan) et à une grande nation (umma) arabe, mais aussi du fait de la présence de minorités non arabes. D’où une certaine confusion, ambiguïté même, dans le propos d’Azmi Bishara. D’un côté, il affirme que si la révolution ne débouche pas sur la démocratie, il lui sera impossible de construire une « nation de citoyens » – surtout lorsque le pays compte une diversité de groupes identitaires (muta’addid al-hawiyât متعدد الهويات). Car on ne peut imposer une identité. Mais de l’autre, on ne peut pas plus ignorer la force de l’identité arabe, qui ne peut (ne devrait pas?) entrer en contradiction avec les identités nationales (wataniyya). À l’inverse, une révolution qui s’appuie sur une mobilisation identitaire ou confessionnelle ne peut que déboucher sur la fragmentation du pays. Le problème des Arabes est qu’ils n’ont pas résolu la question de la construction nationale : « car les États régionaux (qutriyya قطرية ) n’ont pas encore pu s’élever au niveau d’États nationaux (wataniyya وطنية ) qui seraient un élément positif pour l’intégration d’une “nation arabe une” (امة عربية واحدة) représentée dans une diversité d’États se proclamant des États arabes rassemblés dans un même cadre régional » (p. 91). Mais alors, où est la pluralité des identités dans cette nation arabe représentée par un ensemble d’États arabes ? Quels seront les droits nationaux des Kurdes, des Arméniens, des Tcherkesses, etc. ? Les récents développements en Syrie sont un rappel douloureux de l’urgence de repenser la question.

En définitive, dans l’ouvrage d’Azmi Bishara, l’exigence de la démocratie semble rester formelle et faire l’impasse sur les implications concrètes de la reconnaissance des minorités nationales (pour ne pas parler des autres minorités) – et le rappel (bien venu) de l’importance de la question nationale occulter tout autre dimension, y compris sociale et économique (à peine évoquée, plus en terme d’oppression et d’humiliation, que d’exigence de justice sociale et de droits).

Pour le lecteur (occasionnellement traducteur) francophone, c’est aussi une invitation à être attentif aux sens différents que prennent les mots lorsque l’on passe d’une langue à l’autre.

Détail de la couverture du livre d'Azmi Bishara

Détail de la couverture du livre d’Azmi Bishara

Référence

عزمي بشارة، في الثورة والقابلية للثورة ، المركز العربي للابحاث ودراسة السياسات، بيروت، ٢٠١٢ [Azmi Bishara, al-Markaz al-Arabiy li-l-abhath wa dirâsat al-siyâsât (De la révolution et des conditions de la révolution), Beyrouth, 2012.]


Pour citer ce billet : Élisabeth Longuenesse, « Révolutions arabes, démocratie et question nationale », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypothèses.org), 8 novembre 2012. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/4496

Élisabeth Longuenesse est actuellement directrice du Département scientifique des Études contemporaines de l’Ifpo. Sociologue, spécialiste des questions du travail et du syndicalisme au Proche-Orient, elle est impliquée dans une réflexion sur la traduction en sciences humaines et sociales, en coopération avec Transeuropéennes.

Page personnelle sur ifporient.org

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Se mobiliser au nom du droit au Liban : la cause des disparus

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À l’heure des mobilisations partisanes, confessionnelles et parfois violentes dont l’actualité libanaise est le théâtre, d’autres formes d’engagement au Liban se posent en alternative à ces trois logiques. À ce titre, dans son livre sur le mouvement civil au Liban dans l’après-guerre civile, Karam Karam décrit des mobilisations singulières qui cherchent à se construire par delà les confessions, hors des partis politiques et de façon pacifique, tel le Rassemblement pour la tenue des élections municipales (REM), lancé en 1997, ou encore le Rassemblement pour le mariage civil (RMC), créé en mars 1998 (Karam 2006). Dans cette période qui suit notamment la loi d’amnistie du 26 août 1991, ces mouvements affichent leur volonté de refermer les plaies du conflit. L’ouvrage de Karam s’achève néanmoins sur le tournant des années 2000, plutôt caractérisé par une exacerbation de l’action partisane et communautaire au sein des arènes publiques.

Un des principaux mouvements civils et non-partisans reste jusqu’à aujourd’hui celui des familles des disparus de la guerre civile libanaise, composé de plusieurs organisations telles que le Comité des familles de disparus au Liban de Wadad Halwani initié en 1982, le Support of Lebanese in Detention and Exile (SOLIDE – groupe Facebook) pour les disparus en Syrie, fondé en 1989, et SOLIDA, actif depuis 1996, devenu le Centre Libanais des Droits Humains. Mon enquête menée en 2011-2012 se penche sur la façon dont ces associations connaissent depuis quelques années un regain d’activité.

Durant la guerre civile, nombre de Libanais ont disparu, victimes d’enlèvements perpétrés par des forces politiques, militaires ou miliciennes : ils ont parfois été prisonniers dans des pays étrangers (Syrie et Israël), ou exécutés puis enterrés dans des fosses communes dissimulées et dispersées. Ces crimes de guerre sont censés avoir été expurgés de la mémoire collective libanaise par le vote d’une loi d’amnistie, au fond très amnésique, car elle soustrait ses commanditaires à la justice au nom d’une paix civile qui passerait par l’oubli de leurs crimes (Mermier et Varin 2011, Haugbolle 2010). Malgré quelques rares échanges de prisonniers ou la restitution des corps de disparus – comme ceux entre le Hezbollah et Israël en 2004 et 2008 – d’autres familles sans nouvelles de leurs proches continuent de se mobiliser, victimes du « gel de deuil », sans corps à pleurer, sans droit à la vérité, sans possibilité émotionnelle et parfois légale (liée à l’obligation de déclarer le disparu « mort ») d’entreprendre une nouvelle vie. Pour ces familles, la demande de « justice » s’identifie à quatre revendications principales : la révélation publique de la vérité, un processus institutionnel d’exhumation des fosses communes, le retour des prisonniers disparus hors du Liban, et la dénonciation publique des coupables. Toutefois, ces revendications n’étaient pas, jusqu’à peu, portées par des stratégies unifiées.

Hariri, le retrait syrien et le TSL : nouveau contexte, nouvelle impulsion

Les changements politiques intervenus dès 2005 ont créé un climat propice au réinvestissement de la scène publique par ces diverses organisations. Les mobilisations de plusieurs milliers de citoyens libanais, dénonçant l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri et soutenant la création d’un Tribunal Spécial pour le Liban (TSL), mettent en avant le droit à « la vérité » et à « la justice ». De plus, consécutivement au retrait des troupes syriennes du Liban, de nombreux prisonniers politiques libanais incarcérés en Syrie sont libérés, relançant l’espoir des autres familles de disparus. Les militants en faveur des disparus en Syrie et ceux œuvrant pour les disparus au Liban, jusqu’alors divisés, se rassemblent pour mettre en place une stratégie collective centrée sur le droit de savoir des familles. Porté par des principes de « justice transitionnelle », très prégnants au moment de l’institutionnalisation du TSL au Liban en 2007, le mouvement joue très largement de ce lexique tout en adoptant une distance critique. Toutefois, ces familles en viennent à remettre en cause le Tribunal spécial pour s’être consacré presque exclusivement au cas Rafic Hariri et non à l’ensemble des crimes de guerre libanais. Elles choisissent alors de s’appuyer sur des ONG de défense des droits de l’homme ou de droit international (ICTJ, Act for the disappeared, CICR, HRW) et font appel à plusieurs juristes (l’avocat N. Saghieh, le député G. Moukhaiber, la juge G. Aoun), pour se faire entendre sur la scène politique.

Un répertoire d’action juridique renouvelé face à un État de droit contesté

Depuis 2005, des manifestations et des sit-ins sont régulièrement organisés au centre ville de Beyrouth, devant les bâtiments officiels, comme celui des Nations-Unies. Ils mettent en avant un lexique « des droits » : droit des familles à la vérité, droit à la justice nationale, droits intangibles face aux crimes continus de disparitions forcées. Les militants se montrent très critiques à l’égard d’un système institutionnel qui, selon eux, n’a pas répondu à leurs requêtes depuis plus de 30 ans, comme en témoigne un membre du comité des familles de disparus au Liban :

 « Non, je n’ai pas confiance dans la justice libanaise. Pas seulement sur la question des disparus (…) Pourquoi continuer ? Je ne veux pas perdre espoir d’avoir un État. Si ce n’est pas pour moi, alors c’est pour mes enfants (…) je veux le sentiment de citoyenneté (…). Si je continue la bataille pour la vérité alors cela va aboutir aussi à autre chose, j’aurais déjà laissé un moyen de progresser. »

Au fil des mobilisations, ces collectifs de familles s’engagent dans une logique juridique renouvelée, à l’instar d’autres mobilisations libanaises récentes sur la violence domestique ou sur la protection de l’enfant face aux violences familiales (Ghamroun 2012). Un projet de loi, élaboré à partir d’un corpus de droit national et international, est présenté à la fois aux parlementaires et au public libanais, comme lors de la Table-ronde organisée par l’ICTJ les 24-25 février 2012 en présence de divers acteurs politiques. Celui-ci propose notamment la création d’une nouvelle institution indépendante, dotée de véritables prérogatives pour régler la question des disparus. Refusant de transiger sur ces différents points, les organisations critiquent d’autres projets comme, par exemple, celui présenté par le CLDH, sous la forme d’un décret du ministre de la Justice libanaise, Chakib Cortbaoui. Simultanément, certains avocats des familles, comme maitre Nizar Saghieh, interpellent les institutions judiciaires, pour exiger entre autre la protection et le traitement des rares fosses communes identifiées. De la cause en débats à la cause du droit (Gaïti et Israël, 2003), ces acteurs finissent par défendre une forme d’« État de droit », à travers ces pratiques protestataires particulières.

Une judiciarisation du politique à l’heure de l’État de droit

En interpellant la scène politique libanaise sur un problème public à travers un répertoire d’action juridique et judiciaire plus offensif, ce mouvement enclenche une forme de judiciarisation du politique. Il n’est pas seulement question d’énoncer les griefs sous un vocable juridique, mais aussi de les engager sur le terrain de l’affrontement judiciaire. D’abord par des réclamations devant les tribunaux en faveur de l’ouverture des fosses communes, justifiées ici par un avocat engagé :

« Les familles pensent que le projet de loi est nécessaire, mais moi je pense que la justice, c’est plus important. Il y a des craintes sur le projet de loi, il peut passer. Pour moi, il y a plus de chances en justice. Pour une raison simple : le procès judiciaire, c’est un débat (…) dans l’arène judiciaire (…), le plus important est que les familles soient présentes et parties prenantes. On a 500 juges face à un parlement. »

"نيسان ٢٠٠٦ " "يوم المخطوفين والمفقودين ١٣ ", "13 Avril 2006," « Journée des personnes enlevées et disparues » Pancarte brandie devant le tribunal avec cette photographie du disparu Hashishou.

“نيسان ٢٠٠٦ ” “يوم المخطوفين والمفقودين ١٣ “, “13 Avril 2006,” « Journée des personnes enlevées et disparues » Pancarte brandie devant le tribunal avec cette photographie du disparu Hashishou

Cette présence des familles n’est pas seulement symbolique, elle est parfois physique, comme dans ce rare cas de disparition forcée qui a abouti à un procès : la femme du disparu Muhieddine Hashisho s’est engagée depuis mars 1991 dans une procédure judiciaire, obtenant finalement un face à face devant la cour avec les anciens miliciens accusés, le 26 janvier 2012 à Saïda, sans pour autant que la juge ne prononce une sentence claire. Le 13 avril 2006 (date de commémoration du début de la guerre), les militants des comités des familles dénoncent une nouvelle fois les responsables libanais devant ce même tribunal, les rendant responsables de ces disparitions. Enfin, le dernier projet de loi présenté par des familles avec l’appui de l’ICTJ contient des dispositions juridiques menaçant de poursuites judiciaires toute dissimulation de la vérité sur le sort des disparus. Cette prescription, mise en avant lors de la conférence d’Act for the disappeared le 27 février 2012 à la « Maison des avocats » de Beyrouth, aspire ainsi à renforcer le rôle des tribunaux publics dans cette affaire.

Cette judiciarisation du conflit place les avocats porteurs de cette cause à la fois face aux gouvernants et aux anciens chefs de guerre. Les premiers ont été incapables de reconnaître l’existence de disparus encore en vie en Syrie, ou d’œuvrer à l’exhumation de toutes les fosses communes ; les seconds font face à l’exigence de vérité, ou à la menace d’une accusation peu populaire de responsabilité judiciaire ou morale dans ces disparitions forcées, celles-ci se prolongeant juridiquement, en tant que « crimes continus », au-delà de la loi d’amnistie.

En définitive, on peut se poser légitimement la question : la réapparition du « problème » des disparus par plusieurs entrées juridiques signifie t-il pour autant que le Liban s’engage sur le chemin de l’État de droit ? Les instruments juridiques ont permis de pointer, au moins moralement, l’impuissance du système politique libanais et in fine celle de l’État libanais lui-même. À partir d’une critique discursive et juridique de l’État de droit libanais, encore défaillant, se dévoile au final une démarche militante en faveur d’un modèle d’État respectueux des droits. Ainsi, en remettant en cause l’amnésie politique de l’après-guerre par un usage militant du droit, ces activistes ne cherchent pas à remuer le couteau dans la plaie d’une mémoire conflictuelle, mais bien à le retirer au nom du droit à la vérité et à la justice.

Bibliographie

  • Karam Karam, 2006 : Le mouvement civil au Liban, Revendications, protestations et mobilisations associatives dans l’après-guerre, Paris-Aix-en-Provence, Karthala-IREMAM.
  • Mermier Franck et Varin Christophe, 2011 : Mémoire de guerre au Liban (1975-1990), Paris, Actes Sud.
  • Haugbolle Sune, 2010 : War and Memory in Lebanon. New York, Cambridge University Press.
  • Ghamroun, Samer 2012 : « Mobilisations et action publique familiale au Liban à l’épreuve du pluralisme juridique », Communication dans le cadre du Colloque « L’État des droits », Paris, 25-26 juin 2012.
  • المفكرة القانونية/ Legal Agenda, 20/04/2011, « وذوو المفقودين يلجؤون الى القضاء… », Nayla Geagea.
  • Gaïti Brigitte & Israël Liora, 2003 : « Sur l’engagement du droit dans la construction de causes », Politix, 16/62, deuxième semestre 2003, p. 17-30.
  • Agrikoliansky Éric, 2010 : « Les usages protestataires du droit », in Penser les mouvements sociaux, Paris, La Découverte, p. 225-243.

Pour citer ce billet : Yves Mirman, « Se mobiliser au nom du droit au Liban : la cause des disparus », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypothèses.org), 13 novembre 2012. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/4515

Yves Mirman est doctorant en sciences politiques, au CHERPA et à l’IREMAM (université d’Aix-Marseille, IEP d’Aix-en-Provence), et ancien bénéficiaire de la bourse de courte durée de l’Ifpo pour ses recherches de master 2 (2011-2012), « Mobilisations et justice post-conflit, enquête sur la cause des disparus au Liban ». L’Ifpo d’Amman est actuellement sa structure d’accueil pour ses recherches doctorales portant sur « Les usages militants du droit en Jordanie ».

Citoyenneté, citizenship, muwāṭana : traduction et circulation d’un concept

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Affiche du colloque d’Amman

Affiche du colloque d’Amman

C’est à l’initiative de deux chercheuses, Élisabeth Longuenesse, directrice du Département des études contemporaines de l’Ifpo, et Ghislaine Glasson-Deschaumes, directrice de la revue Transeuropéennes, qu’a été organisé à Amman, les 8 et 9 octobre 2012, un colloque sur la traduction en sciences sociales, autour du concept de « citoyenneté » (al-muwāṭana). Y ont participé, pendant deux journées de conférences et de débats, dans les locaux de l’Université de Jordanie, des universitaires et traducteurs de langue française, arabe, anglaise, mais aussi serbe, souvent bilingues, parfois trilingues, originaires d’Europe et du monde arabe.

Quatre grands thèmes de travail avaient été définis au préalable, orientant les conférences et débats autour de « Citoyenneté et droits de l’homme, droits civiques et libertés », « Citoyenneté, nationalité, espace national et/ou transnational », « Citoyenneté, identité, communautés », ainsi que « Citoyenneté et question sociale ».

Comment dire, définir et traduire la « citoyenneté » ? Comment comprendre et faire passer d’une langue à l’autre, d’une institution à l’autre, d’une culture sociale à l’autre, d’un contexte politique à l’autre, d’une histoire à l’autre, le concept de « citoyenneté » ?

L’idée de « citoyenneté », et ce qu’elle comprend en termes de représentations philosophiques ou éthiques, mais aussi et surtout en termes de droits (ḥuqūq) et de devoirs (wāgibāt), n’est certainement pas la même en France, au Liban, au Royaume-Uni, en Palestine ou en ex-Yougoslavie. Et pourtant elle circule… Alors comment la traduire, sans risquer de la trahir ?

Le colloque a donc fait état des problèmes de traduction propres aux questions politiques et sociales de citoyenneté. Il visait aussi, au moment de sa conception, à délimiter un corpus de textes pertinents autour de la thématique de la citoyenneté, dans les trois langues que sont l’arabe, le français et l’anglais, ainsi qu’à lancer un travail de traduction des notions et des textes. Cependant, il n’a pas pu, au terme de seulement deux jours de discussions, atteindre ces deux derniers objectifs et mettre en route un chantier de traduction. Une nouvelle journée de travail, sous forme de table ronde ou d’atelier, devrait réunir prochainement quelques-uns des participants au colloque, avec d’autres chercheurs arabes, autour d’auteurs et de textes à traduire de l’arabe, pour concrétiser ensemble une première étape du beau projet de Transeuropéennes et du Département des études contemporaines de l’Ifpo.

S’il n’a pas, dans un premier temps, réussi un pari peut-être trop ambitieux, ce colloque a au moins permis, en mettant en regard des communications remarquables, parfois surprenantes, de soulever un certain nombre de questions et de faire avancer la réflexion : comment être exilé et « citoyen » ? Immigré et « citoyen » ? Doit-on encore parler de citoyenneté légale, ou plutôt de citoyenneté « légitimée » ? Comment parler de citoyenneté en Palestine ? Comment la  citoyenneté est-elle enseignée ? S’obtient-elle ? Droit du sang, du sol, de vote, de circulation ? Nationalité ? Communauté ? Égalité ? Papiers ? Confession ? Transnationalisme ? Nation ? Patrie ? Cité ? Universalité ?

C’est Étienne Tassin, professeur à l’Université Paris-Diderot et chercheur au Centre de Sociologie des Pratiques et des Représentations Politiques, qui a ouvert ces deux journées de réflexion avec une communication intitulée « Les paradoxes de la citoyenneté : statut juridique ou agir politique ? ». Il a d’emblée placé la notion de « citoyenneté » dans le rapport complexe qu’elle entretient avec légalité et légitimité. Ces idées de légitimation et de légalisation de la citoyenneté sont essentielles pour comprendre la nécessité de questionner, dans un contexte géopolitique de migrations et de transnationalisme, la citoyenneté, mais aussi la difficulté à transposer la citoyenneté d’un cadre sociopolitique à un autre, d’une histoire des idées à une autre. Ainsi il a notamment été souligné, au cours de ces deux jours, le fait que la conception très universaliste de la « citoyenneté » à la française, issue de la philosophie des Lumières, est finalement bien différente de la notion anglo-saxonne de « citizenship ».

Tous ces questionnements, s’ils ont parfois semblé éloigner la réflexion sur la « citoyenneté » de son rapport à la « traductibilité », du français à l’arabe ou de l’anglais au français, nous ont toutefois permis, en définitive, de nous rapprocher du cœur de la problématique inhérente à la traduction – des sciences sociales en particulier. Georges Kattoura, traducteur vers l’arabe des philosophes allemands Beck et Habermas notamment, nous a fait part, dans sa précieuse communication « Tarǧamatu al-mu’allafāti li- “Ulrich Beck” wa “Jurgen Habermas” ilā-l-luġati l-‘arabiyya » (La traduction en arabe des œuvres d’Ulrich Beck et de Jurgen Habermas), de la difficulté de traduire avec précision la terminologie philosophique et ses néologismes.

Traduire, c’est comprendre, comprendre une langue mais aussi un domaine de connaissances. Al-Ǧāḥiẓ exprimait déjà cette idée dans son Kitāb al-ḥayawān : « wa-lā budda li-l-tarǧumān min an yakūn bayānuhu fī nafs al-tarǧama, fī wazni ʿilmihi fī nafs al-maʿrifa » (Il est impératif que le traducteur ait un niveau d’expression dans la langue de traduction égal à celui de son savoir dans le même champ de connaissance).

Traduire, c’est encore traduire un contexte, une pensée, une histoire. Maher Charif, chercheur et enseignant à l’Ifpo, a présenté l’une des communications les plus remarquables de ces deux journées. Intitulée « Mafhūm al-muwāṭana fī kitābât al-mufakkirīn al-ʿarab min al-qarn al-tāsiʿ ʿašar » (Le concept de « citoyenneté » dans les textes des penseurs arabes du xixe siècle). Celle-ci avait pour objet de retracer l’histoire de l’interprétation en arabe de la pensée politique et sociale du xixe siècle européen, et tout particulièrement des concepts inhérents à la question de « citoyenneté ». Il a interrogé leur compréhension par les grands penseurs arabes de la Nahda, et l’omniprésence de l’idée de « citoyenneté », bien que le terme « muwāṭana » n’y soit pas explicite, dans les travaux de Ṭaḥṭāwī, Adīb Isḥāq, Ḫayr al-Dīn al-Tūnisī, Aḥmad b. Abī al-Siyāf, Buṭrus al-Bustānī ou encore ʿAbd al-Raḥmān al-Kawākibī. Avec maestria, Maher Charif nous a éclairés sur un moment-clé de l’histoire arabe contemporaine, où la traduction a joué un rôle déterminant dans la définition et la construction d’une citoyenneté dans le contexte d’une renaissance nationale, d’arabisation des concepts et de modernisation de la langue arabe.

Surprenante, l’intervention d’Igor Sticks, chercheur à l’Université d’Édimbourg et spécialiste des Balkans, locuteur de plusieurs langues slaves mais aussi du français et de l’anglais, nous a fait entrer dans un espace national atypique, à travers quelques anecdotes vécues au quotidien par les ressortissants de ces pays, et l’analyse de différents niveaux de citoyenneté dans le cas de la Bosnie. Sa communication, intitulée « Translating citizenship in the Balkans ? Citizenship regimes in Yugoslavia and post-Yugoslav states », entraient en écho avec les essais de Dina Kiwan, de Paul Tabar et de Joni Aasi. Le premier, « Citizenship in a multi-nation and multicultural context : the case of the UK », s’intéressait à la question du vécu de la citoyenneté au Royaume-Uni, modèle multiculturel en crise, mais aussi aux problématiques d’accession et d’éducation à la citoyenneté. Quant au second, « Transnational political mobilizations: the case of the Lebanese diaspora », il a interrogé le problème – brûlant à l’heure où les pays du Printemps arabe se trouvent confrontés à la question du droit de vote de ses exilés – du rapport au vote des Libanais émigrés au Canada ou en Australie. Le troisième, enfin, « Al-dawla l-filasṭiniyya l-mustaqbaliyya wa-masʾalat al-muwāṭana » (Le futur État palestinien et la problématique de la citoyenneté), soulève la question de la citoyenneté palestinienne sous occupation israélienne, mais aussi à Jérusalem, et en Israël même, et dans le contexte de la création d’un futur État palestinien, dont le statut d’observateur non-membre, à l’heure où j’écris, est en débat à l’ONU.

Ces quatre interventions se sont formidablement répondu pour mettre en lumière les problèmes très contemporains de diaspora, de transnationalisme, de pluri et bi-nationalité, de citoyenneté universelle, et mettre en lumière les déclinaisons de la citoyenneté dans des contextes de guerre, de guerre civile, de modèle en crise, d’exil, la question étant notamment de savoir s’il est possible de parler de citoyenneté en l’absence d’État.

Les deux intervenants qui, à mon sens, ont le mieux réussi le pari d’interroger les difficultés et les enjeux de la traduction et de nous engager à réfléchir sur ces questions sont Catherine Neveu  et Ahmed Beydoun. La première, directrice de recherche au CNRS et chercheur au Laboratoire d’Anthropologie des Institutions et des Organisations Sociales, avait choisi, avec son essai intitulé « La citoyenneté comme “mot-clé” : enjeux de traductions politique », de placer le terme même de « citoyenneté » au cœur d’une lecture de la diversité, dans le temps et dans l’espace, des significations qu’elle comprend. Le second, professeur à l’Université Libanaise, a de son côté interrogé l’histoire des termes « ṭāʾifa » et « ṭāʾifiyya », leurs occurrences, leur acception dans le contexte libanais, leur traduction au français (« communauté », « communautarisme » ou « confessionnalisme » ?) et la déperdition du sens au moment de traduire. Avec une communication remarquable : « “Muṣṭalaḥāt “ṭāʾifa” wa-“ṭāʾifiyya” » (Les termes « communauté » et « communautarisme »), il a conclu avec brio ces deux journées, tout en recentrant le débat autour de problématiques linguistiques et d’une logique de traduction, en établissant « une esquisse de généalogie sémantique à l’intention des traducteurs » et en traitant de la question du développement asymétrique des contenus sémantiques de mots dont l’usage tient, à tort, « l’équivalence inter linguistique pour acquise ».

Le colloque n’a peut-être pas concrètement jeté les bases d’un chantier de traduction mais les communications, riches et documentées, ont posé les questions nécessaires préalables à tout travail de traduction digne de ce nom. La notion de citoyenneté a été discutée par des passionnés, spécialistes de la langue et des langues mais aussi du civisme, qu’il nous tarde de retrouver autour des textes qui auront été sélectionnés, pour les traduire, ensemble, forts des réflexions amorcées à Amman.

À lire sur les Carnets de l’Ifpo, sur la même thématique : Élisabeth Longuenesse, « Traduire la citoyenneté » (21 septembre 2012).


Pour citer ce billet : Claire Savina, « Citoyenneté, citizenship, muwāṭana : traduction et circulation d’un concept », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypothèses.org), 4 décembre 2012. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/4546

Claire Savina est doctorante à l’Ifpo Beyrouth, et bénéficie d’une Aide à la mobilité internationale. Elle prépare une thèse intitulée « Traduire l’Autre, examen croisé de la traduction littéraire depuis et vers l’arabe au xixe siècle », Université Paris IV – Sorbonne, sous la direction de Frédéric Lagrange (Paris IV Sorbonne, Études Arabes) et Jean-Yves Masson (Paris IV Sorbonne, Littératures Générale et Comparées).

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Crédit photo (portrait de Claire Savina) : © Dominique Brachais.

Des Alaouites de Syrie (1) : un autre islam

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Longtemps absente du débat public, la « question alaouite » suscite aujourd’hui, avec les développements dramatiques de la « crise syrienne », un intérêt croissant. Toutefois, ce regain d’attention politico-médiatique pour la communauté alaouite de Syrie (celle à laquelle appartient précisément le président Bachar Al-Assad) est source de nombreux clichés, caricatures et approximations. Les Carnets de l’Ifpo ont décidé de publier cette série d’articles de Bruno Paoli (directeur du Département scientifique des études arabes, médiévales et modernes) qui nous éclaire sur l’histoire riche et complexe de cette communauté qui est loin de se réduire à la seule trajectoire politique d’un homme et de son clan.
Mausolée alaouite

Mausolée alaouite, région de Banyas (Syrie) (Photo B. Paoli)

La communauté alaouite de Syrie (al-ʿalawiyyūn) représenterait actuellement 10 à 12% de la population du pays, soit entre deux millions et deux millions et demi de personnes. Il faut y ajouter l’importante communauté – peut-être un million de personnes – du Sandjak d’Alexandrette (Hatay) et du sud-ouest de la Turquie, souvent confondue à tort avec les Alevis, ainsi que celle, moins nombreuse (environ 100 000 personnes), du Nord-Liban.

En Syrie, les Alaouites sont minoritaires à l’échelon national, mais localement majoritaires dans la région qui est leur foyer principal, la chaîne de montagnes qui longe la côte orientale de la Méditerranée, laquelle, en dépit de son nom officiel de « montagnes côtières » (al-ǧibāl al-sāḥiliyya), est communément désignée comme « la montagne des Alaouites » (ğabal al-ʿalawiyyīn).

La communauté trouve son origine dans une doctrine religieuse dont elle est jusqu’à nos jours la dépositaire, une gnose chiite connue dans les sources musulmanes sous le nom de numayriyya, puis de nuṣayriyya, élaborée en Irak aux ixe et xe siècles, et qui est elle-même l’héritière des doctrines professées par ceux que les hérésiographes musulmans ont regroupés sous l’appellation générique de ġulāt (pluriel de ġālin, « exagérateur »).

C’est à al-Kūfa, dans l’entourage de ‘Alī b. Abī Ṭālib (m. 661), gendre du Prophète Muḥammad, quatrième calife de l’islam et premier imam chiite, que serait né le ġuluww (« exagération ») ; et l’idée que ‘Alī serait une émanation ou une hypostase divine, thème central des doctrines des ġulāt, remonterait vraisemblablement au vivant même de celui-ci. Les notions d’occultation (ġayba) et de retour (rağ‘a) de l’imam caché (al-mahdī), avant d’être adoptées par l’orthodoxie chiite au xe siècle, seraient apparues d’abord chez les ġulāt qui, pour la plupart, semblent aussi avoir fait leur le principe de la métempsycose (tanāsuḫ), voire de la transmigration des âmes dans des corps inférieurs (masḫ). Ces éléments se retrouvent pour une bonne part dans la doctrine alaouite ; et d’importants ġulāt du viiie siècle comme Abū al-Ḫaṭṭāb (m. ca. 760) et al-Mufaḍḍal b. ‘Umar al-Ğuʻfī (m. ca. 796) s’y voient accorder une place éminente, en tant que bāb (« porte ») du septième (Mūsā al-Kāẓim, m. 799) et du huitième (‘Alī al-Riḍā, m. 817) imams respectivement, ce qui témoigne de la continuité tant historique que spirituelle entre ġulāt et nuṣayris.

Si la religion alaouite a certainement subi des influences diverses, néoplatoniciennes, chrétiennes, iraniennes ou autres, elle n’en demeure pas moins fondamentalement musulmane et, plus précisément, chiite. Elle consiste en effet en une interprétation ésotérique du Coran basée sur l’enseignement secret des imams. Les Alaouites font même, à leur manière, partie du courant majoritaire du chiisme, par leur reconnaissance des douze imams des duodécimains : Ibn Nuṣayr (m. ca. 864), qui donna son nom (nuṣayriyya) à la communauté dans les sources externes, était le disciple des deux derniers imams « visibles », Alī al-Hādī (m. 868), le dixième, et al-Ḥasan al-‘Askarī (m. 874), le onzième. Quant à al-Ḥusayn b. Ḥamdān al-Ḫaṣībī (m. 969), qui donna à la doctrine nuṣayrie sa forme définitive, telle qu’exposée notamment dans l’épître dite al-Risāla al-rāstbāšiyya, il est aussi l’auteur d’un classique de la littérature chiite consacré à la vie et aux miracles des imams, le Kitāb al-hidāya al-kubrā, et était reconnu, de son temps, comme un transmetteur de traditions prophétiques digne de confiance. Il avait donc, si l’on peut dire, deux casquettes, l’une ésotérique (bāṭin) et l’autre exotérique (ẓāhir).

La religion alaouite est une religion initiatique, transmise secrètement de maître à disciple. Les jeunes hommes sont initiés vers l’âge de dix-huit ans, pour peu qu’ils en soient jugés aptes et en aient manifesté le désir. Conformément au principe de taqiyya (ou kitmān, « dissimulation, principe de l’arcane »), ils s’engagent à ne rien révéler ni des secrets qui leur ont été transmis, ni de leur appartenance au cercle restreint des initiés. Jusqu’à nos jours, la première étape de l’initiation consiste à comprendre et mémoriser le Kitāb al-dastūr, petit recueil de seize prières également appelé Kitāb al-mağmūʻ dont la composition remonte vraisemblablement aux xe-xie siècles ; plus tard viennent la lecture de l’épître Rāstbāšiyya et la compréhension de son commentaire (Fiqh al-risāla).

La doctrine alaouite ne se résume pas, comme on le lit trop souvent, à la « divinisation » de ‘Alī, à la croyance à la transmigration des âmes, à une interprétation symbolique des cinq piliers de l’islam dispensant de s’y conformer dans la pratique (ibāḥa), ou encore à un syncrétisme confus d’éléments musulmans, chrétiens, iraniens, sémitiques et néoplatoniciens, dont témoignerait notamment le calendrier des fêtes religieuses, on l’on trouve en effet côte à côte des fêtes iraniennes (nowrūz et mahraǧān, équinoxes de printemps et d’automne), chrétiennes (Noël, al-mīlād ; et l’Épiphanie, ‘īd al-ġiṭās, ou fête du baptême), musulmanes (‘īd al-fiṭr, rupture du jeûne ; et ‘īd al-aḍḥā, fête du sacrifice) et chiites (‘īd al-ġadīr, célébration du jour où Muḥammad aurait désigné ‘Alī comme devant lui succéder ; et ‘āšūrā, commémoration du martyr d’al-Ḥusayn à Kerbela en 680). Bien au contraire, il s’agit d’une doctrine très élaborée, dont ce billet présente, au delà de ces clichés réducteurs, les principes essentiels.

Dieu y est une entité abstraite, impossible à décrire sinon négativement (il n’a ni forme ni limites, n’a été ni créé ni incarné) et dont émane l’ensemble des créatures, comme la lumière du soleil. Ces émanations sont présentées comme une série de régressions graduelles : plus elles sont éloignées de la source, et plus elles ont de défauts. Ce phénomène est l’effet d’une punition divine. Dieu créa d’abord des êtres de lumière, purement spirituels, étoiles l’entourant et chantant ses louanges. Mais pour mettre leur foi à l’épreuve, il changea d’apparence, sema la confusion parmi eux et les poussa à la faute : le doute, d’abord, l’arrogance, ensuite, qui les incita à se comparer à lui, voire à se rebeller. Ceci provoqua une détérioration du monde idéal qui se transforma en un cosmos hiérarchisé et divisé en deux : le grand monde lumineux (al-ʻālam al-nurānī al-kabīr) et le petit monde obscur, ou terrestre (al-ʻālam al-ẓulmānī/al-turābī al-ṣaġīr), chacun habité par un ensemble d’émanations divines hiérarchisées.

Cette cosmogonie repose sur la corrélation de deux principes : la cyclicité du temps et la transmigration des âmes, dans une conception très proche de celle des philosophes néoplatoniciens, mais interprétée dans un cadre islamique. Ainsi, le cycle des transmigrations n’est pas infini, mais limité par le Jour du Jugement, appelé jour de la révélation et du dévoilement (yawm al-kašf wa-l-ẓuhūr). Il n’y a donc pas contradiction avec le concept apocalyptique musulman d’un salut messianique.

Dans ce cadre, ‘Alī n’est pas Dieu, mais seulement, dans le septième cycle (dawr pl. adwār ou kawr pl. adwār) de prophétie, la première des émanations divines. Il est appelé ma‘nā (« sens » ou « essence »), dont le Prophète Muḥammad, qui est l’ism (« nom ») ou le ḥiǧāb (« voile » cachant la divinité aux non initiés), est à son tour l’émanation. Salmān al-Fārisī, qui est le bāb (« porte » par laquelle l’initié peut contempler le mystère de la divinité), est quant à lui l’émanation du « nom ». Cette « trinité » constituée du ma‘nā, de l’ism et du bāb est cyclique : ‘Alī, Muḥammad et Salmān constituent le septième et dernier cycle, tandis que le ma‘nā, l’ism et le bāb des six cycles précédents sont respectivement Abel, Adam et Gabriel, Seth, Noé et Yā’īl b. Fātin (?), Joseph, Jacob et Ham fils de Sem, Josué, Moïse et Dan b. Aṣbā’ūt (?), Asaf, Salomon et ‘Abd Allāh b. Sam‘ān (?), et, enfin, Pierre, Jésus et Rūzbih b. Marzubān (?). Après ‘Alī, et donc au terme des sept cycles prophétiques, la divinité s’est également manifestée en la personne des imams, d’al-Ḥasan, fils de ‘Alī, à al-Ḥasan al-‘Askarī, à chacun desquels est associé un bāb : Abū al-Ḫaṭṭāb, al-Mufaḍḍal b. ‘Umar et Ibn Nuṣayr, déjà mentionnés, sont ceux des septième, huitième et onzième imams respectivement. À chaque triade est également associé un certain nombre d’émanations inférieures, au premier rang desquelles on trouve les cinq yatīm (« orphelins »). Ceux du septième cycle comptent au nombre des Compagnons du Prophète : Abu Ḏarr al-Ġifāri, Miqdād b. Aswad al-Kindī, ʿAbd Allāh b. Rawāḥa al-Anṣāri, ʿUṯmān b. Maẓʿūn al-Naǧāši et Qanbar b. Kādān al-Dawsī. Viennent ensuite les ahl al-marātib (naqīb, naǧīb, muḫtaṣṣ, muḫliṣ et mumtaḥan), essentiellement des prophètes juifs, chrétiens et musulmans, des personnalités grecques et iraniennes et les douze imams chiites. Toutes les émanations jusqu’ici évoquées peuplent le grand monde lumineux, tandis que le petit monde obscur est habité par d’anciens cheikhs et leaders charismatiques de la communauté et tout en bas de l’échelle, par les muwaḥiddūn, membres de la communauté, simples initiés en quête du Salut.

Et la voie du Salut passe par la connaissance (maʻrifa) : l’initiation progressive au mystère de l’unicité divine est censée permettre à l’âme de gravir, cycle après cycle, de réincarnation en réincarnation, les degrés de ce monde hiérarchisé et se rapprocher de la source (la lumière divine) tout en se débarrassant progressivement de son enveloppe matérielle (le corps).

Suite : Des Alaouites de Syrie (2) : prosélytisme et diffusion de la gnose

Références

A. Sources

  • Ḫaṣībī, al-Ḥusayn b. Ḥamdān al-, Kitāb al-hidāya al-kubrā, Beyrouth, Muʾassasat al-balāġ, 2002.
  • Ḫaṣībī, al-Ḥusayn b. Ḥamdān al-, al-Risāla al-ratsbāšiyya, éd. Abū Mūsā & al-Šayḫ Mūsā, dans Rasāʾil al-ḥikma al-ʿalawiyya, vol. 2, Diyār ʿAql, Dār li-ağl al-maʿrifa (Silsilat al-turāṯ al-ʻalawī 3), s. d., p. 18-156.
  • Kitāb al-dastūr, éd. Abū Mūsā & al-Šayḫ Mūsā, Kutub al-ʻalawiyyīn al-muqaddasa, Diyār ʻAql, Dār li-ağli al-maʻrifa (Silsilat al-turāṯ al-ʻalawī 9), s.d., p. 12-29. Publié sous le titre Kitāb al-mağmūʻ dans Sulaymān Afandī al-Ad̠anī, al-Bākūra al-sulaymāniyya fī kašf asrār al-diyāna al-nuṣayriyya, Beyrouth, s. éd., 1863, p. 40 & sv. ; réédition et trad. française René Dussaud, Histoire et religion des Noṣaîris, Paris, Librairie Émile Bouillon, 1900, p. 161-179 (traduction) et p. 181-198 (texte arabe).

B. Études

  • Bar-Asher, Meir M. & Kofsky, Aryeh, 2002, The Nuṣayrī-ʻAlawī Religion: An Enquiry into its Theology and Liturgy, Leiden/Boston, Brill.
  • Friedman, Yaron, 2010, The Nuṣayrī-ʻAlawīs: An Introduction to the Religion, History and Identity of the Leading Minority in Syria, Leiden/Boston, Brill.
  • Halm, Heinz, 1993, « Nuṣayriyya », Encyclopédie de l’islam, 2e éd., Leiden, Brill, vol. VIII, p. 148-150.

Pour citer ce billet : Bruno Paoli, « Des Alaouites de Syrie (1) : un autre islam », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 7 décembre  2012. [En  ligne] http://ifpo.hypotheses.org/4575


Bruno Paoli est Directeur du département des études arabes, médiévales et modernes de l’Ifpo depuis septembre 2011. Il est directeur de la collection Ifpoche et du Bulletin d’études orientales.

Page personnelle et bibliographie : http://www.ifporient.org/bruno-paoli

Billets écrits pour les Carnets de l’Ifpo


Pourquoi traduire Al-Nihāyāt d’Abdul Rahman Mounif ?

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al-Nihayat

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Dans la collection Ifpoche de l’Institut Français du Proche-Orient, paraîtra très prochainement en édition bilingue la traduction d’Al-Nihāyāt (Les fins) d’Abdul Rahman Mounif, un roman publié pour la première fois en 1977. Nous nous proposons ici d’exposer brièvement les raisons qui nous ont amené à traduire cet ouvrage, presque quarante ans après sa sortie.

Le désert, espace central dans la littérature arabe classique, notamment la poésie des époques préislamique et omeyyade, est une veine relativement peu explorée par les romanciers arabes contemporains. À l’exception du Libyen Ibrāhīm al-Kūnī, du Syrien ’Abd al-Salām al-’Uǧaylī, et de quelques autres auteurs issus des pays du Golfe, rares sont ceux qui, à l’instar d’Abdul Rahman Mounif, ont consacré une partie significative de leur œuvre au désert et à la narration des bouleversements qui touchèrent cet espace à partir de la découverte du pétrole.

Abdul Rahman Mounif

Abdul Rahman Mounif

Abdul Rahman Mounif (1933-2004) – dont la biographie est donnée dans l’introduction du livre, qui comprend également une présentation de son œuvre, la liste des ouvrages dont il est l’auteur, la liste des traductions en différentes langues, ainsi qu’une bibliographie des études les plus significatives le concernant – est né à Amman en Jordanie, de père saoudien et de mère irakienne. Il compte parmi les grands noms de la littérature arabe du XXe siècle et son autobiographie, traduite simultanément en sept langues, fait marque dans les Lettres arabes contemporaines. Pourtant, à ce jour, un seul de ses romans est accessible au public français : À l’est de la Méditerranée, paru chez Sindbad en 1985.

Si ses premiers romans Al-Ašǧār wa iġtiyāl Marzūq, puis Šarq al-Mutawassiṭ sont les miroirs de son engagement en vue d’améliorer la condition de l’homme arabe, c’est dans ses romans du désert que Mounif s’est véritablement révélé et qu’il a le plus innové. L’itinéraire personnel de l’écrivain doit naturellement être pris en considération. Fils d’un Saoudien originaire du Nejd, et lui même expert dans le domaine de l’économie pétrolière, il a pu compter, lors de l’élaboration de Mudun al-milḥ et de ses autres romans du désert, sur les données issues d’une expérience vécue.

Mudun al-milḥ (Cités de sel),son huitième roman, est une pentalogie sans équivalent dans la littérature arabe contemporaine, moins par ses dimensions (5 tomes et 2446 pages), que par l’importance des thèmes qui y sont abordés. L’auteur y relate la transformation d’un désert, habité par des tribus bédouines et sédentaires, d’abord en un État centralisé, puis, après la découverte des gisements d’« or noir », en une monarchie pétrolière, un État pseudo-moderne avec tout ce que cela comporte de bouleversements aussi bien sur les plans économique, social et politique que sur le plan des mentalités.

Comme Mudun al-milḥ, Al-Nihāyāt, est un roman du désert. L’action se déroule à al-Ṭība, un village situé aux confins du désert. À cause de la sécheresse, les habitants deviennent de plus en plus dépendants de la chasse et de ʿAssāf, le héros, sorte de marginal qui est aussi un chasseur hors pair. Solitaire et mystérieux, ʿAssāf, passe sa vie à parcourir le désert avec son chien, dort dans des grottes, et chasse pour se nourrir. Lui qui connaît bien le désert représente l’état d’esprit bédouin caractérisé par un respect profond de la nature et la perception des limites ultimes que l’homme ne doit pas franchir. Cependant, il doit faire face à un dilemme car il aime aussi son village et désire se mettre à son service.

Lorsque quatre chasseurs néophytes arrivent de la ville, lui, le fils du désert, accepte à contre cœur de les guider vers un lieu où il est sûr de trouver du gibier. C’est alors que survint une terrible tempête de sable qui encercle le groupe et recouvre tout. ʿAssāf est retrouvé mort, près de son chien qui a tenté de le protéger des charognards avant de mourir à son tour de soif.

Sa mort est perçue comme le sacrifice d’un individu en vue de sauver la communauté. À partir de là, le roman change brusquement de registre et de tonalité. Une veillée s’organise, une veillée extraordinaire qui se prolonge toute la nuit et à laquelle participe l’ensemble du village. Chacun veut prendre la parole et raconter une histoire. Ainsi, quatorze histoires légendaires, dont deux tirées du Livre des animaux d’Al-Ǧāḥiẓ, s’enchaînent jusqu’à l’aube. Cette veillée, puis les obsèques de ’Assāf, se transforment en une sorte de purification collective qui va amener tous les habitants à s’unir dans le but d’obtenir le lancement des travaux de construction du barrage promis par le gouvernement depuis de longues années.

De par sa structure binaire et l’insertion de cette succession d’histoires qui viennent servir la narration, Al-Nihāyāt constitue une rupture radicale avec les traditions narratives utilisées par l’auteur jusqu’alors. Les spécificités du roman sont multiples. Outre sa structure binaire qui donne à la narration un aspect polyphonique, il se caractérise par une grande diversité au niveau du style, de la tonalité, et des techniques narratives mises en œuvre. Si au début, le récit à la troisième personne est le plus souvent le fait d’un narrateur omniscient et objectif, par la suite, les points de vue se diversifient. Des descriptions riches, précises, prenantes, voire lyriques de la nature et du désert contrastent avec la narration transparente et les accents de neutralité monotone des premières pages.

Une autre spécificité de l’œuvre réside dans la place centrale occupée par l’espace. L’auteur met au premier plan, la nature, les animaux, et les habitants de ce village qui devient le symbole de tous ces villages luttant pour leur survie. La ville lointaine et moderne, siège des institutions étatiques, menace et exploite cet espace. Le projet de construction du barrage, sans cesse retardé, est aussi révélateur de tout ce qui sépare al-Ṭība de la grande ville, perçue comme une entité incompréhensible, voire néfaste. L’avenir de cet espace est au centre du roman, entre passé, présent et avenir, tradition et modernité… une réflexion que Mounif poursuivra dans Cités de sel.

Le désert est omniprésent, en particulier dans la première partie du roman. Il s’agit d’un espace hostile où la mort semble inéluctable mais qui, dans le même temps, génère chez le narrateur une fascination qui émane justement de sa toute-puissance :

 « Il est des endroits où la nature donne libre cours à sa puissance illimitée : dans les mers et les océans, sur les sommets des montagnes, au fin fond des vallées, dans les terres glacées, ou dans la pénombre des forêts… Si dans tous ces endroits, la nature avertit de l’imminence du changement et envoie toutes sortes de signaux annonçant que cette force intérieure ne peut plus être contenue et qu’elle va se métamorphoser d’un instant à l’autre, il en est tout autrement dans le désert. » (Al-Nihāyāt, p. 93).

Les animaux sont également des acteurs de premier plan. Le chien de ’Assāf en est le meilleur exemple. Tout au long du roman, animaux et humains sont traités sur un pied d’égalité et sont pourvus de conscience. Ce rapport avec la nature puise ses racines dans le passé, un passé omniprésent grâce notamment aux quatorze histoires relatées dans la deuxième partie, histoires qui remontent très loin dans la tradition orale, la mémoire du village, et à travers lesquelles sont mis en évidence les qualités des animaux, les relations qui les lient aux hommes, et le dégoût inspiré par ceux qui ne les respectent pas ou les maltraitent.

Paradoxalement, la chasse est parfois envisagée positivement. Au fil de la narration, quantité d’informations et de détails sont fournis sur le gibier de la steppe et du désert. L’opportunité est donnée au lecteur de découvrir les espèces qui peuplent ces immenses territoires : des oiseaux (perdrix, gangas catas, pigeons, cailles, etc.), des bouquetins, des gazelles, des lièvres, des chacals, des loups etc. On apprend à connaître leurs habitats, leurs modes de vie et aussi les techniques de chasse dans le désert, en particulier celles qui se pratiquent à bord de voitures ou de Jeeps.

Al-Nihāyāt occupe une place particulière dans l’œuvre de Mounif. Celui-ci y jette les fondements de son univers romanesque et dévoile les contours d’un imaginaire que le lecteur retrouvera quelques années plus tard dans Cités de sel. Les thèmes du paradis perdu et de l’idéalisation du passé sont parmi les thèmes essentiels du roman, avec celui de la transformation. Al-Ṭība est un village qui vit selon un mode de vie qui n’a pas subi de changements depuis des décennies. La société qui le régit est une société tribale liée par les liens du partage et de la solidarité, fonctionnant sur la base de valeurs et de codes ancestraux qu’un étranger est incapable de comprendre. ʿAssāf et al-Ṭība symbolisent ce passé, un univers et des valeurs traditionnels, une génération sur le déclin qui se retrouve abandonnée par la ville moderne et l’État, et qui cherche sa voie en rêvant d’une existence meilleure. Le roman relate d’une part la lutte qui oppose une société traditionnelle aux dangers que constituent la famine et la perte de l’identité, et d’autre part la lutte qui met aux prises la nature elle-même et de ses formes néfastes d’utilisation par l’homme. À travers le personnage de ʿAssāf, le héros qui se bat et se sacrifie pour préserver la nature et ses secrets, Mounif idéalise le genre de vie que mènent ces hommes depuis des siècles, insiste sur l’opposition entre le passé et le présent, tout en présentant les tenants et les aboutissants de la transformation qui s’opère.


Pour citer ce billet : Éric Gautier, «  Pourquoi traduire Al-Nihāyāt d’Abdul Rahman Mounif ?  », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 12 décembre  2012. [En  ligne] http://ifpo.hypotheses.org/4600


E‰ric Gautier, responsable du stage de langue arabe de lâ€'Ifpo

Éric Gautier, maître de conférences (Paris IV, Ifpo), est responsable du stage de langue arabe à l’Ifpo. Ses recherches portent sur la littérature arabe contemporaine.

Page personnelle et bibliographie : http://www.ifporient.org/eric-gautier

Billets écrits pour les Carnets de l’Ifpo


Eric Gautier

Eric Gautier est spécialiste de littérature arabe contemporaine. Maître de conférences à l'Université de Paris-Sorbonne, il est actuellement Responsable des cours de langue arabe à l'Institut Français du Proche-Orient, à Beyrouth. Après avoir obtenu son doctorat en langue et littérature arabes à l'Université de Provence en 1993, il part s'installer à Damas où il réside durant dix-sept ans, jusqu'en juillet 2011. Son domaine de recherche est le roman et la nouvelle. Il étudie en particulier comment les écrivains et de manière plus générale les cultures appréhendent les qualités du monde qui nous entoure, ce qui le conduit à réfléchir sur le statut de la littérature arabe contemporaine. Éric Gautier a publié plusieurs traductions, dont l'autobiographie d'Abdul Rahman Mounif, Une ville dans la mémoire (1996, Arles, Sindbad-Actes Sud). Plus récemment, il a édité avec Jamal Chehayed les actes du colloque La critique littéraire au Moyen-Orient (2006, Damas, IFPO, en langue arabe), et coordonné cinq unités du Larousse de poche (2008, Paris, Larousse).

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La restauration du Khan al-Wakala à Naplouse : un parcours du combattant patrimonial

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Le Khan al-Wakala au début du vingtième siècle. Coll. Library of Congress.

Le Khan al-Wakala au début du vingtième siècle. Coll. Library of Congress.

En septembre 2012, s’est ouverte au Khan al-Wakala – un ancien caravansérail de la vieille ville de Naplouse – une exposition d’artisanat local intitulée « Perspectives nouvelles » (talât jadîda). La ministre palestinienne de la Culture, puis le maire de la ville, se sont succédé sur l’estrade : mobilisant la rhétorique du sumûd (mot désignant la résistance continue des Palestiniens  à demeurer sur leur sol), leurs discours ont établi un lien entre préservation des compétences du passé et ouverture d’horizons pour l’avenir.

L’événement avait aussi pour but de présenter au public l’achèvement de la restauration du khan, effectuée conjointement par la mairie et l’UNESCO avec des fonds de l’Union européenne : initié à la fin des années 1990, ce projet a survécu non seulement à la deuxième Intifada, mais aussi aux soubresauts consécutifs à la victoire du Hamas aux élections municipales de 2005. L’histoire de la restauration du Khan al-Wakala peut donc être considérée comme emblématique des difficultés quotidiennes découlant de l’occupation israélienne, ainsi que des contraintes liées à la dépendance de la sauvegarde du patrimoine palestinien par rapport à l’aide internationale. Le résultat témoigne d’une forme de concurrence entre diverses conceptions du patrimoine urbain en Palestine ; en outre, il pose l’enjeu de la réappropriation de ce patrimoine par les communautés locales.

Incidents et incidences politiques sur le cours des travaux

Le Khan al-Wakala est le plus important des caravansérails de Naplouse. Situé à l’extrémité ouest de la vieille ville, cet édifice aurait été construit en 1630, puis rénové en 1795 (Municipalité de Naplouse, 2012 ; ‘Arafât, 2012) ; il a été endommagé par le tremblement de terre de 1927. La genèse des projets de restauration remonte à la fin des années 1990, période qui a connu une mobilisation pour le patrimoine architectural des centres urbains palestiniens historiques,  jusqu’alors peu pris en compte dans les discours officiels (De Cesari 2008). À partir de 1996,  à l’initiative du maire de l’époque, Ghassân Shaka‘a (fils d’une grande famille de l’establishment citadin, par ailleurs importante figure du Fatah),  la municipalité rachète les parties du khan appartenant à des particuliers. Les activités commencent en 1999 par des travaux de documentation et des relevés, avec un financement de l’Union européenne et l’assistance technique de l’UNESCO.

Le khan peu avant le début des travaux de restauration. © Municipalité de Naplouse

Le khan peu avant le début des travaux de restauration. © Municipalité de Naplouse

Les travaux s’interrompent une première fois au cours de la deuxième Intifada – plus précisément en 2002, quand l’armée israélienne envahit totalement Naplouse. La vieille ville est particulièrement visée : le khan est touché par les bombardements ; des savonneries aux alentours sont complètement détruites ; les services municipaux de Naplouse sont même contraints de démolir l’ancienne porte d’entrée afin d’aller rechercher des survivants sous les décombres.

À partir de 2004, la restauration reprend progressivement, mais elle est mise à mal fin 2005 par la victoire du Hamas aux élections municipales, puis aux législatives – un résultat qui se révèle lourd de conséquences. Le 1er avril 2006, l’Union européenne demande en effet à l’UNESCO de mettre en place une « politique de non-contact » [sic] envers la mairie Hamas, organisation considérée comme « terroriste ».

D’avril 2006 à septembre 2009, les travaux ont continué à un rythme fortement ralenti, sous la direction d’ingénieurs de la mairie et de l’université Al-Najah, appelée en renfort par la mairie en 2005. En 2007, après la prise de pouvoir du Hamas dans la bande de Gaza, un gouvernement d’urgence est nommé en Cisjordanie sous la houlette de Salam Fayyad (indépendant apparenté Fatah). La mairie choisit alors de transférer ses fonds au ministère palestinien des Finances, et l’UNESCO a pu se réinvestir dans le projet à partir de 2009, avec des financements en provenance de l’Union européenne et de l’Autorité palestinienne. Des tensions se sont manifestées entre les experts de l’UNESCO et les architectes locaux, notamment sur le choix des matériaux, la typologie et l’ampleur des interventions, retardant d’autant l’achèvement. Le « nouveau khan » a néanmoins fini par être officiellement inauguré en juillet 2012, en présence du Premier ministre.

Le khan al-Wakala en septembre 2012. © Véronique Bontemps

Le khan al-Wakala en septembre 2012. © Véronique Bontemps

Le patrimoine reconverti en projet d’avenir

L’idée sous-jacente à la restauration est de faire revivre « l’esprit » du khan. Giovanni Fontana (responsable du projet pour l’UNESCO) explique : « Ce n’est pas devenu une école, ni un hôpital, ni un centre culturel ; on a vraiment essayé de restaurer les fonctions typiques du khan : hospitalité, services, activités productives (c’est-à-dire artisanat et commerce) ». Ainsi, les chambres qui accueillaient autrefois les marchands de passage ont été aménagées en petit hôtel (« guesthouse »). L’espace du khan comprend également un restaurant, des locaux destinés à abriter des ateliers et des boutiques d’artisanat local, ainsi que des salles consacrées à une exposition permanente sur le thème de la ville.

La vision du patrimoine à l’œuvre derrière ces interventions est celle de la reconversion ou « réutilisation créative ». Les origines de ce concept, central pour les ONG s’occupant de patrimoine urbain en Palestine à la fin des années 1990, résident dans la convergence entre certaines idées issues des mouvements folkloristes palestiniens des années 1970 et les discours d’organisations internationales telles que l’UNESCO (De Cesari 2008, p. 110). Le patrimoine est conçu non seulement comme une préservation du passé, mais aussi comme un investissement pour l’avenir : il s’agit de faire prospérer la petite industrie locale et de créer des emplois. Ainsi, l’un des objectifs du projet consiste en la « transformation du bâtiment en complexe urbain servant d’incubateur d’entreprises d’artisanat et de services touristiques et culturels » (Zananiri 2012). Le design des chambres de la guesthouse est l’œuvre de jeunes stylistes palestiniens, les meubles ont été créés par des artisans locaux. Les boutiques d’artisanat – qu’il s’agisse de gastronomie avec la fameuse knâfa locale, d’ébénisterie, de tissage, de création de bijoux, etc. – doivent s’insérer dans le cadre de micro-projets de revitalisation de l’économie. En outre, la cour du khan se prête, par sa taille et son plan, à l’organisation d’événements culturels. Enfin, l’ensemble s’inscrit, avec les salles d’exposition, dans un projet global de « conscientisation » des populations par rapport à leur histoire et leur patrimoine urbain.

La restauration du Khan al-Wakala constitue un sujet relativement sensible, principalement pour deux raisons : d’une part, la diversité des acteurs impliqués (les familles propriétaires des parcelles rachetées ensuite par la mairie, l’Union européenne, l’université Al-Najah, l’UNESCO) ; d’autre part, les événements politiques qui, au fil des années, ont pesé sur les relations entre ces différents acteurs. Les travaux sont devenus un véritable parcours du combattant : « Le processus a connu différentes phases, cela n’a pas garanti une continuité », commente sobrement Giovanni Fontana en allusion à la situation chaotique créée par l’Intifada, mais aussi au fait que le projet a été abandonné quatre ans aux mains des ingénieurs municipaux, une conséquence de la politique de « non-contact ». Par ailleurs, ces travaux ont révélé des tensions entre différentes conceptions du patrimoine : l’une portée par les experts de l’UNESCO, qui repose sur le respect des normes internationales exigeant, depuis la Charte de Venise en 1965, la « lisibilité » des transitions entre l’ancien et neuf, l’autre par les ingénieurs locaux soumis à des impératifs d’urgence. Giovanni Fontana conteste par exemple l’ajout d’une façade, celle du restaurant ; mais il a échoué à convaincre les architectes de la mairie d’utiliser l’enduit à la chaux car, lui auraient dit ces derniers : « Ce sont les villageois (fallâhîn) qui mettent de l’enduit ; nous, les citadins, nous utilisons la pierre ».

Un défi pour le local : réussir l’intégration, la réutilisation, la réappropriation

L’enjeu essentiel réside cependant dans l’intégration du bâtiment au sein de l’espace urbain, ainsi que les perspectives de réutilisation. L’inauguration de l’exposition citée plus haut n’était pas dénuée d’un certain registre folklorique ; mais, au-delà des discours quelque peu stéréotypés sur le sumûd, certains produits exposés témoignent d’une interrogation réellement vivante sur ce que véhiculent le patrimoine et ses significations : des T-shirts, des mosaïques originales dues aux élèves de l’école de Jéricho… et ceci même si les prix affichés apparaissent quelque peu prohibitif – plus adaptés, en tout cas, à une clientèle touristique internationale encore peu présente à ce jour dans les Territoires palestiniens occupés.

Toute la question est de savoir si le « nouveau » khan « prendra » dans son environnement urbain : après des années d’abandon, ce « nouvel ancien » doit aujourd’hui s’y réadapter. Entre la satisfaction affichée du maire et les constats mitigés des responsables de l’UNESCO, il faudra observer comment l’ensemble fonctionnera dans la durée, une fois les artisans installés et l’hôtel ouvert. Au-delà de la restauration de la pierre, « l’esprit du lieu » ne pourra, de toute façon, revivre qu’au prix de sa réappropriation par les communautés locales. À ce titre, il est intéressant de noter que les boutiques donnant directement sur une rue du souk ont été conservées, les locataires ayant bénéficié d’une ancienne et avantageuse loi qui empêche leur expropriation. À côté du portail parfaitement restauré, une boutique d’élevage de poulets atteste ainsi que le bâtiment a d’ores et déjà été réapproprié par les usagers premiers du lieu…

Références

  • ‘Arafât, N., 2012, Nablus, City of Civilizations, Naplouse, Cultural Heritage Enrichment Center.
  • « Restoration of Khan Al Wakala Project », document interne, Municipalité de Naplouse, 2012.
  • De Cesari, C., 2008, Cultural Heritage Beyond the “State”: Palestinian Heritage between Nationalism and Transnationalism, PhD in Philosophy, Stanford University.
  • Zananiri, E., 2012, « Rénové, l’ancien site du Khan al-Wakala renoue avec sa splendeur passée », site de l’Union européenne, Neighbourhood Info Center. [En ligne] http://www.enpi-info.eu/medportal/features//565/Restaur%C3%A9,-l’ancien-site-du-Khan-al-Wakala-renoue-avec-sa-splendeur-pass%C3%A9e

Pour citer ce billet : Véronique Bontemps,  « La restauration du Khan al-Wakala à Naplouse : un parcours du combattant patrimonial  », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 17 décembre 2012. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/4632


Véronique Bontemps est anthropologue. Elle a soutenu une thèse sur les pratiques locales du patrimoine palestinien à partir d’une ethnographie des anciennes savonneries de Naplouse, récemment publiée  sous le titre Ville et patrimoine en Palestine, Paris, ISSMM- Karthala, 2012. Elle est actuellement chercheure associée à l’Urmis (Paris 7) et à l’Ifpo.

Page personnelle : http://www.ifporient.org/veronique-bontemps

Tous les billets de V. Bontemps

Autres billets en co-rédaction : « Frontières et circulations au Moyen-Orient », et « La Palestine en réseaux »


Post-Revolutionary Cairo: Blocking the City, Un-Blocking the Urban Planning?

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Original text in French : http://ifpo.hypotheses.org/4419. Translation: Teo Firpo.

Almost two years after the January 25th revolution, Cairo lives a paradoxical moment. Cairo is the main stage of the protests, whereby the political and social changes underway in Egypt find their repercussions on the urban scale. Between 2011 and 2012, the city experienced a material and institutional blockage that opposed its urban management to its daily practices. Today the metropolis finds a renewed attention from a number of actors that are mainly involved in ‘civil society’. These actors aspire to ‘revolutionise’ urbanism.

Photos 1 : Murs fermant l’accès à la place Tahrîr. Clichés R. Stadnicki, 2012

Photo 1 : Walls impeding access to Tahrir square. Photo ©  R. Stadnicki, 2012.

The general popular enthusiasm created by the fall of Mubarak has rapidly made way for a collective feeling of disillusion. Process of transfer of power started with the transfer of power from the army to a civil regime and became effective through the election of Mohammed Morsi in June 2012. Cairo bears many marks of this transition period that are still very relevant six months after the presidential election.

Initially, the army took hold of Cairo’s central spaces, putting in place a policy of control and blockage of the city. Despite Superior Council of the Armed Forces (SCAF) originally supported mass gatherings since January 25th, it severely repressed them during the ‘Battle of Mohamed Mahmoud Street’ (Barthe, 2011). Afterwards, SCAF sought to block access to Tahrir square. Walls with reinforced barbwire were erected (photos 1 & 2) on most of axes leading to this symbolic spot of the revolution and the nearby Ministry of the Interior. This process of militarisation in downtown Cairo turned the Egyptian capital into a city-at-war. It has entailed two major consequences on the practices and representations of space.

Photos 1 & 2 : Murs fermant l’accès à la place Tahrîr. Clichés R. Stadnicki, 2012

Photo 2 : Walls impeding access to Tahrir square. Photo © R. Stadnicki, 2012.

Firstly, walls in downtown (four walls in November 2011 turn out to be six in May 2012) have forced pedestrians and cars to use alternative routes during six months. This phenomenon has intensified traffic-jams along Nile’s banks and Abdeen area that are the only two possible ways to circumvent Tahrir and cross the river from either side. Though Tahrir has lost much of its status as centre of the city, particularly after the relocation of cultural institutions and economic activities to the periphery, it has remained a major traffic junction (CEDEJ, 2012b). Cutting off access to it necessarily has resulted into a blockage of the adjacent districts, incapable of absorbing the urban fluxes.

Moreover, closing this space fully contradicts its function of open area of movement and exchange during the revolution. In few months, army has managed to sabotage its main symbol. The romantic image of the square has emerged during Arab Spring was also spoiled by ‘thugs’ (baltaggy) and drug-dealers. They took advantage of army repression on protesters to settle in. They were only driven out of the square by the government during summer 2012.

Secondly, revolution period has also paused decision-making in the field of urban planning. It has blocked, rather institutionally than physically, the city. Improving standards of living in the urban space – especially for the 65% of Greater Cairo inhabitants living in ashwa’iyyat (CEDEJ, 2012a) –, was one of the core demands of the 2011 protests. Urbanisation remained a secondary concern during the legislative and presidential elections. No serious discourse emerged on a general urban policy recently. The newly elected President Morsi has committed in fact to a number of promises before his ascension to power: traffic reduction, construction of one million social housing units and the organisation of municipal elections. The latter has not yet taken place and it has been postponed to an unknown date. Financing the new social housing seems to be very problematic for the government, as the Minister of Housing recognised in a September 2012 interview to the press. Finally, no one in Cairo has noticed an improvement in traffic conditions, whether they are users or public transport personnel – on strike since September 2012 to achieve higher salaries. Furthermore, on several occasions throughout 2012, gas stations across the country were out of service. Rumours of a coming hike in prices have been fuelled by threats endangering the costly basic products subsidies programme. This created panic and shortages. Moreover, road-accidents killed over 15,000 people since 2011 (Elshahed, 2012), which is higher than victims of violences since the revolution.

Beyond the governmental inertia in terms of urban policies, a majority of actors involved in planning, both public and private, have experienced full consequences of transition. The General Office for Physical Planning staff is a government agency in charge of planning. While it has not changed after Mubarak’s fall and the election of Morsi, their projects have been suspended. “Greater Cairo 2050” project is the Master Plan envisioned by Gamal Mubarak (son of the deposed president) to make the capital competitive on a global scale. This project has been heavily criticised by members of the new government and it had no significant impact on the city to date. The Plan has in fact been partially replaced by a new document called “Egypt 2052”. According to the Muslim Brotherhood currently in power, this new plan is supposed to re-balance territorial focus to the benefit of secondary cities that were neglected under the previous regime. Moreover, private actors seem to encounter several difficulties that are revealed by the withdrawal from the Egyptian market of many foreign investors, especially from the Gulf countries affected by the crisis. Likewise, the leading Egyptian real-estate groups (Sodic, Ehaf, Bahgat group, etc.) have delayed implementation of urban projects in the new districts of Westown and Eastown that are located in the ‘new cities’ of Six of October and New Cairo respectively (photo 3).

Photo 3 : Panneau publicitaire non affiché présentant les projets urbains Westown, non livré, et Eastown, non démarré, en périphérie du Grand Caire. Cliché : R. Stadnicki, 2012

Photo 3 : Advertising sign not made public presenting the urban projects of Westown, unfinished, and Eastown, not even started, in the periphery of Greater Cairo. Photo © R. Stadnicki, 2012.

We are facing a dire political context of transition. The city’s dysfunctional aspects are exacerbated while actors are immobilised. In this context, are there any prospects for the un-blocking of urbanism? The answer could come from “civil society”, which has increased its abilities for action and freedom of speech since the revolution, and which has been increasingly interested in urban planning.

First of all, new urban experiments have come up (projects for eco-neighbourhoods, programmes of renovation of ‘modern’ architectural heritage, new label of high environmental quality, promotion of car-pooling and cycling, etc.) and they reveal the inclination of a number of actors towards sustainable development (Barthel & Monqid, 2011).

Photo 4 : Affiches pour l’exposition de l’architecte Omnia Khalil (juillet 2012), dénonçant l’inaction de l’État dans les quartiers populaires du Caire. Cliché : R. Stadnicki, 2012

Photo 4 : Poster for the exhibit by Architect Omnia Khalil (July 2012), denouncing state inaction in popular neighbourhoods in Cairo. Photo © R. Stadnicki, 2012.

Moreover, today more than ever urbanism is debated, in think thanks, exhibitions, websites and studies, thus enabling the reinvention/reappropriation of public space by citizens who have long suffered from an authoritarian form of urbanism (photo 4). These changes are witnessed by websites such as www.cairobserver.com and www.cairofrombelow.com. They give a voice to Cairenes while criticising governmental projects and calling for a rethinking of urban practices. Similarly, Takween which is a group of experts available to advise urban planners and actors in their activities, are attempting to inscribe such concepts as the right to the city and the right to housing in the new Egyptian constitution.

Furthermore, Cairo’s inhabitants are more mobilised today than ever. They seek to compensate for the lack of public urban action, particularly in informal areas, where state agents have virtually disappeared since the Revolution, thus provoking a boom in construction. Popular committees have initially emerged in order to ensure security. They formed an association in February 2011 to obtain the right to the land on which they had built illegally, as well as certain collective services. Their actions were sometimes successfully as in the cases of Ard El-Lewa and Ezbet Kheirallah. Architecture and urbanism schools are not inactive. Students at Cairo and Aïn Shams universities are volunteered by their professors, as part of their curriculum, to conceive a new urban order in Egypt based on citizen participation.

These initiatives may lay foundations for redefinition of urbanism in Cairo. In order to do so government has to take their demands into account and international donors (World Bank, AFD, BEI, GIZ, etc.) have to maintain their aids despite they have already threatened to reduce them several occasions after the revolution. The major challenge for the new government is to come up with new vision for Cairo that takes into account the needs of inhabitants. After several decades of laissez-faire and urban authoritarianism property insecurity and social injustice have been reinforced in the biggest African megalopolis (Sims, 2010).

Bibliography

  • Barthe B., 2011, La bataille de la rue Mohamed Mahmoud”, in L’Égypte à l’heure du choix. Décryptage des défis de l’après-Moubarak (Blog du Monde.fr), 22 novembre 2011. [On line] http://egypte.blog.lemonde.fr/2011/11/22/la-bataille-de-la-rue-mohamed-mahmoud/
  • Barthel P.-A., Monqid S., 2011, Le Caire, réinventer la ville. Paris, Autrement.
  • CEDEJ, 2012a, “ʿAshwa‘iyyat”, Glossaire de la révolution, [On line] http://www.cedej-eg.org/spip.php?article641
  • CEDEJ, 2012b, “Maydan al-Tahrîr”, Glossaire de la révolution, [On line] http://www.cedej-eg.org/spip.php?article632
  • Elshahed M. 2012, “Road Rage”, The Cairo Review of Global Affairs 6, Summer 2012, p. 30-31.
  • Sims D., 2010, Understanding Cairo, The Logic of a City without of Control, Cairo/New York, The American University in Cairo Press.

To cite this post : Roman Stadnicki, “Post-Revolutionary Cairo: Blocking the City, Un-Blocking the Urban Planning?”, Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypothèses.org), 23 octobre 2012. [On line] http://ifpo.hypotheses.org/4651

Roman Stadnicki (PhD in Geography) is head of the “Urbanism and Sustainable Development” Section at the CEDEJ (CNRS/MAEE), Cairo. He recently co-organized the international conference “Revolts and Transitions in the Arab World: Towards a New Urban Agenda?” (Cairo, November 7th-9th).

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Roman Stadnicki

Chercheur au CEDEJ (MAEE/CNRS), Le Caire Responsable du pôle "ville et développement durable"

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La Palestine en réseaux : mobilisations sociopolitiques et enjeux identitaires

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Ramallah, rassemblement populaire, 2 décembre 2012, source V. G.

Ramallah, rassemblement populaire, 2 décembre 2012, photo DR.

L’Université de Birzeit (Territoires palestiniens) a accueilli le 3 décembre 2012 la deuxième rencontre du séminaire thématique du Département des études contemporaines (DEC) de l’Ifpo : « La Palestine en réseaux : du concept à l’étude de cas ». Au-delà de la diversité des objets de recherche, des méthodes d’enquête et des appartenances disciplinaires, les participants ont axé leur réflexion sur la recomposition des « identités » palestiniennes au regard des mobilisations sociopolitiques appréhendées sur le temps long, des enjeux mémoriels et des phénomènes de transnationalisation des modes d’action militants. Dans une perspective résolument critique à l’égard des conceptions culturalistes, essentialistes et romantiques de la « question palestinienne » – qui restent trop souvent dominantes dans le champ intellectuel dès lors qu’on traite du sujet passionnel de la Palestine –, trois études de cas ont été présentées : les mobilisations de la communauté afro-palestinienne dans la vieille ville de Jérusalem (Raed Bader, Assistant Professor à l’Université de Birzeit), les réseaux militants autour de la Palestine internationalisée (Nicolas Dot-Pouillard, chercheur à l’Ifpo, par vidéoconférence) et les « nouveaux » mouvements protestataires palestiniens dans le sillage des printemps arabes (Abaher Al-Saqqa, directeur du département de sociologie à l’Université de Birzeit). Malgré l’extrême hétérogénéité des objets traités, c’est bien la Palestine comme réservoir de sens et d’identifications collectives qui est interrogée par les participants du séminaire à travers les récits de vie, l’analyse des statuts sociaux passés et hérités, l’étude des modes d’insertion différentiels dans l’univers palestinien (local, régional, transnational) mais aussi l’évolution des représentations et des mentalités des acteurs sociaux. En effet, si la « cause palestinienne » agit incontestablement, depuis plus de cinquante ans, comme un puissant vecteur de mobilisation politique, d’émotions et de passions collectives, cette permanence imaginaire cache aussi des ruptures, des discontinuités, des modes de revendication et d’expression publiques, qui intègrent très largement les transformations sociopolitiques à l’œuvre dans l’environnement régional et international.

Miniature persane représentant Bilal, le premier muezzin de l’islam

Miniature persane représentant Bilal, le premier muezzin de l’islam

Ethnicité noire et identité palestinienne : un mode fusionnel ?

La communauté noire de la vieille ville de Jérusalem est estimée selon les sources de 350 à 500 individus, soit une quarantaine de familles vivant dans le quartier dit « africain » à quelques centaines de mètres de la mosquée Al-Aqsa. Revendiquant ouvertement leur identité palestinienne, profondément ancrée dans la citadinité (gardienne des lieux saints), reconstruite souvent sur un mode imaginaire et héroïque (références récurrentes aux périodes glorieuses de l’histoire islamique et notamment au personnage de Bilal, le muezzin noir du Prophète), les Afro-Palestiniens cherchent simultanément à euphémiser leurs origines serviles (l’esclavage reste un sujet tabou dans la communauté), tout brandissant une « identité afro-palestinienne » de plus en plus assumée. Ils rejettent catégoriquement la qualification de ‘abid (« serviteur » en arabe), rappelant trop la condition d’esclave mais, qui est parfois employée à leur égard par certains Palestiniens « blancs » pour les désigner péjorativement.

Une stratégie d’ethnicité complexe, où l’attachement à l’identité palestinienne et l’engagement actif dans la résistance contre l’occupation israélienne (nombreux parmi les Afro-Palestiniens sont des anciens fedayins) se combinent à des modes d’affirmation particulariste, où l’exaltation d’une certaine négritude (même si le terme peut paraître inapproprié dans le contexte palestinien) est brandie comme un gage de loyalisme et de fidélité à « la cause ». Ici, les récits mythiques sur les origines migratoires des Afro-palestiniens de Jérusalem fonctionnent comme une forme de réassurance identitaire, où le particularisme noir s’exprime moins en réaction à une identité dominante (comme chez les Afro-Américains à l’égard de la majorité WASP), que comme preuve d’appartenance incontestable à l’univers palestinien, et comme volonté de se démarquer à tout prix de la figure du colon (l’Israélien). Les contacts avec les autres Noirs séjournant à Jérusalem sont rares, voire proscrits : le Juif d’origine éthiopienne (Falacha), par exemple, n’est jamais perçu comme un « frère de race » mais toujours comme un oppresseur. Le projet de recherche initié par Raed Bader sur la « communauté noire » d’Al-Qods et, dans une perspective plus globale, sur les Afro-Palestiniens (majoritairement concentrés à Gaza, Jéricho et dans le désert du Néguev) ne prétend pas verser dans l’exotisme anthropologique ou la curiosité folkloriste – à l’instar de ces touristes européens qui viennent visiter Harlem en bus climatisé –, mais interroger les différentes manières d’être Palestinien par-delà des visions unanimistes et romantiques d’un peuple supposé culturellement et ethniquement homogène.

La vieille ville de Jérusalem, décembre 2012, source V. G.

La vieille ville de Jérusalem, décembre 2012, photo DR

Palestine internationalisée : une déterritorialisation militante ?

Cette identification inconditionnelle à « la cause » peut apparaître encore plus surprenante quand il s’agit d’étrangers, n’ayant aucune racine familiale attestée sur la terre de Palestine. C’est précisément l’objet de la recherche développée par Nicolas Dot-Pouillard qui s’intéresse à ces militants arabes, européens, latino-américains, japonais, etc., qui se sont engagés dans la résistance palestinienne. À partir d’une approche prosopographique inédite, retraçant les carrières de plusieurs dizaines d’activistes pro-palestiniens, l’auteur recourt à la notion de « Palestine internationalisée », dont les ressorts de mobilisation reposent principalement sur une forme de déterritorialisation militante, des flux d’échanges idéologiques et symboliques qui ont la particularité de se manifester à distance (Europe, Amérique, Asie) ou aux périphéries de la Palestine historique (Jordanie, Liban, Syrie, etc.). On est en présence d’une forme spécifique d’engagement militant, qui non seulement s’exerce en dehors des frontières du territoire qu’il prétend libérer mais, en plus, mobilise des acteurs non-nationaux, dont les trajectoires familiales – souvent hétérogènes – ne les prédestinaient en rien à se sacrifier ou à mourir pour la Palestine. Avec le temps, ces modes d’engagements radicaux (lutte armée, terrorisme, kidnappings, etc.) cèdent la place à des formes de lutte plus pacifiques qui empruntent très largement aux répertoires d’action des nouveaux mouvements sociaux (sit-in, pétitions, mémorandums, manifestations de rue, tribunes médiatiques, etc.). Ce processus de pacification de la militance pro-palestinienne se produit sous l’effet conjugué de deux phénomènes distincts : d’une part, les anciens activistes ont généralement opéré une reconversion pacifique de leur capital protestataire radical (renonciation à la violence), tout en restant fidèles à « la cause » (légalisme mais pas de repentance) ; d’autre part, l’émergence de nouvelles générations militantes peu portées à l’action violente et davantage soucieuses de renforcer la crédibilité démocratique de leur engagement pro-palestinien. Toutefois, l’on ne saurait parler de « rupture générationnelle », dans la mesure où les relations entre les « anciens » et les « nouveaux » activistes pro-palestiniens sont fréquentes. Ainsi, selon N. Dot-Pouillard, convient-il davantage de parler de continuité historique de la « Palestine internationalisée » qui, en dépit des transformations des modes d’action et des cadres idéologiques, reste un puissant levier de mobilisation à l’échelle arabe et internationale.

Ramallah, rassemblement populaire, 2 décembre 2012, source V. G.

Ramallah, rassemblement populaire, 2 décembre 2012, photo DR.

Vers une recomposition des espaces protestataires palestiniens ?

Si, en ce début de XXIe siècle, la Palestine continue à mobiliser des militants étrangers aux quatre coins du monde, le phénomène inverse est également vrai : les nouvelles générations militantes palestiniennes, qui n’ont pourtant connu que la Palestine comme cadre de vie quotidienne, ont tendance à calquer leurs modes d’actions sur les standards internationaux et à se décentrer de la cause palestinienne, comme unique moteur de leurs mobilisations collectives. Dans ses recherches, Abaher Al-Saqqa s’intéresse aux nouveaux mouvements de contestation palestiniens qui ont émergé dans le sillage des révolutions tunisienne et égyptienne. L’auteur met en évidence un certain processus de « décentration » de la cause palestinienne qui n’est plus vécue sur un mode exclusif et unanimiste mais qui intègre désormais la revendication démocratique. Les manifestants palestiniens ne dirigent plus seulement leur colère contre l’occupant israélien mais aussi contre l’autoritarisme de leurs propres gouvernants et leurs courroies de transmission politique et idéologique au sein de la société palestinienne, à savoir le Fatah en Cisjordanie et le Hamas dans la bande de Gaza. Ces nouveaux mouvements protestataires sont relativement composites, puisqu’ils rassemblent à la fois des anciens activistes déçus par les organisations classiques, des syndicalistes, des jeunes politisés refusant la tutelle des partis dominants. Leurs sources d’inspiration protestataire ne puisent plus seulement dans l’histoire politique palestinienne mais très largement dans les mouvements contestataires du monde arabe qui ont contribué à renverser les régimes autoritaires : les nouveaux héros de la contestation sont désormais tunisiens, égyptiens, yéménites et pas exclusivement palestiniens. Leur rhétorique contestataire s’alimente très largement de celle des autres manifestants arabes, comparant le pouvoir « trop paternel » du Fatah et du Hamas à celui de Ben Ali ou de Moubarak. Toutefois, ce processus de décentration produit ses propres limites, très largement exploitées par les autorités palestiniennes en Cisjordanie comme à Gaza pour étouffer la contestation : le caractère toujours plus pesant de l’occupation israélienne constitue à la fois un frein objectif à la réussite de la mobilisation et aussi un puissant facteur de dissuasion, au risque d’être accusé de diviser la résistance palestinienne face à l’ennemi commun : l’État d’Israël.

À travers ces trois études de cas, on comprend dès lors la nécessité d’intégrer la réflexion sur les identités politiques palestiniennes « en réseaux » dans une perspective plus large, faisant définitivement sortir la Palestine de sa situation d’isolat politique et, au-delà, de son statut d’isolat scientifique, dans laquelle on la cantonne trop souvent dans le champ des sciences sociales.


Pour citer ce billet : Vincent Geisser, « La Palestine en réseaux : mobilisations sociopolitiques et enjeux identitaires », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypothèses.org), 9 janvier 2013. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/4666

Vincent Geisser est chercheur CNRS à l’Ifpo de Beyrouth depuis le 1er septembre 2011. Il anime un programme de recherche sur « Femmes et Pouvoir au Liban » et coordonne le séminaire général du Département des études contemporaines : « Liban, quel État pour quels citoyens ? ». Parmi ses dernières publications, l’ouvrage Renaissances arabes. Sept questions sur des révolutions en marche, paru aux éditions de l’Atelier en 2011 (avec Michaël Béchir-Ayari) et Dictateurs en sursis. La revanche des peuples arabes, éditions de l’Atelier, 2009 (avec Moncef Marzouki).

Page web : http://www.ifporient.org/vincent-geisser

Tous les billets de Vincent Geisser


L’armée libanaise : symbole d’une nation réconciliée ?

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Le Département des études contemporaines de l’Ifpo a lancé en décembre 2012 un séminaire intitulé « Liban : quel État pour quels citoyens ? ». Rompant avec le discours redondant et stérile sur « l’exception libanaise » dans ses multiples versions (« îlot démocratique », « démocratie consensuelle », « État mercenaire », « État confessionnel », etc.), le parti pris scientifique de ce séminaire est de prendre au sérieux le phénomène étatique au Liban, en analysant de manière très empirique les mécanismes de production des politiques publiques, leurs modes de diffusion dans les différents secteurs de la société (armée, justice, éducation, santé, logement….) et, en retour, les mobilisations citoyennes qu’ils suscitent. Nous publions ci-dessous la synthèse de la première séance consacrée à l’armée libanaise.

Affiche officielle de l'armée libanaise, 2012 (www.lebarmu.gov.lb)

Affiche officielle de l’armée libanaise, 2012 (www.lebarmu.gov.lb)

« Tant que l’Armée va bien, le pays va bien ». C’est en ces termes qu’un commandant en chef de l’armée résume la place de l’institution militaire au sein de la société libanaise (Bulletin d’orientation de l’armée libanaise, 2010). Car, en effet, depuis sa création le 1er août 1945, l’armée libanaise (al-jaich al-lubnani) est à la fois un indicateur et un réceptacle des déchirements, des passions, des tensions, mais aussi des moments d’unanimisme patriotique et de réconciliation nationale que connaît le pays (Dupont, 1999). Plus que toutes autres institutions de l’État, l’armée constitue le pouls de la société libanaise, tant dans ses tendances à l’autodestruction que dans ses aspirations à la reconstruction. Pourtant, en dépit du fait que l’armée se situe au cœur de tous les discours politiques, des discussions quotidiennes et des mobilisations citoyennes (Moussa, 2011), le fonctionnement de l’institution et ses rapports avec la société et l’État demeurent largement inconnus du grand public. C’est précisément pour combler ce vide que le Département des études contemporaines (DEC) de l’Ifpo a organisé le 5 décembre 2012 une séance sur larmée libanaise, avec la participation d’acteurs de l’institution militaire – les généraux Fouad Aoun, Élias Farhat et Jean Nassif, et des chercheurs spécialistes des questions de défense et de sécurité – Nayla Moussa (doctorante à l’IEP de Paris) et Yezid Sayegh (Carnegie Middle East Center).

Troupes coloniales, Archives de l’armée libanaise http://www.lebarmy.gov.lb

Troupes coloniales, Archives de l’armée libanaise http://www.lebarmy.gov.lb

Un si lourd héritage : armée patriotique pour une nation introuvable

L’histoire de l’armée libanaise se confond avec les vicissitudes de la construction de l’État, marquée par le poids de l’héritage mandataire et ses prolongements plus ou moins heureux dans la période postindépendance. Elle est issue de la Légion d’Orient, créée par les autorités françaises en 1916 et, plus précisément, de la première unité des Francs-tireurs libanais fondée en 1926 qui constituera le vivier du recrutement des soldats et des cadres de la première armée nationale qui voit le jour le 1er août 1945.  Depuis, cette date est devenue un jour de fête officielle au Liban qui donne lieu à des commémorations et des mobilisations populaires, à l’initiative de l’institution militaire elle-même mais aussi d’acteurs semi-publics comme, par exemple, les partis politiques qui recourent à cette symbolique « Armée/Nation » comme vecteur de propagande. Il est vrai que le commandement de l’armée libanaise cultive très largement ce registre patriotique en se présentant comme le bouclier reflétant l’image de son peuple :

« En sa soixante-septième fête, elle [l’armée libanaise] est là, dans les quatre coins de la patrie, elle grandit ainsi que ses rêves qui voient le jour, c’est alors que ses valeurs s’incarnent, son nom brille dans le ciel de la civilisation. Elle est présente, vigilante dans la patrie. Grâce à elle les distances et les superficies raccourcissent, et les voies arides fleurissent. Elle est l’Armée de l’honneur, du sacrifice et de la loyauté, étroitement engagée à son serment. Elle se dévoue et se sacrifie afin de défendre chaque grain du territoire, chaque citoyen et afin de préserver les valeurs du Liban et sa civilisation ». (Extrait du texte publié par le site officiel de l’armée libanaise à l’occasion de sa fête pour l’année 2012 intitulé « Fête de l’armée en avant avec des pas fermes » : http://www.lebarmy.gov.lb/article.asp?cat=7&ln=fr).

À certains égards, la mise en avant de ce « lyrisme patriotique » par les responsables de l’armée libanaise agit comme un phénomène de compensation symbolique face à un héritage colonial « lourd » qui a longtemps produit des effets déstabilisants sur l’institution, traversée par cette tension contradictoire et permanente entre l’aspiration à l’uniformité et la gestion risquée des équilibres multicommunautaires et multiconfessionnels. Jusqu’à une période récente, l’armée libanaise a été mue par un « esprit conservateur » hérité du mandat français : « C’était cette mentalité conservatrice qui dominait dans les vingt-cinq premières années d’existence de l’armée libanaise » (Fouad Aoun). Car l’armée mandataire reposait principalement  sur une organisation de type confessionnel qui a eu tendance à perdurer après l’indépendance du pays (1943), à telle point que l’armée nationale est longtemps apparue aux yeux de certains citoyens libanais – notamment les musulmans –  comme une « armée chrétienne » (Nayla Moussa). Sans vouloir faire de jeu de mots, l’on peut affirmer, qu’au Liban, l’uniforme n’a jamais réussi véritablement à uniformiser les hommes et les esprits, toujours en proie aux solidarités particularistes (régions, familles, confessions, etc.). Pilier de l’État libanais, symbole d’unité nationale, vecteur de valeurs de cohésion sociale, l’armée apparaît pourtant comme une institution relativement modeste au regard de ses moyens humains et matériels : avec 60 000 hommes, un budget qui représente environ 412 millions d’euros en 2012 (dont 80 % servent à payer les salaires du personnel) et des équipements souvent de « seconde main » fournis par ses bienfaiteurs étrangers (USA, France, Italie, Allemagne, Grande-Bretagne, Arabie Saoudite, Émirats arabes unis,…), l’armée libanaise a du mal à rivaliser avec ses consœurs arabes (Égypte, Jordanie, Syrie, etc.) et encore davantage avec son ennemie proclamée, « Tsahal » (armée israélienne) : « Le manque de sérieux dans l’approche par les leaders libanais de la question de l’armée se reflète aussi dans l’absence d’un budget réaliste pour les acquisitions militaires » (Hasbani, 2010), conclue un spécialiste libanais des questions de sécurité, constat critique largement partagé par les participants du séminaire Ifpo, montrant  ainsi que l’instrumentalisation politique et électorale de la « bonne image » de l’armée ne se traduit pas forcément par un volontarisme étatique visant à réformer l’institution. En deux mots : les politiques libanais se servent toujours de l’armée mais ils la servent rarement.

Armée faible d’un État faible ?

Cette faiblesse structurelle de l’armée n’apparaît pas seulement comme une question technique ou budgétaire mais fondamentalement politique, au sens du « choix sociétal ». Comme l’ont montré les contributeurs du séminaire, les leaders politiques ont longtemps entretenu un rapport ambigu à l’institution militaire, allant jusqu’à théoriser sa faiblesse, au nom de la « spécificité géopolitique » de l’État libanais, résumée en une formule lapidaire : « la force du Liban repose sur sa faiblesse ». La neutralité de l’armée durant les événements de 1958 (prémisses de la future guerre civile) ou les Accords du Caire de novembre 1969 entre l’État libanais et l’OLP constituent une illustration parmi d’autres de cette absence de vision stratégique.

Affiche officielle de l’armée libanaise, 2012. http://www.lebarmy.gov.lb

Affiche officielle de l’armée libanaise, 2012. http://www.lebarmy.gov.lb

De ce fait, l’État libanais ne s’est jamais véritablement doté d’une véritable doctrine de sécurité nationale (Moussa, 2011), laissant dans le flou les missions censées être remplies par l’institution militaire. Ce n’est qu’après les Accords de Taëf (octobre 1989) qu’ont été redéfinies plus clairement les « missions essentielles » de l’armée libanaise :

  1. la lutte contre l’occupation israélienne ;
  2. la participation aux tâches de sécurité intérieure (fonction de police) ;
  3. l’engagement dans les projets d’intérêt national à caractère humanitaire.

Malgré cette clarification de sa mission sociétale qui en fait un pilier central de la reconstruction nationale après Taëf, l’armée libanaise apparaît comme « fragilisée» par le poids des attentes qu’on lui adresse, comme si on lui confiait un rôle presque trop grand pour elle : reconstruire le tissu des solidarités nationales et universalistes au-delà des attaches primaires et particularistes des citoyens, à l’instar du rôle de l’école publique sous la Troisième république française : au Liban, le mythe de « l’armée du général Chéhab » (fondateur de l’armée libanaise, élu président de la République en 1958) tend à jouer un rôle comparable à celui de « l’école de Jules Ferry » en France. Or, ce processus de reconstruction – on serait presque tentés de parler de « convalescence patriotique » – intervient dans un contexte de crise économique profonde et de tendances néolibérales accrues qui font que les moyens alloués à l’armée libanaise sont dérisoires au regard de la « mission nationale » que les politiques et les citoyens voudraient lui faire jouer. Trois illustrations permettent de saisir ce rapport ambivalent des acteurs de la société libanaise à leur armée : la question du service miliaire et celle de la complémentarité Armée/Résistance.

Sur le premier point, en dépit d’un discours commun et récurrent qui fait de l’armée libanaise le ciment de l’unité nationale, personne ne semble regretter aujourd’hui la suppression du service militaire. Instauré pour la première fois en 1974, quelques mois avant le déclenchement de la guerre civile, il a été rétabli en septembre 1991 après les accords de Taëf, avant d’être définitivement enterré en 2007, pour des raisons financières mais aussi victime des marchandages politiciens des leaders libanais désireux de satisfaire leur clientèle. En ce sens, l’histoire mouvementée du service militaire au Liban est révélatrice du « double discours » à l’égard de l’armée, valorisée comme symbole patriotique mais aussi marginalisée et stigmatisée dès lors qu’elle touche aux intérêts privés, clientélistes et confessionnels.

Martyrs de la résistance, musée mobile du Hezbollah à Baalbek, août 2012. © Vincent Geisser

Martyrs de la résistance, musée mobile du Hezbollah à Baalbek, août 2012. © Vincent Geisser

On observe une ambivalence similaire sur le thème de la complémentarité Armée/Résistance. Officiellement, le triptyque « L’armée, le peuple, la résistance » (al-jaych, al-cha’b, al-mouqâwama) fait l’objet d’un large consensus chez les acteurs civils et militaires. En réalité, ce consensus est fragile et ne résiste pas aux tentatives d’instrumentalisation politique. Du côté de la coalition du 8 mars, en général, et du Hezbollah, en particulier, on déplore la faiblesse de l’armée (« une police en uniforme » selon la formule de Hassan Nasrallah) et sa dépendance totale à l’égard des États-Unis, mais sans envisager un seul instant d’intégrer les forces de la résistance à l’institution militaire légitime, maniant ainsi l’ambivalence permanente. La faiblesse structurelle de l’armée sert d’argument pour justifier le non démantèlement de la milice chiite. Du côté de l’alliance du 14 mars, on dénonce les dangers du maintien d’une armée privée et confessionnelle, visant de manière à peine voilée le Hezbollah, mais sans définir une perspective claire concernant la construction d’une armée libanaise dotée de moyens financiers, humains et matériels, comparables à ceux des pays voisins. De ce point de vue, les rivalités politiques à propos de la mission nationale de l’institution militaire contribuent davantage à l’affaiblir qu’à la stimuler, en la cantonnant dans un statut de « force armée intérieure », sans véritable doctrine de défense.

Enfin, dernière illustration de cette ambivalence : le caractère unitaire proclamé de l’armée libanaise s’accompagne en réalité d’un savant dosage confessionnel des postes de responsabilité : le commandant en chef de l’armée est issu de la communauté maronite, le chef d’état major est druze, le conseil militaire est formé également de généraux représentant les quatre autres grandes communautés du pays (Moussa, 2011). En ce sens, l’armée libanaise, en dépit des discours faisant d’elle le symbole de l’unité nationale, apparaît davantage comme une institution mutlicommunautaire où les équilibres confessionnels et particularistes demeurent précaires et susceptibles de faire l’objet de contestations.

Général Fouad Chéhab, Archives de l’armée libanaise http://www.lebarmy.gov.lb

Général Fouad Chéhab, Archives de l’armée libanaise http://www.lebarmy.gov.lb

Conclusion : ce que nous dit aujourd’hui le « mythe Chéhab »

Tant chez les acteurs civils que militaires, il existe aujourd’hui une véritable nostalgie pour la période chéhabiste, en référence aux années de présidence du Général Fouad Chéhab (1958-1964). Comme tout mythe, il se fonde sur une reconstruction imaginaire du passé mais qui nous permet de mieux saisir les aspirations  présentes (et souvent contradictoires) des citoyens libanais à l’égard de l’institution militaire et, au-delà, de l’État.

Cette évocation de l’âge d’or chéhabiste traduit incontestablement l’aspiration au retour à une « normalité étatique », au fonctionnement d’un appareil d’État libéré des intérêts particuliers, clientélistes et confessionnels. En deux mots : une démocratie sans adjectif.

Mais il évoque aussi l’aspiration autoritaire à un État fort, avec pour pilier central l’armée et les services de renseignement (le fameux « IIe Bureau ») qui, au regard des tendances actuelles qui traversent le monde arabe, apparaît décalée, voire anachronique.

Davantage qu’une institution parmi d’autres de l’État, l’armée est devenue pour de nombreux Libanais une valeur refuge, renvoyant à un imaginaire social où la revendication démocratique se combine parfois à la tentation autoritaire.

Références

  • Barak Oren, The Lebanese Army: A National Institution in a Divided Society, Albany, State University of New York Press, 2009.
  • « Bulletin d’orientation adressé aux militaires », Bulletin d’orientation de l’armée libanaise, 2010/3. [En ligne] http://www.lebarmy.gov.lb/article.asp?ln=fr&id=26071
  • Dupont Hubert (pseudonyme), « La nouvelle armée libanaise : instrument de pouvoir ou acteur politique ? », Confluences Méditerranée 29, 1999, p. 57-71.
  • Freiha Adel, L’armée et l’État au Liban, 1945-1980, Paris, LGDJ, 1980.
  • Geisser Vincent, Krefa Abir, « L’uniforme ne fait plus le régime. Les militaires arabes face aux révolutions », Revue internationale et stratégique 83, septembre 2011, p. 93-102.
  • Hasbani Nadim, « L’armée libanaise prise au piège de la classe politique », L’Orient Le Jour, 8/10/2010. [En ligne] http://www.lorientlejour.com/archives/overview.php?id=A6741
  • Malsagne Stéphane, Fouad Chéhab 1902-1973 : une figure oubliée de l’histoire libanaise, Paris/Beyrouth, Karthala/Presses de l’Ifpo, 2012.
  • Moussa Nayla, « L’armée libanaise : un état des lieux », Affaires-stratégiques.info, IRIS, 27 mai 2009. [En ligne] http://www.affaires-strategiques.info/spip.php?article1326
  • Moussa Nayla, « L’armée libanaise : une exception dans le paysage militaire arabe ? », dossier : « La place et le rôle des armées dans le monde contemporain », F. Bourrat, dir., Les Champs de Mars (Revue de recherhe stratégique de l’École militaire), 23, décembre 2011.
  • Picard Élisabeth, « Armée et sécurité au cœur de l’autoritarisme », in Olivier Dabène, Vincent Geisser, Gilles Massardier (dir.), Autoritarismes démocratiques et démocraties autoritaires au xxie siècle. Convergences Nord/Sud, Paris, La Découverte, 2008 (collection Recherches), p. 303-329.

Pour citer ce billet : Vincent Geisser, « L’armée libanaise : symbole d’une nation réconciliée ? », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypothèses.org), 15 janvier 2013. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/4687

Vincent Geisser est chercheur CNRS à l’Ifpo de Beyrouth depuis le 1er septembre 2011. Il anime un programme de recherche sur « Femmes et Pouvoir au Liban » et coordonne le séminaire général du Département des études contemporaines : « Liban, quel État pour quels citoyens ? ». Parmi ses dernières publications, l’ouvrage Renaissances arabes. Sept questions sur des révolutions en marche, paru aux éditions de l’Atelier en 2011 (avec Michaël Béchir-Ayari) et Dictateurs en sursis. La revanche des peuples arabes, éditions de l’Atelier, 2009 (avec Moncef Marzouki).

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رواية سعودية تعيد صياغة التاريخ العربي : ”سلمى“، لغازي عبد الرحمن القصيبي (Un roman saoudien réécrit l’histoire arabe : Salmā, de Ghazi Abdul Rahman al-Gosaybi)

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Ghazi Abdul Rahman al-Gosaybi

Ghazi Abdul Rahman al-Gosaybi

Ghazi Abdul Rahman al-Gosaybi (1940-2010) est un poète et romancier saoudien qui exerça également de hautes responsabilités politiques (ambassadeur et ministre) en Arabie Saoudite. Al-Jazirah Cultural Magazine, lui consacre un numéro spécial en 2009 (n° 273, 47 pages). Le roman qui nous intéresse ici fut publié pour la première fois en 2002, puis réédité en 2004, Beyrouth, Al-Mu’assasa al-‘arabiyya li-l-dirāsāt wa-l-našr.

غازي عبد الرحمن القصيبي (١٩٤٠ -٢٠١٠) شاعر وروائي وسفير ووزير سعودي. جريدة «الجزيرة » السعودية خصّصت له ملحقاً ثقافياً كاملاً في عام ٢٠٠٩ (العدد ٢٧٣). صدرت الطبعة الأولى للرواية التي اخترناها موضوعاً لدراستنا عن المؤسّسة العربية للدراسات والنشر، بيروت، ٢٠٠٢ (الطبعة الثانية ٢٠٠٤).

Depuis la fin des années quatre-vingt-dix, la roman saoudien se trouve dans une phase d’essor et affirme peu à peu sa présence dans le champ de la littérature arabe contemporaine. Salmā, de Ghazi Abdul Rahman al-Gosaybi, fait partie de ces « nouveaux romans » saoudiens. Il s’agit d’une œuvre originale pour différentes raisons que je vais tenter ici de résumer.

منذ أواخر التسعينات من القرن الماضي بدأت الرواية السعودية تؤكّد وجودها في حقل الإنتاج الأدبي العربي المعاصر. « سلمى » لغازي عبد الرحمن القصيبي تنتمي إلى هذه الروايات السعودية الجديدة. إنّها رواية متميّزة لعدة أسباب وسأحاول في هذه الدراسة القصيرة أن أسلّط الضوء عليها وعلى بعض ميزاتها التي لفتت انتباهي.

Couverture du livre Salma

Couverture du livre Salma

الكتابة الإبداعية تعيد صياغة العالم والإنسان والتاريخ والمشاعر والعناصر الطبيعية المختلفة. علاوة على ذلك، ليس هناك أدب دون شخصيات وإنما الشخصيات على أشكالها هي التي تعطي للعمل الأدبي معانيه وأبعاده ونكهته. فكثيراً ما نتذكّر رواية أو قصة من خلال شخصياتها الرئيسية أو الثانوية. على سبيل المثال أعتقد أنّ شخصية لمى في رواية «السفينة»لجبرا إبراهيم جبرا (السفينة، ١٩٨٥، بيروت، دار النهار) تركت أثراً في خيال كل قارئ، كذلك أعجب القارئ بأبطال حنا مينة مثل زكريا المرسنلي (الياطر، ١٩٨٤، بيروت، دار الآداب) والطروسي (الشراع والعاصفة، ١٩٧٧، بيروت، دار الآداب) الذين يتمتعون بالشجاعة والتفاؤل وروح التضحية بالإضافة إلى قوّة جسدية هرقلية تجعلهم يتحوّلون إلى شخصيات أسطورية… الأدب هو أيضاً صور واستعارات وأفكار جديدة ومعبّرة. في خماسية « مدن الملح » لعبد الرحمن منيف، (الأخدود، ١٩٨٥، بيروت، المؤسسة العربية للدراسات والنشر) نتذكّر وصفاً فريداً من نوعه لشخصية الشيخة أمي زهوة التي « تتحرّك مثل الشبح… لونها بلون الأرض الرطبة أو مثل عتمة أول المساء… لا تعتبر قصيرة، رغم انحنائها بتقدّم العمر، ورغم تقصير عصاها مرّتين متواليتين… »

حين بدأت بقراءة « سلمى » لغازي عبد الرحمن القصيبي لفتت انتباهي مجموعة من الخصائص الموجودة فيها. أوّلاَ، « سلمى » رواية خيالية بكل ما للكلمة من معنى أي أنّ القارئ يجد نفسه أمام منطقين أو مستويين متراكمين ولكنهما غير متطابقين :نقطة الانطلاق هذه الجملة التي تشكّل السطور الأولى للكتاب : « تفتح العجوز عينيها بشيء من الصعوبة. ترى ابنها الذي يقترب ويقبّل رأسها ويديها ثمّ يجلس أمامها. لا بدّ أنّه يوم الجمعة. سليم لا يزورها إلاّ يوم الجمعة. » المشهد عادِي جداَّ ويتكرّر كلّ أسبوع. يتلوه حوار بين الشخصيتين الرئيسيتين للرواية :سليم وأمّه سلمى. كعادته أتى سليم ليزور والدته المسنّة في بيتها. أحضر معه هدية : جهاز الراديو الذي أوصته به. الإشارة الأولى إلى تدخّل اللامعقول تتجلّى في جملة أخرى تقع في نهاية الصفحة الثانية أي الصفحة الثامنة من الطبعة الثالثة التي نرجع إليها (المؤسسة العربية للدراسات والنشر، بيروت، ٢٠٠٤) : « لماذا تريد أمه جهاز راديو جديداً كل شهر ؟ » إبتداءً من هنا لم يعد القارئ في الواقع وإنّما أصبح يجوب عالماً يقع بين الواقع والخيال، بين الحقيقة والحلم : العجوز مستلقية على فراشها، الراديو بجانبها، تغيّر المحطّات وهي بين النوم واليقظة ويدور المؤشّر بين الإذاعات… فجأة وجد القارئ نفسه مع الرئيس جمال عبد الناصر. وسلمى واقفة أمامه. ميزة من ميزات هذه الرواية أنها مبنية على فكرة طريفة وذكية في آن واحد :سلمى المرأة العجوز والوحيدة تستمع إلى الراديو لتتسلّى وتمضي الوقت. إنها مولعة بالبرامج التاريخية ولكنّها لا تكاد تبدأ هذه البرامج حتّى تخلط سلمى بين التاريخ الرسمي وتاريخها الشخصي أي أنها اعتادت أن تعيد صياغة بعض الحوادث التاريخية في اللاوعي، الشيء الذي يؤدّي إلى خلق تاريخ جديد أكثر تطابقاً لرغباتها ولأحلامها. وعندما تكتشف أنّ الأخبار والمعلومات التي يبثّها جهاز الراديو مختلفة تماماً عن أحلامها، تتخلّى عن هذا الجهاز وتوصي ابنها على جهاز آخر جديد قد يبثّ الأخبار التي تتمنّى أن تسمعها. هكذا تتوالى المشاهد التي تتقمّص فيها سلمى عدة شخصيات :

في بداية الرواية، تظهر في ملامح مديرة المخابرات العامّة لدى الرئيس جمال عبد الناصر. يجري حوار بينها وبين الرئيس المصري قبيل اندلاع حرب ١٩٦٧. تحاول سلمى خلال هذا الحوار تحذير عبد الناصر وهي تخبره بأنّ « هناك مؤامرة خطرة جدّاً تُدبَّر ضدّك وضدّ مصر » (ص ١١). بالاستماع إلى برنامج إذاعي آخر على جهاز جديد، ننتقل إلى الأندلس حيث أصبحت سلمى زوجة آخر ملك عربي في غرناطة. فأرادت أن يكون زوجها البطل الذي يعيد فتوحات الخليفة الداخل والخليفة الناصر (ص٢٥). في مرحلة أخرى، نشاهدها زوجة أبي طيّب المتنبّي (ص٣١)، ثمّ زوجة الخليفة المستعصم (ص٤٠). لمّا أدركت أنّ الخليفة عاجز عن قيادة الدولة جمعت خيوط السلطة في يديها وأصبحت تحكم من وراء الستار وتعمل لصد خطر التتار. في نهاية هذا المشهد تنتصر الجيوش العربية على جيوش التتار ولا تسقط بغداد في يد هولاكو. لاحقاً تقوم بدور زوجة صلاح الدين الأيوبي. تتوّغل بين صفوف جيش العدوّ لتتجسّس على ملك الفرنجة « قلب الأسد » وتساهم في انتصار العرب على الفرنجة في معركة حطّين (ص٥١). بعد بضع صفحات نراها بصحبة أحمد شوقي، أمير الشعراء، و محمد عبد الوهاب (ص٥٢)… ثمّ يأتي المشهد الأخير الذي يجري في فلسطين، في غزّة. سلمى تقف في زي نقيب في قوّة الدفاع الإسرائيلية قبل أن تقوم بعملية انتحارية وتقتل الجنرال أرييل شارون (ص٧٠ ).

نهاية الكتاب المفاجئة تؤكّد إرساءه في عالم يقع على الحدود بين الواقع والخيال : المفاجأة الأولى ناتجة عن التزامن بين موت سلمى الشخصية الخيالية وموت سلمى العجوز. في الوقت الذي تضغط يد سلمى على الزر وتستشهد في الخيال ، تموت سلمى العجوز بجانب ابنها والطبيب في الواقع. بعيد ذلك، مفاجأة ثانية تنتظر القارئ : في الصفحة قبل الأخيرة، يظنّ أنّه وجد تفسيراً منطقياً للأحداث السابقة عندما يقول سليم إنّ والدته « في الآونة الأخيرة، بدأت تخلط بين التاريخ والواقع… » ولكن في اللحظة التالية، تعيد الجملة التي يلفظها الطبيب القارئ إلى حيرته : « الشيء العجيب، يا أستاذ سليم، أنّ الممرّضة وجدت الفراش مليئاً ببقع من الدماء، مع أنه لم يكن في جسمها جرح واحد. »

العنصر الثاني الذي يلفت انتباه قارئ هذه الرواية هي بنيتها الشبيهة ببنية الحكاية التي تروى شفهياً. والجدير بالذكر هنا أنّ المؤلّف نفسه لمّح إلى هذا الجانب من كتابته من خلال الإهداء الذي يفتتح الرواية : « إلى الصغيرة سلمى سهيل القصيبي شيئاً من حكايات أمّتها الكبيرة. » نلاحظ مثلاً أنها تعتمد على التكرار : تكرارالسيناريو نفسه وتكرار عبارات ومفردات معيّنة:سلمى العجوز تستمع إلى برامج إذاعية وتغرق في اللاوعي. بعد فترة غير محدّدة تصحو وتكتشف حقيقة لا تلائمها فتقفل الراديو وتمتنع عن استعماله ثانية. يضطرّ ابنها سليم إلى إهدائها جهازاً آخر، من نوع آخر ومصنوعاً في بلد آخر. تتلقّى العجوز جهاز الراديو الجديد و تتمنّى كلّ مرة أن « ينقل الحقائق فقط » ولا يكذب عليها… و يتكرّر السيناريو نفسه. في ما يخصّ المفردات والعبارات يتبيّن أنّ بعضها تتكرّر مراراً وهي تكاد تشكّل لازمة : « تتحرّك أصابعها (سلمى) وهي بين النوم واليقظة. ويدور المؤشّر بين الإذاعات… » (ص٩)، ولدينا تقريباً الكلمات عينها (ص٢٤) : « تعبث أصابع العجوز بالراديو الروسي الجديد (…) وهي تغفو وتصحو… » وتتكرّر هذه الكلمات (ص٣١، ص٤٠، ص٤٤، ص٥٢، ص٦٤).

العنصر الثالث المهمّ في هذه الرواية يتجلّى في علاقة شخصيتها الرئيسية -سلمى-بالتاريخ. ألا يعلن ابنها سليم (ص٧١) أنّ والدته كانت قد ألّفت أربعة كتب في التاريخ وأنها « كانت أربعة أجزاء اسمها « مواقف حاسمة في التاريخ ». وتتقاطع هنا مستويات الخطاب السردي نتيجة الالتباس القائم بين مستوى السرد ومستوى الكتابة ومستوى القراءة. يمكننا أن نلخّص هذا الالتباس بالسؤال التالي :أسلمى أو مبدعها غازي عبد الرحمن القصيبي أو قارئ الكتاب من يشعر بالحاجة إلى إعادة صياغة التاريخ وتغيير الخطاب الإعلامي الرسمي؟ المشاهد التي تتخيّلها المرأة العجوز أو تراها في منامها تشير إلى وقائع وأشخاص معروفين ومهمّين جدّاً في التراث الثقافي العربي : فقدان الأندلس، سقوط بغداد، نكسة ١٩٦٧، الاحتلال الإسرائيلي لغزّة، تُعتبر حوادث مؤلمة في الذاكرة التاريخية العربية، بينما معركة حطّين وأسماء كصلاح الدين أو جمال عبد الناصر وحتى أحمد شوقي أو عبد الوهاب قد توحي بزمن ذهبي للحضارة العربية. لهذا، حين يتمّ تشويش صورة هؤلاء الأشخاص وهذه الوقائع بل تغييرها أو تشويهها، يمكننا أن نستنتج من ذلك أنّ سلمى تسعى إلى إلغاء الحوادث المؤلمة من الذاكرة التاريخية العربية من جهة، وإلى الاندماج والانسجام والتماثل مع الوقائع والشخصيات التي تتمتّع بنوع من الدلالة أو الطفاوة الإيجابية من جهة أخرى. سلمى البطلة تهرب من واقع معيّن يذكّرها به الإعلام… لم تعد تتحمّل الأخبار والمعلومات التي تبثّها الإذاعات المختلفة فتلجأ إلى الخيال وكما يفعل الطفل تبتكر أخباراً وعالماً آخر أقرب إليها، عالماً وتاريخاً تتعاطف معهما.

فكتابة غازي عبد الرحمن القصيبي جعلتني أتذكّر أوّلاً الحكايات العربية القديمة حيث القضايا المهمّة الثقافية والاجتماعية وحتّى السياسية يتناولها الكتّاب من خلال حكايات طريفة ومسلّية. ثانياً النقد الاجتماعي ونقد الوضع السائد في البلدان العربية موضوع عالجه الكثير من الروائيين العرب المعاصرين. إلاّ أنّ كاتب « سلمى » جعل البُعد النقدي والبعد الخيالي الغرائبي يتفاعلان في أسلوب حكائي جميل، الشيء الذي يؤدّي إلى خلق جوّ خاص لا يجده القارئ إلا نادراً.

Quelques références sur le roman saoudien

  • Gonzalez-Quijano, Yves, 2007, « Romans d’Arabie Saoudite : une scène littéraire scandaleuse », Culture et politique arabe, 4 mars 2007. [En ligne] http://cpa.hypothèses.org/188

  • Gonzalez-Quijano, Yves, 2007, « Romans d’Arabie Saoudite : outrages et “islam soft” », Culture et politique arabe, 4 mars 2007. [En ligne] http://cpa.hypothèses.org/189

  • Jihad Hassan, Kadhim, 2006, Le roman arabe (1834-2004), Arles, Actes Sud.


Pour citer ce billet : Éric Gautier, « رواية سعودية تعيد صياغة التاريخ العربي : ، لغازي عبد الرحمن القصيبي (Un roman saoudien réécrit l’histoire arabe : Salmā, de Ghazi Abdul Rahman al-Gosaybi  »), Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 25 janvier  2013. [En  ligne] http://ifpo.hypotheses.org/4733


E‰ric Gautier, responsable du stage de langue arabe de lâ€'Ifpo

Éric Gautier, maître de conférences (Paris IV, Ifpo), est responsable du stage de langue arabe à l’Ifpo. Ses recherches portent sur la littérature arabe contemporaine.

Page personnelle et bibliographie : http://www.ifporient.org/eric-gautier

Billets écrits pour les Carnets de l’Ifpo


Eric Gautier

Eric Gautier est spécialiste de littérature arabe contemporaine. Maître de conférences à l'Université de Paris-Sorbonne, il est actuellement Responsable des cours de langue arabe à l'Institut Français du Proche-Orient, à Beyrouth. Après avoir obtenu son doctorat en langue et littérature arabes à l'Université de Provence en 1993, il part s'installer à Damas où il réside durant dix-sept ans, jusqu'en juillet 2011. Son domaine de recherche est le roman et la nouvelle. Il étudie en particulier comment les écrivains et de manière plus générale les cultures appréhendent les qualités du monde qui nous entoure, ce qui le conduit à réfléchir sur le statut de la littérature arabe contemporaine. Éric Gautier a publié plusieurs traductions, dont l'autobiographie d'Abdul Rahman Mounif, Une ville dans la mémoire (1996, Arles, Sindbad-Actes Sud). Plus récemment, il a édité avec Jamal Chehayed les actes du colloque La critique littéraire au Moyen-Orient (2006, Damas, IFPO, en langue arabe), et coordonné cinq unités du Larousse de poche (2008, Paris, Larousse).

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Le Kurdistan d’Irak : une entité en construction

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Affiche du colloque de Lyon

Affiche du colloque de Lyon

Le programme de recherche « Les cartes du nord de l’Irak » a été lancé en septembre 2011. Il est né d’une collaboration entre l’Ifpo, l’Université Salahedin d’Erbil (Irak) et le Gremmo (Groupe de Recherches et d’Études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient, Lyon). Le but de ce projet est de réaliser un ouvrage cartographique et analytique des dynamiques socio-spatiales du nord de l’Irak, publié en quatre langues (français, anglais, kurde, arabe).

Dans ce cadre, l’Ifpo a organisé les 2 et 3 octobre 2012, à Lyon, un colloque avec le soutien logistique du Gremmo. Il s’agissait, d’une part, de montrer en quoi la région kurde autonome, entre Syrie, Turquie et Iran, constitue une zone particulièrement fragile dans le contexte actuel d’instabilité et, d’autre part, de comprendre comment l’espace constitue un enjeu économique, politique et communautaire.

Ce colloque intitulé « Le Kurdistan d’Irak : une entité en construction » se proposait de comprendre les dynamiques économiques et politiques dans cette région frontalière à travers l’analyse des jeux d’acteurs qui contribuent à sa production (communautés, pouvoirs politiques, acteurs économiques).

Kurdistan d’Irak : les enjeux de l’autonomie

Depuis 2003, le nord de l’Irak vit une phase de développement économique sans précédent, suscitant de nouvelles dynamiques : enjeux pétroliers et frontaliers, reconquête des espaces ruraux et agraires, mise en réseau des centres urbains dans une économie régionale et mondiale, présence croissante des investisseurs étrangers dans les infrastructures, les communications, la distribution, ou encore problèmes nouveaux liés à l’accueil des populations réfugiées ou déplacées.

Cette région n’est plus désormais un espace autarcique. Elle témoigne des évolutions en cours dans un Moyen-Orient devenu à la fois instable et de plus en plus interdépendant. Mais plus encore, elle connaît un processus d’autonomisation politique qui n’est pas sans effets sur la production de l’espace : reconstruction de localités détruites durant l’ère Saddam Hussein ; rôle des investisseurs étrangers ; développement d’infrastructures de transport et commerciales (aéroports, nouveau réseau autoroutier, shopping-mall, etc.) ; développement de projets d’exploitations énergétiques, etc.

Ces nouveaux enjeux sont déterminants pour l’avenir de l’Irak mais aussi pour celui des pays voisins (Iran et Turquie). À ce niveau, se trament des luttes d’influence entre puissances régionales et des conflits potentiels dans un contexte marqué par le retrait des troupes américaines, la crise syrienne et le rôle accru de l’Iran, de la Turquie et des monarchies du Golfe sur la scène régionale.

Nous avons cherché à comprendre comment cette région pluriethnique et pluricommunautaire, point de passage obligé pour les populations de la région, cherche à se constituer en une entité autonome, dans le contexte actuel de tensions géopolitiques. Ce territoire en devenir participe d’une forte dynamique d’intégration économique régionale, alors que la situation est explosive et que les tensions avec Bagdad sont de plus en plus vives. En effet, l’un des enjeux du développement du Kurdistan réside dans sa capacité à s’autonomiser de Bagdad. Ceci passe inévitablement par une intégration régionale croissante et une interdépendance des systèmes économiques transfrontaliers (kurdo-turc ; kurdo-iranien), puisque ces dynamiques tendent de plus en plus à marginaliser la position de Bagdad, qui perd aussi son pouvoir d’attraction et de domination économique et politique. Sur ce plan, l’analyse socio-spatiale s’avère être une approche pertinente pour saisir le processus d’autonomisation de la région.

Enjeux autour de la construction d’un territoire kurde

Nous nous sommes d’abord intéressés aux enjeux sous-jacents à la construction territoriale d’une entité kurde en Irak. La délimitation de la frontière de la région autonome kurde cristallise des enjeux vitaux et symboliques : contrôle des villes de Mossoul et de Kirkouk ; maîtrise des ressources naturelles ; devenir des minorités. Le fait qu’un processus de construction politico-territorial scinde l’Irak en plusieurs entités pose des questions de délimitation (Khalil Ismail Mohammad, Université Salahadin, Erbil ; Alice Tawil, Université de Strasbourg). De part et d’autre de la ligne verte (établie au moment du cessez-le-feu entre les Kurdes et l’armée de Saddam Hussein en 1991, voir fig. 1), la zone dite « en discussion » est composée d’entités plurielles :

  • la zone 1 (en jaune sur la carte), peuplée de Kurdes, déjà largement intégrée à l’entité kurde ;
  • la zone 2 (orange), riche en hydrocarbures, peuplée en majorité de Kurdes arabisés, en proie à des conflits ;
  • la zone 3 (rouge), peuplée majoritairement d’Arabes, ayant vocation à être rattachée à l’Irak.
Fig. 1 : Zones en discussions en Irak en 2012

Fig. 1 : Zones en discussions en Irak en 2012 (@ C. Roussel, Ifpo) Cliquer sur l’image pour agrandir et voir les légendes.

C’est en principe un référendum, sans cesse ajourné, qui devrait décider du devenir de ces territoires : rattachement au Kurdistan ou à Bagdad. En attendant, les tensions restent vives entre les forces armées kurdes et arabes irakiennes.

La structuration du champ politique au Kurdistan d’Irak participe à la construction du territoire (Arthur Quesnay, Ifpo Erbil ; Adel Bakawan, Université d’Évry). La scène politique kurde irakienne s’est historiquement structurée autour d’enjeux nationalistes et de dynamiques transnationales qui peuvent expliquer la persistance de divisions. Toutefois, loin d’être figé, le paysage politique kurde fait face à d’importants mouvements de contestation populaire, animés entre autres par les partis islamistes qui s’opposent aux grands partis kurdes irakiens traditionnels (PDK et UPK). Mais la prédominance des partis kurdes historiques demeure un élément actif du processus de construction d’une entité kurde dans le nord de l’Irak.

L’enjeu démographique

Nous avons ensuite porté notre regard sur les structures de la population (diversité ethnique et religieuse, répartition territoriale, dynamiques migratoires, etc.), avec comme objectif de montrer le rôle du Kurdistan dans les déplacements de populations et dans les stratégies des minorités et des réfugiés y vivent. Le Kurdistan d’Irak joue, notamment depuis 2003, le rôle d’espace refuge pour des communautés religieuses irakiennes (chrétienne, sabéenne, yézidi). La protection des réfugiés et des minorités, chrétiennes surtout, peut être analysée comme une garantie de soutien du pouvoir kurde par les puissances occidentales (Peyman Shuqi, Université Salahedin, Erbil). La situation des réfugiés, déplacés et « returnies » est particulièrement prégnante dans le gouvernorat de Dohuk (Mohamad Abdulla Hamo, Office des déplacés et des migrations, Dohuk). Fuyant les violences en Syrie ou la répression en Turquie ou en Iran, des dizaines de milliers de réfugiés ont été accueillis au KRG (Kurdistan Regional Government) : kurdes à 80 %, chrétiens à 15 % et turkmènes/arabes à 5 % (fig. 2).

Fig. 2 : Réfugiés au Kurdustan d'Irak en 2012 (@ C. Roussel Ifpo)

Fig. 2 : Réfugiés au Kurdustan d’Irak en 2012 (@ C. Roussel Ifpo). Cliquer sur l’image pour agrandir

La gestion des réfugiés constitue un enjeu politique à double-tranchant pour le KRG : une possibilité d’arbitrage dans les conflits à ses frontières (Syrie) et de négociation avec son voisin (Turquie). Plus globalement, les facteurs explicatifs de la répartition du peuplement dans la région interrogent aussi le champ politique. La répression des années 1980 ordonnée par Saddam Hussein avait pour but de vider les campagnes et de forcer les populations à se déplacer dans des camps urbains sous contrôle de l’armée (Hewa Sadiq Saleem, Université Salahedin, Erbil). Aujourd’hui, différentes actions et mesures politiques tentent de « réparer » les conséquences de la guerre en subventionnant les populations pour qu’elles retournent dans leurs villages. Mais l’agriculture ne fait plus vivre qu’une frange infime de la société kurde.

L’enjeu des ressources naturelles

Les potentialités et les ressources traditionnelles de la région (agriculture, eau et pétrole) ont aussi fait l’objet de débats. Le secteur agricole, aux potentialités énormes, a accusé une baisse significative de la productivité ces dernières décennies en raison d’une combinaison de plusieurs facteurs : la destruction de près de cinq mille villages kurdes ; la réduction de la superficie des terres agricoles ; le maintien de méthodes agricoles archaïques dues au manque d’investissements dans les technologies modernes (Hashim Yaseen al-Hada, Université Salahedin, Erbil). Le cas du pétrole au Kurdistan irakien est tout autre, depuis que les compagnies étrangères cherchent à investir au KRG (Azad Mohammed Ameen Kaka Sheikh Naqshbandi, Université Salahedin, Erbil). Le secteur pétrolier est au centre des nouveaux enjeux de développement économique, en tant que principale source financière de la région, et aussi des tensions avec la capitale irakienne. De plus, ceci interroge la construction même de la région autonome en posant la question cruciale des délimitations frontières du KRG avec le reste de l’Irak et du statut controversé de Kirkouk.

L’enjeu frontalier

L’intégration régionale du KRG, à la confluence de plusieurs États, a été traitée dans la dernière partie du colloque. L’ouverture de la région autonome du Kurdistan d’Irak sur ses voisins a engendré des dynamiques économiques et humaines nouvelles (produits importés en masse avec l’argent du pétrole ; flux de migrants ; trafics illégaux de marchandises). L’analyse des circulations légales et illégales à la frontière avec l’Iran montre comment les acteurs économiques transfrontaliers se jouent des frontières pour participer à une intégration économique « par le bas » (Cyril Roussel, Ifpo Amman). Le rôle de région transfrontalière est probablement l’un des atouts majeurs du KRG (fig. 3).

Fig. 3 : flux de marchandises aux frontières terrestres du Kurdistan d’Irak  (@ C. Roussel, Ifpo)

Fig. 3 : Flux de marchandises aux frontières terrestres du Kurdistan d’Irak (@ C. Roussel, Ifpo). Cliquer sur l’image pour agrandir

Les échanges commerciaux entre la Turquie et le KRG sont également emblématiques des enjeux financiers et économiques qui structurent les rapports diplomatiques entre acteurs politiques régionaux (Mervé Ozdemirkiran, Sciences-po Paris, CERI). La Turquie s’est activement engagée dans le processus de reconstruction de l’Irak après 2003 ; les échanges économiques et les investissements des entrepreneurs originaires de Turquie dans la construction de nouvelles infrastructures constituent le moteur de ces relations. C’est aussi toute l’organisation du réseau urbain au sein du Kurdistan qui se reconfigure avec la mise en place d’une nouvelle économie régionalisée (Mr Samir Mahoo Jamil, Université Salahedin, Erbil). Sur le plan des échanges de marchandises et des investissements productifs, l’axe Turquie-Iran se renforce (par les villes de Zakho, Dohuk et d’Erbil au KRG), reléguant Bagdad à un rôle secondaire. Ce système régional tend de plus en plus à s’autonomiser vis-à-vis de la capitale irakienne.

Conclusion

Le Kurdistan d’Irak continue à porter les traces et les séquelles d’un espace « violenté » (déplacement de populations ; métropolisation à marche forcée, combats armés, etc.) et fragmenté (entre communautés, entre partis politiques mais aussi entre familles de part et d’autre de la ligne verte), compensé, il est vrai, par des atouts naturels (eau, terres arables, ressources énergétiques). Cependant, le KRG subit des effets du contexte géopolitique régional. Le processus de construction du Kurdistan est en partie dépendant des grands acteurs régionaux du Moyen-Orient qui sont aussi ses voisins immédiats. L’Iran, la Turquie et la Syrie ont une influence substantielle sur l’économie du KRG mais aussi sur la démographie même du territoire kurde (mouvements de réfugiés, de combattants, de travailleurs, d’investisseurs). Ces acteurs régionaux interviennent également dans le champ du politique kurde, tentant de tirer les ficelles, en soutenant telle ou telle coalition, telle ou telle organisation. La question transfrontalière reste donc extrêmement prégnante dans ce processus politico-économico-spatial. L’avenir du Kurdistan dépendra aussi de sa frontière avec le reste de l’Irak qui suit pour l’instant la ligne verte (fig. 1). Le statut de Kirkouk et des gisements de pétrole, la forme du réseau urbain (Mossoul), et surtout le devenir de centaines de milliers de Kurdes constituent des enjeux humains qui méritent sans doute de nouvelles investigations scientifiques.


Pour citer ce billet : Cyril Roussel, « Le Kurdistan d’Irak : une entité en construction », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 14 février 2013. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/4811


Cyril Roussel

Cyril Roussel est géographe, membre de l’Ifpo depuis septembre 2010. Il travaille sur les mouvements migratoires au Moyen-Orient.

Page personnelle : http://www.ifporient.org/cyril-roussel

Tous les billets de Cyril Roussel


Justice, État et mobilisations sociales au Liban

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Affiche du séminaire du 15 janvier 2013

Affiche du séminaire du 15 janvier 2013

L’Ifpo a lancé en décembre 2012 un séminaire intitulé « Liban : quel État pour quels citoyens ? ». Rompant avec le discours redondant et stérile sur « l’exception libanaise » dans ses multiples versions (« îlot démocratique », « démocratie consensuelle », « État mercenaire », « État confessionnel », etc.), le parti pris scientifique de ce séminaire est de prendre au sérieux le phénomène étatique au Liban, en analysant de manière très empirique les mécanismes de production des politiques publiques, leurs modes de diffusion dans les différents secteurs de la société (armée, justice, éducation, santé, logement…) et, en retour, les mobilisations citoyennes qu’ils suscitent.

Nous publions ci-dessous la synthèse de la deuxième séance consacrée à la justice libanaise, qui s’est déroulée le 15 janvier 2013 à l’Institut français avec la participation de :

  • Jade Maalouf, juge des référés au Tribunal de Beyrouth ;
  • Nizar Saghieh, avocat au Barreau de Beyrouth, directeur du centre « Legal Agenda » ;
  • Samer Ghamroun, doctorant à l’Institut des sciences sociales du politique de l’École normale supérieure de Cachan, associé à l’Ifpo.

« Misère de la justice » : un secteur emblématique de la faiblesse de l’État ?

 L’arène judiciaire constitue pour les sciences sociales un observatoire privilégié des contradictions et des tensions qui se jouent à l’intérieur de la société libanaise, sans pour autant se réduire à l’état d’objet « prétexte » : si elle reflète les tendances de la société globale, les dynamiques et les conflits qui se développent en son sein sont porteurs d’enjeux spécifiques qu’il convient d’analyser pour eux-mêmes. Plus que toute autre institution, la justice apparaît comme le parent pauvre des politiques publiques : en 2009, le budget alloué au ministère de la Justice pour son fonctionnement représentait moins de 0,8 % du budget général de l’État, ce qui fait dire à Samer Ghamroun, qu’en ce début de xxie siècle, « la justice semble être le secteur où s’exprime le plus la faiblesse de l’État libanais » (S. Ghamroun). Ce constat de la « misère du secteur judiciaire » est confirmé par les acteurs du système qui déplorent la faiblesse des moyens matériels et financiers accordés par l’État libanais à la formation des futurs magistrats et notamment à l’Institut des études judiciaires (IEJ) qui est l’équivalent de l’École nationale de la magistrature (ENM) en France. Malgré quelques améliorations récentes, relevées par le juge Jade Maalouf (meilleure coordination des enseignements, introduction des méthodes d’évaluation qualitative des élèves magistrats,…), la formation initiale et permanente des juges libanais reste largement en deçà de ses homologues arabes (Tunisie et Égypte) ou européens (France, Espagne, Italie, etc.).

Blason officiel du Ministere de la justice du Liban

Blason officiel du Ministere de la justice du Liban

Toutefois, la misère de la justice libanaise ne relève pas uniquement d’un registre quantitatif mais également d’un problème de légitimité sociale, qui se traduit par une segmentation du système au profit des confessions (justice religieuse) et de l’armée (justice miliaire). En effet, la délégation de la gestion des affaires relatives au statut personnel aux tribunaux religieux (article 19 de la Constitution) fait que la justice civile libanaise est une « justice amputée » (S. Ghamroun), contribuant à son manque de crédibilité auprès des justiciables et des citoyens ordinaires. On aurait pu penser que cette délégation aux tribunaux religieux de certaines affaires familiales (mariage, divorce, héritage) représente une « chance » réelle pour la justice civile de s’autonomiser définitivement des logiques confessionnelles et d’acquérir ainsi le statut d’une institution irréprochable au service du bien commun. En somme, une amputation salvatrice qui permette à la justice civile de fonctionner comme un corps sain : « pourtant, les choses ne se passent pas comme ça au Liban, puisque le communautaire intervient même dans la justice civile » (S. Ghamroun). Sur ce plan, il existe un confessionnalisme larvé qui traverse l’arène judiciaire de manière permanente et, ce, à tous les niveaux de la hiérarchie :

« Tout se passe comme si certains juges appartenant à certaines confessions excellent dans certaines branches du droit plus que d’autres. Cette logique confessionnelle se traduit par une forme d’injustice sur les juges eux-mêmes et sur les justiciables » (J. Maalouf).

La question du confessionnalisme ne doit pas être simplement analysée en termes de dualité de l’ordre juridique (religieux/civil) mais aussi en termes d’immixtion permanente du « communautaire » dans l’arène civile, contribuant à un brouillage des frontières du droit.

Palais de Justice de Beyrouth (Photo S. Ghamroum, 2012)

Le palais de justice de Beyrouth (Photo S. Ghamroum, 2012)

On pourrait établir un constat similaire concernant l’influence de la justice militaire qui ne cesse d’empiéter sur le civil, puisque au Liban, les tribunaux militaires sont habilités à intervenir non seulement dans les affaires internes à l’armée mais aussi dans les dossiers impliquant communément des civils et des soldats et, au-delà, sur tout acte constitutif de « menace pour la sécurité de l’État » ou « d’incitation au conflit » (Rapport REMDH, 17). On comprend dès lors les risques d’abus et d’atteinte aux droits de la défense, les magistrats étant des officiers supérieurs (et non des professionnels de la justice) et les avocats civils soumis aux injonctions directes de l’armée, leurs marges manœuvre se trouvant de facto limitées.

Ces analyses soulignant l’immixtion du communautaire et du militaire dans l’arène judiciaire offrent l’image d’une justice libanaise « sous contrainte », expliquant sans doute la faiblesse des mobilisations professionnelles et la rareté des critiques internes.

Les magistrats : un corps inerte et amnésique ?

S’il est vrai que le statut de la fonction publique au Liban interdit aux fonctionnaires de faire grève et de se constituer en syndicat (article 15 du Code de la fonction publique), cette contrainte objective ne saurait expliquer à elle seule la faiblesse actuelle des mobilisations des magistrats. Toutefois, cela n’a pas toujours été le cas. Nizar Saghieh et Samir Ghamroun rappellent à juste titre que, contrairement à l’idée reçue selon laquelle les juges libanais formeraient un « corps inerte », leur histoire professionnelle a été marquée par d’importantes phases de protestation concernant des enjeux de statut mais aussi des motivations plus globales touchant à la démocratisation de la vie publique (S. Ghamroun, N. Saghieh, 2009). Il n’est pas lieu ici d’évoquer ce riche héritage protestataire. On peut mentionner cependant quelques grandes dates, nuançant le cliché d’un corps exclusivement animé par des motivations corporatistes et conservatrices : en 1969, des juges fondent une association, le Cercle des études judiciaires, qui se veut un espace d’échanges sur les questions de la professionnalisation et de l’indépendance des magistrats ; au début des années 1980, en pleine guerre civile, des magistrats regroupés en Comité exécutif lancent une pétition relative à la transformation de la magistrature en charge dotée d’une véritable autorité ; en 1982, plus de 300 magistrats se regroupent, tenant une assemblée plénière, portant des revendications d’ordre matériel mais aussi d’ordre statutaire, visant à renforcer leur indépendance à l’égard du pouvoir politique ; à la fin des années 1990, on assiste à des mobilisations assez fréquentes chez les juges, combinant revendications matérielles et mots d’ordre plus politique, dénonçant l’immixtion intempestive des politiques dans le champ judiciaire (S. Ghamroun, N. Saghieh, 2009 ; Rapport REMDH, 26-28). Bien sûr, ces mouvements ne se sont pas faits sans douleur, entrainant des menaces de sanction et de révocation, brandies par les autorités de tutelle.

Cependant, l’essoufflement des mouvements collectifs chez les magistrats libanais, dans les années 2010, ne saurait s’expliquer simplement par la répression « douce » exercée par le ministère de la Justice à l’égard des juges contestataires. Elle trouve aussi son origine dans ce qu’il convient de qualifier d’absence de mémoire collective des magistrats libanais :

« Au Liban, les juges forment un corps professionnel sans mémoire collective. Contrairement à des pays, comme l’Égypte ou la Tunisie, où les jugent parlent souvent de leurs combats passés, de leur résistance au régime autoritaire, on ne trouve absolument pas cette référence à une mémoire commune chez les juges libanais » (S. Ghamroun).

Ce constat pessimiste sur l’absence de mémoire collective chez les magistrats libanais ne doit-il pas être nuancé ? On peut émettre l’hypothèse que la mémoire collective des luttes professionnelles ne disparaît jamais totalement : elle connaît des phases de sommeil et des phases de réveil (les périodes d’émulation contestataire), où elle vient jouer alors le rôle de « réservoir imaginaire » pour les nouvelles mobilisations.

Au-delà des protestations visibles dans l’espace public, il est possible de repérer des stratégies d’acteurs à l’intérieur même de l’arène judiciaire qui contribuent, de manière discrète, non seulement à la réforme du système mais aussi au changement social.

La magistrature : une force tranquille, vectrice de changement social ?

En tant qu’acteur de la justice, le juge Jade Maalouf est représentatif d’une nouvelle génération de magistrats libanais qui n’est pas forcément activiste mais qui estime avoir une mission pour l’ensemble de la société :

« Être juge au Liban constitue certainement un défi. Être un bon juge offre aussi une satisfaction personnelle pour ceux qui osent s’aventurer non pas pour la sécurité de l’emploi ou le prestige mais pour être aussi dans l’avant-garde pour la démocratie, la liberté, le développement de notre société » (J. Maalouf).

Cependant, cet état d’esprit est loin d’être partagé par tous les magistrats. Nizar Sahieh, qui possède une fine connaissance des professions judicaires par sa pratique professionnelle et ses travaux scientifiques, distingue ainsi trois figures dominantes de juges dans le Liban des années 2000.

La première catégorie regroupe les magistrats du pouvoir

« …qui baignent dans la complaisance et s’identifient totalement au pouvoir exécutif : ils occupent souvent les postes de la hiérarchie. On les trouve au Conseil d’État, à la Cour des comptes mais aussi au Ministère public et même parmi les juges judicaires. Généralement, ils acceptent les pratiques les plus aberrantes du pouvoir, justifiant qu’on ne peut pas faire autrement. Ils recourent fréquemment à la notion de “raison d’État” ou à celle des “actes du gouvernement” qui permet aux juges de ne pas se prononcer sur un problème juridique. Ils développent aussi des pratiques comme la mise en sommeil des procès pour avoir à ne pas se prononcer sur des affaires risquées pour le pouvoir exécutif ». (N. Saghieh).

La seconde catégorie de juges renvoie au modèle de neutralité valorisé par le discours officiel, notamment au sein de l’Institut des études judiciaires :

« Ils sont attachés au respect à la lettre de la loi, et au devoir de réserve. Ils incarnent en quelque sorte une certaine neutralité. Mais cela ne veut pas dire qu’ils n’affrontent jamais le pouvoir exécutif. Un juge très “orthodoxe”, un juge très attaché au devoir de réserve, peut dans certains contextes affronter le pouvoir, tout simplement en appliquant la loi à la lettre comme, par exemple, sur le dossier de la détention arbitraire des réfugiés irakiens au Liban où le juge n’a pas hésité à prendre une décision contraire à celle souhaitée par le pouvoir exécutif » (N. Saghieh).

Enfin, la dernière catégorie, ultra-minoritaire dans la magistrature libanaise – contrairement au phénomène des « juges rouges » en France initiateurs du Syndicat de la Magistrature (SM) (M. Robert, 1976) –, rassemble

« Les juges qui poussent le plus loin l’interprétation de la loi pour la rendre conforme aux textes et aux conventions internationales. Ces juges ont développé un mécanisme très intéressant que l’on peut qualifier de “principe de proportionnalité” qui consiste à peser des droits et des intérêts, de donner la priorité au droit le plus important, lui accordant une marge de manœuvre conséquente » (N. Saghieh).

Sur nombre de dossiers sensibles, comme celui des marginaux, des minorités sexuelles, des domestiques étrangers, des réfugiés, ou des toxicomanes, les juges entraineurs ont obtenu des victoires considérables, prouvant que l’arène judiciaire ouvre un champ des possibles, là où les politiques libanais font souvent preuve de conservatisme et d’immobilisme. À certains égards, la justice libanaise joue aujourd’hui le rôle de « parlement de substitution », permettant des avancées réelles du droit.

Conclusion

Tout en prétendant rompre avec le sens commun, les chercheurs qui travaillent sur le « terrain libanais » ont parfois tendance à reproduire et à légitimer les catégories produites par les acteurs sociaux, quitte à les remodeler et à leur donner un vernis scientifique (confessionnalisme, communautarisme, clientélisme, patriarcat). À l’opposé, comme le déplorent Samer Ghamroun et Nizar Saghieh, ils négligent des objets moins visibles sur le plan médiatique. De ce point de vue, l’arène judiciaire est une bonne illustration de la myopie des chercheurs spécialistes du Liban : malgré un conservatisme apparent qui laisserait à penser que « rien en son sein ne bouge », ses acteurs (magistrats, avocats, associations de justiciables) sont porteurs de dynamiques de changement social qui n’ont rien à envier à l’immobilisme et au consensualisme des acteurs du champ politique, pourtant objet de toute l’attention des recherches en sciences sociales sur le pays du Cèdre.

Références

  • Ghamroun Samer, « “Ce que font les avocats, ça ne vous regarde pas”. Enquêter sur la justice au Liban : de quel droit », Les Carnets de l’Ifpo, 16 août 2011. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/2583
  • Ghamroun Samer, Saghieh Nizar, « Les juges face à quel pouvoir ? Les mobilisations des magistrats libanais 1968-2005 », in Saghieh Nizar (dir.), Les mouvements collectifs de juges dans le monde arabe, Beyrouth, Éditions Sader, 2009 (en arabe).
  • Mansour W. Mansour, Daoud Carlos Y., Liban : l’indépendance et l’impartialité du système judiciaire, Rapport REMDH [Réseau euro-méditerranéen des droits de l’Homme], 2010. [En ligne] http://www.euromedrights.org/files/EMHRN%20Publications/Justice_report_FR_Liban_pour_web_655047619.pdf
  • Robert Marc, On les appelle les juges rouges, Paris, Tema-éditions, 1976.
  • Saghieh Nizar, « Lecture critique du discours de la réforme judiciaire dans l’après-Taëf », Lebanese Center for Policy Studies, 2008.
  • Takkiedine Sleiman, « L’image de la justice au Liban : Fait et droit », in « La justice libanaise – l’édification du pouvoir et le développement des institutions », Lebanese Center for Policy Studies, 1999.
  • Consulter les publications du Centre Legal Agenda : http://www.legal-agenda.com/publications.php?folder=publications&lang=en

Pour citer ce billet : Vincent Geisser, « Justice, État et mobilisations sociales au Liban », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 19 février 2013. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/4834


Vincent Geisser est chercheur CNRS à l’Ifpo de Beyrouth depuis le 1er septembre 2011. Il anime un programme de recherche sur « Femmes et Pouvoir au Liban » et coordonne le séminaire général du Département des études contemporaines : « Liban, quel État pour quels citoyens ? ». Parmi ses dernières publications, l’ouvrage Renaissances arabes. Sept questions sur des révolutions en marche, paru aux éditions de l’Atelier en 2011 (avec Michaël Béchir-Ayari) et Dictateurs en sursis. La revanche des peuples arabes, éditions de l’Atelier, 2009 (avec Moncef Marzouki).

Page web : http://www.ifporient.org/vincent-geisser

Tous les billets de Vincent Geisser


Liban : « misère » de l’école publique

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Le Département des études contemporaines de l’Ifpo a lancé en décembre 2012 un séminaire intitulé « Liban : quel État pour quels citoyens ? ». Rompant avec le discours redondant et stérile sur « l’exception libanaise » dans ses multiples versions (« îlot démocratique », « démocratie consensuelle », « État mercenaire », « État confessionnel », etc.), le parti pris scientifique de ce séminaire est de prendre au sérieux le phénomène étatique au Liban, en analysant de manière empirique les mécanismes de production des politiques publiques, leurs modes de diffusion dans les différents secteurs de la société (armée, justice, éducation, santé, logement….) et, en retour, les mobilisations citoyennes qu’ils suscitent.
© Photo Teach For Lebanon

© Photo Teach For Lebanon

Après une première séance sur l’armée libanaise (L’Armée libanaise, symbole d’une nation réconciliée ?, mardi 5 décembre 2012), suivie d’une seconde sur la justice (Justice, État et mobilisations sociales au Liban, mardi 15 janvier 2013), nous publions ci-dessous la synthèse de la troisième séance consacrée à la politique scolaire au Liban qui s’est déroulée le 19 février 2013 à l’Institut français. Son objectif était d’interroger l’état du système scolaire libanais, les débats et les préoccupations du public autour de la question de l’école, la relation entre école et société, le rôle du ministère de l’Éducation dans la définition d’une politique éducative. Dans ce cadre, trois intervenants ont été sollicités : Adnan El Amine, professeur de sciences de l’éducation à l’Université américaine de Beyrouth (AUB), fondateur de la Lebanese Association for Educational Studies ; Mazen El-Khatib, ancien doyen de la Faculté de pédagogie, conseiller auprès du ministre de l’Éducation ; et Walid Daou, enseignant du primaire et militant syndical.

La liberté scolaire contre l’égalité ?

Pour un pays comme le Liban, que l’on a coutume de présenter dans la doxa internationale comme l’un des États « les plus éduqués du monde arabe » (image que les acteurs locaux aiment également donner à voir à leurs interlocuteurs étrangers), le système scolaire est censé jouer un rôle majeur, notamment dans la formation des cadres supérieurs du secteur tertiaire, des élites économiques et des dirigeants des différentes institutions publiques (armée, justice, éducation, etc.). De ce fait, on aurait pu penser que les moyens humains, financiers et matériels alloués à l’École par les pouvoirs publics soient à la hauteur de cette ambition nationale. Pourtant, en 2012, l’éducation ne représente que 6,2 % du budget de l’État libanais et près de 90 % des dépenses du ministère de l’Éducation sont consacrées au paiement des salaires.

© Photo Teach For Lebanon

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L’une des explications de cette faiblesse des ressources publiques tient probablement à la mission sociale confiée à l’École et aux principes qui sous-tendent « l’idéologie scolaire » au Liban. En retraçant l’histoire du système scolaire libanais depuis l’époque ottomane jusqu’à l’indépendance de 1943, en passant par la période charnière du mandat français, l’on peut relever une constante : la liberté scolaire (liberté du choix de l’école par les parents et de création des établissements) prime sur toutes les autres valeurs, et notamment sur le principe d’égalité qui apparaît mineur. Ainsi, au Liban, force est de constater que l’enseignement a toujours été l’affaire des communautés religieuses (Frayha, 2003). L’article 10 de la Constitution, auquel nombre de Libanais restent toujours attachés, est d’ailleurs explicite à ce sujet :

« L’enseignement est libre en tant qu’il n’est pas contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs et qu’il ne touche pas à la dignité des confessions. Il ne sera porté aucune atteinte au droit des communautés d’avoir leurs écoles, sous réserve des prescriptions générales sur l’instruction publique édictées par l’État » (Constitution du Liban).

Cette reconnaissance constitutionnelle du rôle social des établissements scolaires à caractère communautaire a favorisé inévitablement une « polarisation confessionnelle » de l’enseignement.

Ce n’est qu’après l’indépendance que le Liban a connu un véritable développement du nombre d’écoles officielles. Le système scolaire se répartit alors entre trois types d’écoles dont le niveau et la qualité d’instruction est extrêmement variable selon les régions, les quartiers et les établissements : publiques gratuites, privées gratuites et privées payantes. Après la guerre civile, la progression du secteur privé, en particulier confessionnel musulman (sunnite et surtout chiite), s’est poursuivie inexorablement (Le Thomas, 2012).

L’enseignement public libanais : un déclin irréversible ?

Le terme « déclin » pourrait apparaître un peu trop catastrophiste pour décrire l’état actuel du système scolaire public libanais. Toutefois, les chiffres parlent d’eux-mêmes. Depuis le début des années 2000, comme l’a mis en évidence Adnan El Amine, le pays a connu un phénomène de recul de la scolarisation dans l’enseignement public. La proportion des élèves scolarisés dans le système public se réduit d’année en année (de 39 % en 2000-2001, il passe à 29,5 % en 2010-2011). Si le taux d’encadrement reste apparemment plus élevé dans le public que dans le privé, il s’effondre dans les régions les plus reculées et les plus pauvres du pays.

© Adnan El Amin, « Déclin de l’enseignement public au Liban », séminaire Ifpo, 19/02/2013.

© Adnan El Amine, « Déclin de l’enseignement public au Liban », séminaire Ifpo, 19/02/2013.

Comme le montre l’étude d’Adnan El Amine, cette baisse des effectifs dans le public se manifeste à tous les niveaux (primaire, intermédiaire et secondaire) et dans toutes les régions. Elle reste beaucoup plus marquée à Beyrouth et au Mont Liban que dans les autres régions (Nord, Sud, Nabatiyeh). Les résultats du TIMSS (test international de niveau en science) montrent également que les élèves du secteur public obtiennent des résultats significativement moins bons que les élèves du secteur privé.

© Adnan El Amin, « Déclin de l’enseignement public au Liban », séminaire Ifpo, 19/02/2013.

© Adnan El Amine, « Déclin de l’enseignement public au Liban », séminaire Ifpo, 19/02/2013.

À ces données quantitatives s’ajoute le constat empirique de la déficience de la formation pédagogique des enseignants assurée par l’université, fondée principalement sur la mémorisation (l’apprentissage par cœur des cours). Le témoignage de Walid Daou (enseignant et syndicaliste) met ainsi en évidence l’absence d’observation participante et de pratique dans la formation initiale des futurs enseignants libanais, situation aggravée par le niveau très faible des enseignants en langues étrangères dans le secteur public, alors que l’anglais et le français constituent les deux langues d’instruction dans lesquelles se font les examens officiels au Liban. De plus, une analyse de contenu des manuels scolaires montre leur faiblesse didactique dans toutes les matières (particulièrement pour l’apprentissage des langues) et l’absence d’unification des programmes : les livres scolaires donnent des points de vue hétérogènes, voire opposés, en ce qui concerne l’enseignement de l’histoire et des religions, et restent bâtis implicitement en fonction d’une norme masculine, destinés davantage aux garçons qu’aux filles (Charaffedine, 2008).

La politique du ministère : une privatisation larvée du système scolaire ?

© Photo Teach For Lebanon

© Photo Teach For Lebanon

Malgré les nombreux textes de lois et décrets votés ces dernières années dans le domaine de l’enseignement, la politique du ministère libanais de l’Éducation relève plus de l’incohérence globale que d’un véritable souci de jeter les bases d’une politique publique efficace. Sur le plan de l’éducation publique, on observe une absence totale de volontarisme étatique et une tendance au « laisser-faire ». À titre d’illustration, Mazen El Khatib cite l’exemple de la restructuration récente de la direction générale du ministère qui a débouché sur une « impasse ». L’application de certains décrets reste bloquée dans l’attente des décisions du Conseil de la Fonction publique de publier les postes à pourvoir. Concernant la question des salaires et des statuts, la grille de classification des enseignants, qui détermine le niveau des salaires, est très inégalitaire, ne prenant en compte ni le niveau de diplôme exigé, ni les missions réelles. Pour toutes ces raisons, le secteur public d’éducation reste très peu attractif pour les jeunes diplômés libanais qui auraient tendance à le fuir vers d’autres secteurs professionnels plus valorisants pour leur statut social.

Selon Adnan El Amine, ces différentes mesures législatives, loin de réformer le système scolaire libanais, ont davantage contribué à accélérer la dégradation rapide de l’enseignement public. Elles ont encouragé une « politique de déprofessionnalisation » et de « pompage de contractuels ». En effet, plusieurs lois concernant le recrutement des enseignants du public ont entraîné une inflation du nombre de contractuels malgré un nombre décroissant d’élèves : certaines de ces lois dispensent même les candidats de passer les concours, ou de formation pédagogique, d’autres permettent de se présenter au concours sans être titulaire d’une licence. Une autre réserve le concours aux seuls contractuels. En conséquence, le ratio élèves/enseignants diminue, et la qualité globale de l’école publique se dégrade de jour en jour. Plus grave encore, les parents ont progressivement perdu confiance dans le secteur public d’éducation, se tournant de plus en plus vers le secteur privé, y compris parmi les familles modestes qui font des sacrifices financiers pour scolariser leurs enfants.

En tant que militant syndical et enseignant du public, Walid Daou déplore une politique de privatisation larvée qui vise à affaiblir le secteur public et à clientéliser les institutions éducatives. La conséquence d’une telle politique clientéliste et électoraliste est de multiplier les emplois précaires, en soumettant les enseignants contractuels à des conditions de travail drastiques et en marginalisant toujours plus les titulaires.

***

Le cercle vicieux dans lequel sont enfermés enseignants et familles tend à faire du clientélisme la seule ressource disponible pour surmonter les problèmes et imposer progressivement une conception du système public d’éducation réduite à une relation de service et à la défense d’intérêts catégoriels. Si la liberté de parole des intervenants du séminaire a prouvé l’existence d’une capacité de résistance face à la politique de démantèlement de l’école publique, l’impression générale était plutôt celle d’une grande impuissance face à une situation de crise scolaire particulièrement dramatique.

Références

  • Bourdieu Pierre (dir.) 1993, La misère du monde, Paris, éditions du Seuil.
  • El Amine Adnan, 2007, « Status of Lebanese Teachers in the Light of International Recommendation of 1966 », Workshop to Introduce International Recommendation on the Status of Teachers, Lebanese National Commission for UNESCO, p. 29-89 (en langue arabe).
  • Charafeddine Fahima, 2008, La discrimination à l’égard des femmes dans les manuels scolaires de niveau intermédiaire, compte tenu de l’approche fondée sur l’égalité des sexes, Rapport d’expertise (en langue arabe).
  • Frayha Nemer, 2003 « Éducation et cohésion sociale au Liban ». Dossier : « Évolution du curriculum : perspective globale », Perspectives, Revue trimestrielle d’éducation comparée no 125, vol. 33/1. [En ligne] http://www.ibe.unesco.org/fileadmin/user_upload/archive/publications/Prospects/ProspectsPdf/125f/125-f.pdf
  • Khalil, Muhammad, 1962, The Arab states and the Arab league: A documentary record, constitutional developments, Beirut, Khayats.
  • Le Thomas Catherine, 2012, Les écoles chiites au Liban. Construction communautaire et mobilisation politique, Paris-Beyrouth, Karthala-Ifpo.
  • Publications de la Lebanese Association For Educational Studies fondée par Adnan El Amine : http://www.laes.org/

Pour citer ce billet : Maissam Nimer, «  Liban : “misère” de l’école publique », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 5 mars 2013. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/4871


Maissam-Nimer

Maissam Nimer a rejoint le laboratoire « Printemps » à l’Université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines en novembre 2011, où elle prépare une thèse sous la direction d’Élisabeth Longuenesse et d’Agnès Pelage. Employée à l’Université Haigazian dans le cadre d’un programme de promotion de jeunes de milieu défavorisés, financé par USAID, visant à leur permettre d’accéder à l’enseignement supérieur, pour contribuer au développement de leur communauté et de leur pays, elle avait auparavant travaillé pour une ONG, Teach for Lebanon, qui en amont, travaillait à encourager des jeunes de milieux populaires à s’investir dans les études. C’est à la suite de ces expériences, qu’elle a souhaité inscrire une thèse en sociologie pour comprendre précisément les mécanismes de sélection sociale et culturelle expliquant l’inégalité d’accès à l’enseignement supérieur.

Billets écrits pour les Carnets de l’Ifpo


Maissam Nimer

J'ai rejoint le laboratoire Printemps à l’Université Versailles Saint Quentin en Yvelines en Novembre 2011, où je prépare une thèse sous la direction d’Elisabeth Longuenesse et d’Agnès Pelage. Employée dans le cadre d’un programme de promotion de jeunes de milieu défavorisés, financé par USAID, visant à leur permettre d’accéder à l’enseignement supérieur, pour contribuer au développement de leur communauté et de leur pays, j'avais auparavant travaillé pour une ONG, Teach for Lebanon, qui en amont, travaillait à encourager des jeunes de milieux populaires à s’investir dans les études. C’est à la suite de ces expériences, que j'ai souhaité inscrire une thèse en sociologie pour comprendre précisément les mécanismes de sélection sociale et culturelle expliquant l’inégalité d’accès à l’enseignement supérieur.

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La Palestine en réseaux : expatriations, migrations et enjeux patrimoniaux

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Famille palestinienne de Ramallah, 1900-1910

L’Institut français du Proche-Orient (Ifpo) et l’Université de Bir-Zeit (Territoires palestiniens) organisaient le 18 mars 2013 au Centre culturel français de Ramallah la troisième édition du séminaire « La Palestine en réseaux : du concept à l’étude de cas ». Ayant désormais atteint sa vitesse de croisière, cette nouvelle séance du séminaire a porté sur les questions migratoires et les enjeux patrimoniaux, donnant lieu à des discussions animées autour de trois communications : Les réseaux transnationaux : un concept utile pour l’étude des internationaux résidant dans les Territoires palestiniens ? (Clio Chaveneau, doctorante à l’Université de Paris 5) ; la mobilité de la population palestinienne des territoires occupés (Majdi al-Malki, professeur à l’Université de Bir-Zeit) ; et les enjeux patrimoniaux autour des pressoirs à huile d’olive (Maissoun Sharkawi, doctorante à l’Université de Nantes).

Le désir d’émigrer : le dépassement d’un tabou

Les mouvements de populations en Palestine ont souvent été abordés sous l’angle des réfugiés et des déplacements forcés en raison des circonstances sociohistoriques particulières : la colonisation israélienne. En revanche, peu d’études ont été consacrées à la question migratoire, comme si les Palestiniens n’émigraient pas vers l’étranger. Il est vrai que la problématique migratoire en Palestine revêt une « dimension de nature existentielle » (Majdi al-Malki) du fait de la situation politique. Toutefois, l’émigration palestinienne constitue un phénomène ancien qui remonte bien avant la Nakba (« la catastrophe » faisant référence à l’exode massif des Palestiniens après la défaite arabe de 1948). Comme le relève l’auteur, dès le XIXe siècle, la Palestine ottomane a connu des vagues migratoires vers les pays d’Amérique Latine (Brésil, Colombie, Chili, Venezuela, etc.) : il s’agissait principalement d’une émigration individuelle, plus rarement familiale, touchant les couches défavorisées et les classes moyennes de la région Centre (Ramallah, Bethléem et Jérusalem). Après 1967, l’émigration palestinienne s’est largement diversifiée, ne se limitant plus exclusivement à l’Amérique Latine : elle s’est étendue également à l’Amérique du Nord (Canada et États-Unis), à la Jordanie, aux États arabes limitrophes et surtout aux pays du Golfe persique. Concernant ces dernières destinations, l’on peut parler d’une émigration temporaire, dans la mesure où elle est fortement conditionnée par l’obtention d’un contrat de travail, au terme duquel les émigrés palestiniens accomplissent leur retour après avoir amassé un pécule.

© Matson (G. Eric and Edith) Photograph Collection
Library of Congress online catalog
http://www.loc.gov/pictures/item/mpc2010002111/PP/

Si l’émigration en Palestine a souvent été perçue comme une « saignée à blanc », venant s’ajouter au problème dramatique des réfugiés, elle a aussi constitué un facteur de développement national, grâce aux transferts d’argent et aux investissements opérés par les émigrés palestiniens dans leur localité d’origine : « l’émigration a accéléré le développement de certaines régions comme celles de Ramallah, constituant une source alternative temporaire de relance de l’économie nationale pendant les années difficiles de l’occupation » (Majdi al-Malki). Aujourd’hui, le phénomène migratoire est loin d’être tari. Une enquête quantitative réalisée en 2010 par le Bureau central des statistiques (PCBS), organisme lié à l’Autorité palestinienne, permet d’avoir un tableau plus précis du phénomène migratoire en Palestine et des motivations des candidats au départ. Il s’agit toujours d’une émigration temporaire liée aux études ou à un contrat de travail, plus rarement d’une émigration familiale. La plupart des émigrés palestiniens se dirigent vers les pays arabes (52 %), notamment vers la Jordanie (23,5 %) et vers les pays du Golfe (20,4 %). Enfin, il s’agit d’une émigration majoritairement éduquée (plus de 50 % des émigrés palestiniens ont un niveau d’études égal ou supérieur à Bac + 4). Mais le résultat le plus surprenant peut-être de l’enquête du PCBS concerne le « désir d’émigrer » : si celui-ci est élevé chez les jeunes (30 % chez les 15-29 ans), il atteint cependant des proportions moindres que dans les autres pays arabes non producteurs de pétrole, comme si le poids de l’occupation israélienne et l’enjeu nationaliste (« partir, c’est trahir !») constituaient un frein à l’émigration. Néanmoins, dans les nouvelles générations palestiniennes, le désir d’émigrer ne représente plus une question taboue dans les discussions quotidiennes, en dépit d’un attachement patriotique à la terre de Palestine.

S’expatrier en Palestine : rêve militant et/ou projet professionnel ?

© Centre d’information touristique de Ramallah. Photo Clio Chaveneau, 2013.

© Centre d’information touristique de Ramallah. Photo Clio Chaveneau, 2013.

Si la Palestine est un pays d’émigration, elle est aussi une terre d’expatriation pour de nombreux étrangers, désireux d’accomplir leur Palestinian dream. Dans cette perspective novatrice, Clio Chaveneau conduit une recherche originale sur les réseaux d’expatriés dans les territoires palestiniens, en essayant de comprendre leurs motivations, leurs styles de vie in situ et leurs sociabilités internes, ainsi que leurs relations avec les acteurs locaux (Palestiniens des territoires). A priori, cette expatriation répondrait à des motivations d’ordre politique, voire militant (le soutien à la « cause palestinienne »). Pourtant, les premiers repérages de l’enquête tendraient à prouver que les motivations sont plus complexes, renvoyant à des registres multiples qui ne se cantonnent pas aux réseaux du militantisme pro-palestinien. La volonté d’échapper à la crise de l’emploi en Europe ou en Amérique du Nord et de se construire un statut social valorisant (difficile à obtenir dans le pays d’origine) est une raison parmi d’autres de l’expatriation en Palestine.

© Café de Ramallah fréquenté entre autres par une clientèle d’expatriés occidentaux.  Photo Clio Chaveneau, 2013.

© Café de Ramallah fréquenté entre autres par une clientèle d’expatriés occidentaux.
Photo Clio Chaveneau, 2013.

Toutefois, les formes de conscientisation à « la cause » évoluent au cours du séjour : un expatrié professionnel confronté à la « dure réalité » de l’occupation israélienne peut très bien devenir un militant pro-palestinien, sinon un sympathisant, et vice-versa : un militant pro-palestinien, expatrié pour des raisons principalement politiques et idéologiques, est susceptible de faire évoluer son projet vers des objectifs professionnels et économiques. En somme, les expatriés occidentaux de Palestine constituent une communauté hétérogène, dont il s’agira de mettre en évidence l’existence ou non de réseaux de sociabilité à travers leurs pratiques professionnelles, associatives et politiques dans le cadre de leur séjour. Pour ce faire, Clio Chaveneau se propose d’expérimenter la notion de « transnationalisme » qui a fait l’objet d’un débat contradictoire au cours du séminaire : les internationaux expatriés en Palestine constituent-ils véritablement des acteurs tansnationaux ? N’y-a-t-il pas un risque à verser dans une notion fourre-tout qui répondrait davantage à des considérations normatives qu’à la rigueur sociologique ? Dans quelle mesure les expatriés occidentaux en Palestine peuvent-ils être porteurs d’un « transnationalisme » aux contours encore flous et incertains ? La discussion reste ouverte.

« Sous le pressoir » : enjeux culturels et politiques autour du patrimoine palestinien

© Vestiges d’un pressoir du village de Jibya déplacés par l’armée israélienne en 1998. Photo : Maissoun Sharkawi, 2012.

En Palestine, tout est politique, même les pressoirs à huile d’olive. Choisissant de s’inscrire délibérément dans une approche pluridisciplinaire (historique, ethnologique et architecturale), Maissoun Sharkawi s’interroge sur la signification de l’héritage patrimonial et de sa transmission aux générations futures. En apparence, les pressoirs à huile d’olive constituent les vestiges d’une « Palestine disparue » digne des affiches orientalistes, sources de curiosité touristique et exotique. En réalité, ils sont bien plus que cela : ils renvoient à des enjeux mémoriels, où l’occupant et l’occupé se disputent la paternité des objets. Ainsi, un pressoir à huile d’un village palestinien est susceptible d’être exposé dans un musée de Jérusalem Ouest (partie juive de la ville) ou de Tel-Aviv et d’être présenté au public comme un héritage du patrimoine israélien. La symbolique autour de la culture de l’olive est si présente dans la conscience collective qu’elle donne lieu inévitablement à des formes de réappropriation abusive et conflictuelle : le pressoir à huile d’olive fait l’objet d’un processus d’« israélisation», venant attester de l’ancienneté de la colonisation juive et de ses droits prétendument « légitimes » sur la terre de Palestine.

Face à ces tentatives de réappropriation patrimoniale de la part du dominant, les autorités palestiniennes ont développé une forme de résistance identitaire qui, toutefois, semble davantage relever d’une stratégie de folklorisation que de patrimonalisation. Dans son analyse sociologique, Maissoun Sharkawi paraît ainsi déplorer l’absence de véritable « politique du patrimoine » en Palestine qui, jusqu’à présent, se cantonne au registre folklorique : la gestion du patrimoine culturel par les autorités palestiniennes « nous oriente plutôt vers des composantes folkloriques comme, par exemple, les journées du patrimoine qui ont lieu chaque année dans la vielle ville de Birzeit, au cours desquelles sont organisés des défilés de robes brodées, des spectacles de dabkeh, et où l’on prépare du musakhn (plat traditionnel palestinien) ».

 A travers ces trois sujets que représentent l’émigration vers l’étranger, la présence des expatriés dans les territoires et les enjeux liés au patrimoine culturel, on comprend dès lors que l’analyse des phénomènes sociaux en Palestine ne peut faire fi du contexte d’occupation et de la charge nationaliste qui en découle. Le chercheur se trouve ainsi contraint d’osciller en permanence entre la tentation de « normaliser » son objet sociologique (la Palestine est un terrain comme un autre) et celle de le « particulariser » eu égard la situation de domination coloniale vécue quotidiennement par les acteurs sociaux.


Pour citer ce billet : Vincent Geisser, « La Palestine en réseaux : expatriations, migrations et enjeux patrimoniaux », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 4 avril  2013. [En ligne]
http://ifpo.hypotheses.org/5016


Vincent Geisser est chercheur CNRS à l’Ifpo de Beyrouth depuis le 1er septembre 2011. Il anime un programme de recherche sur « Femmes et Pouvoir au Liban » et coordonne le séminaire général du Département des études contemporaines : « Liban, quel État pour quels citoyens ? ». Parmi ses dernières publications, l’ouvrage Renaissances arabes. Sept questions sur des révolutions en marche, paru aux éditions de l’Atelier en 2011 (avec Michaël Béchir-Ayari) et Dictateurs en sursis. La revanche des peuples arabes, éditions de l’Atelier, 2009 (avec Moncef Marzouki).

Page web : http://www.ifporient.org/vincent-geisser

Tous les billets de Vincent Geisser

Les ruptures dans le champ religieux

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Affiche  de la journée d’études Les ruptures dans le champ religieux

Affiche de la journée d’études Les ruptures dans le champ religieux

Dans le cadre du programme de l’ANR « Ruptures. Événements radicaux et reconfigurations de l’existence » (CEIAS-EHESS), l’Ifpo a accueilli une journée d’étude organisée par Fabienne Martin, Alexandre Soucaille et Jean-Baptiste Pesquet le 30 avril 2013 sur le thème des ruptures liées au religieux. L’objectif de cette journée est de réfléchir aux expériences de transformation radicale de l’existence, des rapports à soi et au monde, qui s’opèrent dans le champ du religieux – qu’il s’agisse d’expériences individuelles ou d’expériences collectives. Les événements radicaux modifient profondément la vie des personnes. Il s’agit de prendre les champs religieux et politique au Moyen-Orient comme espace possible de transformations radicales. Les ruptures s’opèrent soit à un niveau systémique et historique soit à un niveau davantage individualiste et anthropologique. La journée d’étude croise également des travaux originaux issus du contexte libanais avec des ethnographies sur la société indienne.

Ruptures dans le contexte de la guerre civile libanaise

Ali Abou Toq, ancien responsable de la Brigade étudiante du Fatah, décédé lors de combats au camps de Chatila le premier février 1987

Ali Abou Toq, ancien responsable de la Brigade étudiante du Fatah, décédé lors de combats au camps de Chatila le premier février 1987

Les recherches de Nicolas Dot-Pouillard s’intéressent notamment aux mobilisations transnationales autour de la question palestinienne. Il présente ici la conversion du maoïsme à l’islamisme des militants de la Brigade étudiante du Fatah (1972-1982). Cette conversion s’opère suite à l’invasion soviétique de l’Afghanistan et la révolution iranienne en 1979. On observe une transition graduelle des références idéologiques maoïstes vers l’islamisme au travers des références idéologiques du journal de la Brigade, Al-Wahda. Cependant, malgré cette rupture idéologique, on retrouve de manière explicite dans la révolution iranienne la mystique du peuple en lutte et le messianisme populaire. L’utilisation militaire des tunnels est reprise dans le Liban-Sud. Les militants marxistes sont invités à tirer les conséquences de la révolution iranienne et à « rentrer dans l’islam comme on rentre dans une usine ». Il ne s’agit plus de chercher à « dévoiler » les rapports de productions cachés par le religieux mais davantage à « draper » des thèmes tiers-mondistes de références islamistes. Dans une volonté de rapprochement des militants avec les masses populaires, la prière s’immisce alors dans les pratiques de la Brigade occasionnant des divisions. C’est finalement le retrait du l’OLP en 1982 qui produit l’éclatement du mouvement. Certains participent à la formation de la mouvance islamiste du Fatah « Saraya al-Jihad al-islami », d’autres intègrent le Hezbollah, d’autre rejoignent le mouvement sunnite tripolitain « Harakat el Tawhid al-Islami » ou quittent définitivement la vie militante.

série de portraits d'anciens dirigeants de la Brigade étudiante du Fatah. Au centre, Masira Abou Hamdya, décédé dans une prison israélienne le 2 avril 2013

Série de portraits d’anciens dirigeants de la Brigade étudiante du Fatah. Au centre, Masira Abou Hamdya, décédé dans une prison israélienne le 2 avril 2013

Sur cette même période historique, les recherches doctorales de Chloé Rabanes présente la triple rupture vécue par environ 250 femmes combattantes au sein des Forces Libanaises dans le contexte de la guerre civile. Une première rupture s’effectue à l’égard du patriarcat par l’appropriation d’une corporalité masculine (vêtements) et par une formation militaire partiellement partagée avec les hommes. Les femmes se défont de leurs bijoux et leur maquillage tout en préservant l’épilation et le soin des cheveux comme attributs féminins. Elles accèdent au front en août 1975 au prix de négociations, de transgressions (utilisation des armes lourdes) voire d’actes de désobéissance. L’appropriation par ces femmes de la violence physique, longtemps tabou et impensée, marque une seconde rupture, symbolique cette fois. Celle qui perd son sang (menstruations) inverse le rapport des sexes en faisant couler le sang du dominant. Au lieu de donner naissance, elles donnent la mort, ce qui se traduit par des rumeurs les présentant comme des « furies » assoiffées de sexe et de sang. En 1980, elles opèrent une troisième rupture qui marque leur retrait du terrain. La « Furie » cherche ainsi à (re) devenir « Vierge » pour donner un sens « acceptable » à la transgression de genre opéré dans un contexte de violence. Ceci s’illustre par des pratiques telles que la lecture régulière des évangiles, l’organisation de messes sur le front, la dévotion mariale et la concentration sur des tâches domestiques.

Rupture dans le contexte colonial en Inde

L’histoire de la société indienne est marquée par le colonialisme britannique et ses liens étroits avec les missions protestantes. Les lépreux et les tribus criminelles sont des individus en rupture par rapport à leurs castes. Les missions chrétiennes vont tourner leur attention sur ces exclus pour les évangéliser, soit par les soins prodigués, soit par le travail en camp de réhabilitation.

Alexandre Soucaille étudie les tribus criminelles caractérisées par une hérédité des fonctions et une endogamie stricte dont la police coloniale ont fait des « nés criminels ». En 1871, James F. Stephens, juriste britannique produit une loi (abolie en 1952) sur le statut de citoyen en Inde qui implique l’enfermement systématique de ces populations, leur contrôle et leur sédentarisation. En 1908, l’Armée du Salut se voit confier le premier camp de tribus criminelles dans l’État actuel de l’Uttar Pradesh. Après cinq ans d’expérience, l’Armée du Salut formalise sa démarche dans son manifeste de Criminocurologie dans le sillage de la tradition du XIXe siècle. Ici la cure n’est pas une guérison mais la mise en place d’un dispositif spatial pour suspendre les effets d’une maladie souvent perçue comme incurable. Le vocabulaire médical donne un caractère scientifique porteur d’efficacité de même que la prière et le travail sont au centre des efforts. Il s’agit finalement de créer des espèces qui ne peuvent exister qu’au sein du camp. Le témoignage de Hayat Massih, un criminel de naissance qui a survécu à une tentative d’assassinat, présente un exemple de rupture individuelle. Il estime « devoir » sa survie à un geste de Jésus-Christ. Il tient les raisons de sa survie à distance, seul le fait compte. Sa relation directe amène Hayat à se définir comme un vrai chrétien. Il est alors dans un espace guidé, ni par des attitudes morales, ni par un rapport pragmatique du divin intensifié, mais par un lien d’intimité proche de la dévotion et du mysticisme.

Fabienne Martin conduit une recherche sur les groupes de lépreux du Nord de l’Inde et plus particulièrement sur ceux pris en charge par la société wesleyenne des missionnaires méthodistes qui a administré l’hôpital Victoria à Jodhpur (Rajasthan) jusqu’à la fin des années 1990. Le groupe est composé d’individus en rupture exclus de leur famille ou de leur village à cause de la lèpre. Le projet des missionnaires est l’évangélisation, la purification bactériologique et la restauration partielle des fonctions perdues. Le site thérapeutique, qui est aussi le lieu de vie, est régi par un ensemble de règles parmi lesquelles l’obligation de travailler pour assurer le fonctionnement de l’institution et l’apprentissage des valeurs « chrétiennes » (partage, solidarité, fraternité et utilité sociale). Le religieux tient une place centrale avec la prière matinale précédant la distribution des médicaments, l’office dominical, les séances de catéchisme et les célébrations du calendrier chrétien. Une cérémonie au cours de laquelle les patients reçoivent un certificat marquant la fin du séjour à l’hôpital permet de remercier le Dieu des chrétiens. De ce travail sur le corps lépreux ressort d’abord le témoignage chrétien égalitariste contre les conduites et les valeurs de la société hindoue. Les missionnaires mettent en concurrence les dieux hindous qui envoient des maladies au Dieu chrétien qui procure soin, amour, soutien et consolation. Les recherches scientifiques de l’hôpital servent de démonstration scientifique et affirment la supériorité du dieu des chrétiens. Finalement cette expérience a produit chez les lépreux moins de conversion qu’un rapport médicalisé au corps, une admiration pour les missionnaires et l’adhésion à un collectif, non pas de chrétiens, mais de lépreux.

Ruptures dans le contexte libanais actuel

Les recherches doctorales de Jean-Baptiste Pesquet portent sur les réfugiés syriens au Liban et les reconfigurations existentielles de deux jeunes engagés pour la révolution. Selon K. Jaspers, une situation limite est une situation qui marque notre finitude. Dans le cas des combattants syriens, l’expérience du front a changé les individus en leur imposant une économie des risques (torture et mort). La tension entre le besoin de trouver une réponse au sens de son existence et le non-sens du monde crée selon Camus le sentiment d’absurde. Face à ce sentiment, les deux combattants se posent la question du suicide en cas d’arrestation, ouvrant ainsi un espace de liberté (Existenz) dans lequel ils choisissent de combattre au péril de leur vie. La rupture se situe ici dans le sacrifice de sa vie pour témoigner (شهد) d’une vérité contre le non-sens et apposer un sens au monde appelé reconfiguration existentielle. On peut y entrevoir deux gouvernementalités : une « séculière » qui tend à réduire la souffrance et l’équilibrer par l’hédonisme et une autre plus « religieuse » qui conçoit la souffrance comme un état actif producteur de changement social (T. Asad). Incarner une vérité se fait par la transformation du sujet au travers d’exercices spirituels (P. Hadot). La préparation au Jihad permet « d’apprendre à mourir » en maîtrisant sa peur pour ne pas fuir au combat. Elle apprend aussi à « bien mourir » par l’intériorisation des dogmes fondamentaux, la lecture, le dialogue avec une autorité religieuse, la récitation de sourates du Coran et une certaine ascèse de vie (prières matinales).

Dans ces travaux, Jean-Michel Landry s’interroge sur le sécularisme au Liban. Son terrain ethnographique porte sur trois étudiants convertis au chiisme, suivant des cours dans l’école (حوزة) de l’Imam Hussein Fadlallah, située dans la banlieue Sud de Beyrouth. On pourrait faire l’hypothèse que leur conversion représente une expérience de rupture. Cependant, ce que l’étude de terrain fait ressortir est tout autre. Cette conversion n’est pas vécue comme une rupture mais comme une des étapes d’un long cheminement vers une vérité unique où chaque événement ouvre les conditions de possibilités du suivant. Dans le discours des étudiants, il n’est pas question d’avant et d’après, il n’y a donc pas de rupture. Ces cheminements ne signifient pas pour autant continuité. Les élèves présentent a posteriori leur vie comme une série de retournements, bifurcations et transitions dans l’unité d’un récit. Ce cheminement n’est d’ailleurs pas achevé. Autre que les leçons, les élèves cultivent l’exemplarité à travers des pratiques, qu’on pourrait qualifier de « pratiques de soi » – en reprenant le vocabulaire de Michel Foucault. Les leçons fournissent un ensemble d’exemples de vie allant du Prophète à ses professeurs en passant par la lignée des imams. Il s’agit de prendre exemple sur des figures pieuses et vertueuses, pour ensuite donner vie à leur exemple, en l’incarnant dans des situations de la vie quotidienne. C’est par la transmission de ces exemples à leurs proches – à commencer par les épouses et les enfants – qu’il est possible de parachever la transformation, amorcé par les élèves dans leur rattachement au chiisme.

N.B. : Ce billet a été co-écrit avec Mariam Chfiri, étudiante en journalisme, stagiaire à l’Ifpo Beyrouth.


Pour citer ce billet : Jean-Baptiste Pesquet et Mariam Chfiri, « Les ruptures dans le champ religieux », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 14 juin 2013. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/5179


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Jean-Baptiste Pesquet a étudié les sciences politiques en France, au Liban, au Canada et Royaume-Uni. Il mène actuellement une thèse en France sur les réfugiés syriens au Liban. Ses recherches portent sur les dimensions spirituelles, existentielles et affectives du politique.

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Entre l’art, l’histoire et la recherche : The Lebanese Rocket Society

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Timbres postaux  libanais (source : http://hadjithomasjoreige.com/)

Timbres postaux libanais (source : http://hadjithomasjoreige.com/)

Le film de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, The Lebanese Rocket Society, a été salué par la critique de cinéma. Mais il fait aussi partie des rares documentaires sur le Liban qui soient en mesure d’intéresser les universitaires. La démarche artistique des auteurs leur permet de remettre en cause un certain nombre de clichés touchant au contexte sociopolitique des années 1960 et de l’écriture de l’histoire au Liban.

Ce documentaire est d’abord une superbe illustration du paradigme indiciel de Carlo Ginzburg et de l’intérêt de la micro-histoire (Ginzburg 1980, Revel 1996) : à partir d’une histoire de fusées lancées de Dbayeh, The Lebanese Rocket Society aborde d’autres aspects de la société libanaise, qui tous prennent une certaine importance dans l’histoire de ce projet balistique/spatial. L’originalité de la démarche réside dans l’attention minutieuse avec laquelle les deux artistes respectent la temporalité propre à leur recherche, partent d’un détail et, de fil en aiguille, restituent l’ambiance de l’époque et ses acteurs : l’armée libanaise qui s’intéresse aux usages militaires et soutient ce projet en espérant, plus ou moins secrètement, le récupérer à son profit, le contexte régional qui finit par prendre de l’importance lorsque les protagonistes prennent conscience que les fusées ont une portée dépassant largement les frontières nationales, la période des années 1960 enfin, qui ont été autant porteuses d’immenses espoirs que de tensions sociétales, préludes à la guerre civile. Par contraste, le documentaire laisse penser à quel point la perspective d’une guerre marque le sens du calcul des acteurs, et va clore au-delà de la possibilité de réaliser un tel projet aujourd’hui (la suite du film nous le rappellera), le fait même de le penser.

Ensuite, c’est une démarche iconoclaste qui est adoptée : contrairement à de nombreux ouvrages et documentaires sur le pays du Cèdre, l’on ne retrouve pas dans le documentaire de laborieux rappels à l’histoire du Liban, ses guerres, ses communautés et son caractère de « petit pays à la si grande importance », mais plutôt une interrogation simple, dans laquelle nombre de chercheurs qui ont travaillé sur ce pays reconnaîtront probablement leur propre énigme de départ.

The Lebanese Rocket Society (source : http://hadjithomasjoreige.com/

The Lebanese Rocket Society (source : http://hadjithomasjoreige.com/)

Hadjithomas et Joreige font un documentaire faussement naïf, où ils se mettent en scène comme de simples curieux, entraînés dans une spirale de recherche sans trop la maîtriser, leur qualité d’artistes semblant les mettre à l’abri des débats politiques et communautaires, à l’instar de leur sujet qui paraît a priori inoffensif et apolitique. Les auteurs partent très intelligemment d’un détail qui est totalement dissonant avec l’image que l’on se fait d’un pays en guerre, ou toujours en passe de l’être, jouant habilement avec les représentations de leurs spectateurs majoritairement européens. C’est une démarche qui relève probablement chez eux du hasard, mais qui laisse penser à quel point la stratégie dans le choix d’un sujet de recherche au Liban peut avoir de l’importance.

Un autre intérêt de ce documentaire est de donner à voir le cours même de la recherche. En effet, une grande partie du film est consacrée à la mise en scène des deux artistes lorsqu’ils demandent des autorisations aux autorités, collectent des archives et interrogent des témoins de l’époque. En creux, le film dessine un « état » de la recherche sur le Liban et des difficultés qui y sont liées : archives publiques non inventoriées, parcellaires, manquantes, inexplicablement inaccessibles (l’accès à plusieurs institutions leur est souvent refusé), ou archives privées que l’on localise seulement par hasard et qui sont parfois hors du pays (celles d’un des piliers du projet spatial). Il illustre ainsi la difficulté de localiser des acteurs des années 1960, dont on perd la trace avec la guerre et l’émigration.

The Lebanese Rocket Society est riche de nombreux détails que la focalisation sur une histoire politique, une démarche macro-historique et plus encore une histoire des communautés laisseraient de côté. Il prouve tout l’intérêt qu’il peut y avoir à faire une histoire par les marges, le cœur (politique et communautaire) de l’histoire libanaise étant on le sait difficile à aborder – voir à ce sujet le classique de Kamal Salibi (1988), et plus récemment Franck Mermier (2010), Aïda Kanafani-Zahar (2001), et Sune Haugbolle (2010). Plutôt que d’attendre la sortie du film pour présenter l’histoire de ce projet spatial et provoquer des débats politiques, les deux artistes en inventent délibérément un avatar qui constitue la dernière partie du film. Ils lui donnent littéralement corps en faisant fabriquer une réplique de l’une des dernières fusées de la Society (de 8 m de long), puis en ayant le projet de l’installer dans la cour de l’université qui l’a vu naître. Un véritable parcours du combattant les attend lorsqu’ils mettent sur pied cette fascinante situation expérimentale, où soudain débats politiques (la fusée ressemble à une roquette), implication de l’armée (pour le transport), des politiques (pour les autorisations) et tensions régionales (le voisinage s’inquiète des conséquences que ce genre d’objet pourrait avoir lors d’une confrontation avec Israël) s’entrecroisent, sous couvert d’une attitude ingénue de la part des auteurs, qui laissent ces différents registres se déployer les uns après les autres.

Enfin, et ce n’est pas la moindre de ses qualités, ce film montre l’intérêt d’aborder le Liban des années 1960, et d’éviter cet autre aléa que présente la pratique de l’histoire dans ce pays : au-delà de sa politisation et de son absence, il nous fait prendre conscience du risque de se laisser perpétuellement rattraper par l’actualité. Le fait que l’histoire y semble toujours en train de se faire et que le chercheur soit incité à en être le témoin est ici habilement contourné.

En savoir plus sur le film

 Références

  • Ginzburg Carlo, 1980, « Signes, Traces, Pistes, racine d’un paradigme de l’indice », Le Débat 6, p. 3-44.
  • Haugbolle Sune, 2010, War and memory in Lebanon, Cambridge University Press, 2010.
  • Salibi Kamal 1988, A House of Many Mansions: The History of Lebanon Reconsidered, London, I.B. Tauris.
  • Kanafani-Zahar Aïda, 2011, Liban, la guerre et la mémoire, Presses Universitaires de Rennes.
  • Mermier Franck, Varin Christophe (dir.), 2010, Mémoires de guerre au Liban (1975-1990), Arles-Beyrouth, Actes Sud-Sindbad-Ifpo.
  • Revel Jacques (dir.), 1996, Jeux d’échelle, la micro-analyse à l’expérience, Paris, le Seuil.

Pour citer ce billet : Pierre France, « Entre l’art, l’histoire et la recherche : The Lebanese Rocket Society », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 28 juin 2013. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/5222

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Pierre France, doctorant en sciences politiques à l’université de Paris I, prépare une thèse sur les parlementaires libanais (1972-1992) et l’activité de l’État pendant la guerre civile, sous la direction de Bastien François (CESSP-Paris I), et de Michel Dobry (Professeur émérite, Paris I).

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Le processus d’annexion du Sandjak d’Alexandrette

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Le Sandjak autonome d’Alexandrette, sous la pression du contexte politique de l’Entre-deux-guerres et de l’offensive kémaliste pour annexer ce territoire syrien, est devenu aujourd’hui la province turque du Hatay. Après un précédent billet sur l’histoire du Sandjak autonome, nous présentons ici les circonstances de son annexion à la Turquie.

Création et organisation du Sandjak

À l’issue de la Première guerre mondiale qui voit la défaite de l’Empire ottoman, les Britanniques et les Français occupent les provinces syriennes en application des accords Sykes-Picot (1916) et les divisent en États placés sous leur mandat. Suite à l’Arrêté du 31 décembre 1921, le général Gouraud, premier haut-commissaire français en Syrie, détache les cazas d’Antioche, d’Alexandrette et de Beylan (qui deviendra Kirik-Khan) de la province d’Alep pour former une entité autonome, le Sandjak d’Alexandrette (Khoury 2012).

Carte de situation du Sandjak d'Alexandrette au Porche-Orient

Carte de situation du Sandjak d’Alexandrette au Proche-Orient (B. Dewailly CC By)

Ce Sandjak est doté d’un Conseil administratif chargé d’établir et de voter son budget. Le mandat français y est représenté par le Délégué adjoint du haut-commissaire, chargé du contrôle de l’administration et des dépenses. Son siège est établi à Alexandrette où se trouvent aussi les principaux services publics. À côté du Délégué adjoint du haut-commissaire, trois officiers du Service des renseignements sont affectés aux trois cazas du Sandjak. Le Conseil administratif, placé sous la tutelle de fait des agents du Mandat, supervise une administration locale dirigée par un moutassaref nommé par le président de la République syrienne. La réalité de la décision politique dans le Sandjak appartient donc au mandat.

Très vite, la signature d’un traité d’amitié franco-turc va radicalement modifier les données culturelles et politiques du Sandjak.

Le traité d’amitié franco-turc d’Ankara (1921)

Michel Gilquin (2000, p. 57) précise le contexte de ce traité :

« L’urgence est, bien sûr, d’arrêter la guerre en Cilicie et de délimiter la frontière entre ce qui sera, quelques années plus tard, la République turque, et celle du domaine syrien, confié à la France aux termes du mandat de la Société des nations ».

La tâche d’entamer des pourparlers avec le régime turc d’Ankara fut confiée à un ami personnel de Mustapha Kémal, Henri Franklin-Bouillon. Ce dernier négocie un accord très favorable aux demandes turques, notamment sur les questions de frontières. Les accords Franklin-Bouillon, prélude de la reconnaissance définitive par la France du régime kémaliste, ouvrent de fait le chapitre de la future « question » du Sandjak d’Alexandrette. En effet, le traité prévoit qu’ « un régime administratif spécial sera institué pour la région d’Alexandrette. Les habitants de race turque de cette région jouiront de toutes les facilités pour le développement de leur culture. La langue turque y aura le caractère officiel » (article 5 des accords Franklin-Bouillon).

Arabes et Turcs : le conflit des identités ou la rivalité pour le Sandjak

Effectivement, dès le début du Mandat français en Syrie, deux blocs linguistiques, culturels, nationaux adverses, les Arabes et les Turcs, se constituent progressivement. Ces deux blocs se préparent à la lutte pour le sort du Sandjak jusqu’à s’espionner et surveiller chacun les sympathies des agents français du mandat envers l’autre groupe (Bazantay).

Or, des oppositions internes apparaissent dans chacun de ces deux groupements : chez les Turcs, certains kémalistes se prononcent pour l’annexion pure et simple à la République turque et d’autres pour une indépendance du Sandjak. Du côté des Arabes, certains réclament le maintien du mandat français et de la séparation du Sandjak, d’autres veulent l’insertion du sandjak dans une République syrienne indépendante.

Ces querelles s’observent au lycée d’Antioche où sont rassemblées les jeunesses turque et arabe. Le lycée organise son programme en fonction de la rivalité de ces deux blocs culturels et ethniques autour d’un double enseignement, donné en arabe et en turc. Des cours civiques communs, dispensés en français, sont adjoints au programme et constituent une sorte d’arbitrage français pour éviter les heurts entre les deux blocs.

En parallèle aux disputes estudiantines, les affrontements sont fréquents entre Arabes et Turcs. Des jeunes des deux camps s’organisent la nuit pour monter la garde et assurer la sécurité des habitants de leurs quartiers respectifs.

Le 27 avril 1934 signale la montée en puissance, sur le terrain, de la partie turque : le délégué du haut-commissaire pour le Sandjak, M. Durieux, invite à Antioche une délégation turque, dirigée par le wali de Aïntab, qui vient de participer à une réunion bipartite sur des problèmes frontaliers à la région d’Alep. Les nationalistes turcs, prévenus de la venue de cette délégation, organisent des festivités à la gloire de Mustapha Kemal (Bazantay). Ces derniers clament leur hostilité aux Arabes et demandent le rattachement du Sandjak à la République turque, provoquant ainsi des incidents avec la partie arabe.

À compter de cette date, les Turcs du Sandjak organisent régulièrement des manifestations à l’occasion des fêtes nationales célébrées en Turquie. Cependant, il faudra attendre 1936 pour qu’éclatent alors des troubles d’une tout autre ampleur, qui nourrissent appréhensions et inquiétudes chez les populations non turques du Sandjak.

Bataille juridique et diplomatique autour du Sandjak (1936-1939)

Le 10 octobre 1936, Sua Davaz, ambassadeur de Turquie à Paris, remet au Ministère français des Affaires étrangères une note demandant des explications concernant le traité franco-syrien qui octroie l’indépendance à la Syrie. La Turquie demande que la France signe un traité similaire avec le Sandjak, le considérant comme ne faisant pas partie de la Syrie. La France rejette les revendications turques et déclare que le Sandjak fait partie intégrante de la Syrie. À ce titre, la population du Sandjak a participé aux élections parlementaires de 1936 et ses députés siègent au Parlement de Damas. La France est accusée par les Turcs de partialité. S’ensuit un échange de notes entre les deux parties qui prend le ton d’ultimatums turcs envers les Français. Ces derniers informent les Turcs, le 7 décembre 1936, qu’ils vont réclamer l’inscription de la question du Sandjak au programme de la prochaine session du Conseil de la Société des Nations (SDN).

Le 14 décembre, le litige sur le Sandjak est abordé à la session extraordinaire de la SDN. Rüstü Aras, ministre turc des Affaires étrangères, réclame que la SDN prenne en main la destinée du Sandjak et qu’une gendarmerie neutre remplace les troupes françaises qui y sont stationnées. Du côté français, Pierre Viénot, sous-secrétaire d’État français aux Affaires étrangères et artisan principal du traité de 1936 avec la Syrie, insiste sur le fait que le Sandjak ne « possède aucune vocation spéciale à l’indépendance en dehors de la communauté syrienne » (Gilquin 2000, p. 97).

Enfin, la SDN décide l’envoi sur place d’une mission de trois observateurs. Dans le même temps, un comité d’experts de la SDN travaille pendant quatre mois, à l’élaboration d’un statut pour le Sandjak devant être appliqué par la France jusqu’au terme de son mandat. Entre-temps, des manifestations quotidiennes se déroulent dans les rues d’Antioche, les unes en faveur de la Turquie et les autres pro-syriennes. Le 21 mai 1937, la France consent à ce que le Sandjak soit promu « entité distincte » appelée à la pleine indépendance dans ses affaires intérieures et rattachée à l’État de Syrie pour la gestion de ses affaires extérieures (Du Véou 1938). Le Statut et la Loi fondamentale, adoptés par la Commission des experts de la SDN, prévoyaient aussi la tenue d’élections dans le territoire le 15 avril 1938. La Turquie envoya alors quelques milliers de Turcs, originaires du Sandjak, pour se faire reconnaître comme électeurs. Le délégué du haut-commissaire dans le Sandjak, accusé de parti pris, fut démis de ses fonctions et remplacé par le commandant Collet, qui s’était distingué notamment dans la répression de la grande révolte syrienne (1925-1926).

Une inexorable annexion

Pour assurer l’ordre et la sécurité dans le Sandjak, un millier de tirailleurs marocains sont dépêchés sur les lieux par la France. Plus tard, un nouveau traité est signé le 4 juillet 1938 entre la France et la Turquie et dont l’objet essentiel est d’assurer la neutralité turque lors du conflit qui s’annonce. En effet, l’ombre de la Seconde guerre mondiale plane déjà sur l’Europe.

Lors des élections parlementaires de 1937, « la consultation électorale se déroule comme une mascarade. Elle s’achève le 20 août et donne, comme prévu, 22 députés aux kémalistes sur les 40 sièges ! » (Gilquin 2000, p. 139). Les Turcs empiètent quotidiennement sur les prérogatives d’un pouvoir qui n’a plus de mandataire que le nom. Des heurts se produisent entre militaires turcs et français qui seront minimisés par les officiels.

Des Turcs de Turquie, ainsi que des réfugiés turcs de Roumanie, entreprennent de s’installer dans le Sandjak. Dès 1939, commence l’exode des populations arabes, par peur de ces changements radicaux, vers Damas, Beyrouth, l’Europe et l’Amérique. Les régions d’Antioche et d’Alexandrette subissent alors une importante hémorragie démographique, notamment dans le milieu chrétien.

En février 1939, la plupart des lois turques sont adoptées par l’Assemblée élue du Sandjak. En avril 1939, les travaux d’abornement des frontières entre la Syrie et le Sandjak sont entamés. Le 23 juin, l’accord de cession du Sandjak à la Turquie est signé par les représentants des diverses communautés confessionnelles : Basil Huri (pour les chrétiens), Isa Kazanciyan (pour les Arméniens), Nuri Aydin (pour les Alaouites) et Izzet Guş (pour les Turcs). Le 23 juillet, les dernières troupes françaises quittent le Sandjak qui change de nom et d’identité en devenant la province du Hatay. Le gouvernement turc y ajouta deux nahiés (districts) du sud de la Cilicie, ceux de Dôrtyol et de Hassa, peuplés de Turcs et de Kurdes. La superficie, ainsi redessinée, passe alors de 4 800 km2 à 5 570 km2.

Reconstitution de la signature de l’accord de cession du Sandjak à la Turquie du 23 juin 1939. De droite à gauche, Basile Ḥüri, Isa Kazanciyan, Nuri Aydin et Izzet Guş (Musée du Hatay, Antakya - Antioche)

Reconstitution de la signature de l’accord de cession du Sandjak à la Turquie du 23 juin 1939. De droite à gauche, Basile Ḥüri, Isa Kazanciyan, Nuri Aydin et Izzet Guş (Musée du Hatay, Antakya – Antioche)

Conclusion

Après le rattachement du Sandjak à la Turquie, certaines personnalités françaises de premier plan, comme Georges Bonnet ou René Massigli, ont tenté, dans leurs mémoires, de justifier a posteriori cette annexion, en affirmant que les Turcs étaient majoritaires dans le Sandjak (Gilquin 2000). L’annexion du Sandjak à la Turquie est due évidemment à un faisceau de causalités et notamment le fait que le Sandjak constitue un port important pour le commerce du sud-est de l’Anatolie et un front stratégique pour la sécurité du sud de la Turquie. La présence voire l’acharnement kémaliste dans la conquête du Sandjak tranche avec le manque de conviction politique des Français dans la préservation d’un territoire placé par la SDN sous la haute protection du mandat.

Lettre de remerciement du lieutenant Collet à Basile Ḥüri, datée du 22 juin 1939, relative à « l’arrangement franco-turc du 23 juin 1939 »

Lettre de remerciement du lieutenant Collet à Basile Ḥüri, datée du 22 juin 1939, relative à « l’arrangement franco-turc du 23 juin 1939 »

Bibliographie


Pour citer ce billet : Basile Khoury, « Le processus d’annexion du Sandjak d’Alexandrette », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 4 juillet 2013. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/5243


Basile Khoury est documentaliste au sein de la Médiathèque de l’Ifpo. Titulaire d’un doctorat en histoire ottomane, ses recherches concernent les relations entre le pouvoir ottoman central et ses périphéries.

Page personnelle : http://www.ifporient.org/basile-khoury

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Un portrait d’Antonin Jaussen en 1906

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Antonin Jaussen (collection École biblique et archéologique française de Jérusalem)

Antonin Jaussen en 1923 (collection École biblique et archéologique française de Jérusalem)

Le Père dominicain Antonin Jaussen (1871-1962), archéologue et orientaliste, compagnon du Père Marie-Joseph Lagrange (1855-1938) à l’École biblique et archéologique de Jérusalem dès 1890, agent des services français pendant la grande guerre, puis fondateur du couvent dominicain d’études orientales du Caire en 1933, retient depuis quelque temps l’attention des chercheurs curieux des questions d’Orient. La relation de sa grandiose expédition archéologique en Arabie, co-signée avec son confrère Raphaël Savignac (1874-1951), fait toujours autorité parmi les antiquisants (Mission archéologique en Arabie [mars-mai 1907], 1909-1922). Pour les ethnologues et les linguistes, il reste le premier analyste des tribus arabes bédouines et chrétiennes du pays de Moab (Coutumes des Arabes au pays de Moab, 1908), ainsi que celui du district palestinien de Naplouse au début du XXe siècle (Coutumes palestiniennes. 1, Naplouse et son district, 1927). Plus récemment, les historiens de la fin de l’Empire ottoman ont pu apprécier son rôle de Lawrence français dans la lutte régionale que les alliés mais concurrents Occidentaux avaient menée contre les Turcs. Géraldine Chatelard et Mohammed Tarawneh ont ainsi réuni un colloque à Amman en 1998, dont les actes ont paru l’année suivante (Antonin Jaussen : sciences sociales occidentales et patrimoine arabe, 1999). En 2012, Jean-Jacques Pérennès lui a consacré une biographie (Le père Antonin Jaussen, o.p. [1871-1962] : une passion pour l’Orient musulman, 2012).

Antonin Jaussen et Laurence d’Arabie 19 février 1917, sur le Saint-Brieuc, en rade d'el-Wedj(collection École biblique et archéologique française de Jérusalem)

Antonin Jaussen et Lawrence d’Arabie, 19 février 1917, sur le Saint-Brieuc, en rade d’el-Wedj (collection École biblique et archéologique française de Jérusalem)

Louis Bertrand

Louis Bertrand

Un témoignage semble cependant avoir échappé aux enquêteurs de la vie de Jaussen. Il procède d’un auteur désormais bien oublié mais non dépourvu d’intérêt, pour une part au moins de son œuvre, assez peu fréquentée aujourd’hui. L’académicien Louis Bertrand (1866-1941), élu en 1925 au fauteuil de Maurice Barrès, lorrain comme celui-ci et comme celui-ci nationaliste étroit, chantre du colonialisme français en Afrique du Nord, écrivain prolixe et romancier d’obédience d’abord naturaliste, avait été un jeune universitaire non-conformiste, dreyfusard même, et amateur de voyages en Méditerranée. On lui doit notamment un beau livre sur la Grèce où il expose des vues, plutôt originales pour l’époque, sur l’insertion des monuments antiques dans leur environnement naturel (La Grèce du soleil et des paysages, 1908). En 1906, pour le compte de la Revue des deux mondes que dirigeait encore Ferdinand Brunetière (1849-1906), son ancien professeur à l’École normale supérieure, il effectua aussi un périple journalistique en Méditerranée orientale (Égypte, Turquie, Liban, Syrie, Palestine), que doublait une mission officieuse d’enquête sur les écoles congréganistes au Levant. Curieusement, il anticipait sur ce point-ci la tournée effectuée en mai-juin 1914 par son futur prédécesseur au quatrième fauteuil de l’Académie française, le député Maurice Barrès (Une enquête aux pays du Levant, Paris, 1923).

Le 19 octobre 1906, Bertrand embarque à Constantinople pour Beyrouth, qu’il atteint le 22 et dont il dressera un tableau fort piquant. Pendant la traversée, son attention se trouve bientôt sollicitée par les religieux, nombreux à voyager sur le même paquebot, non sans susciter quelque ironie chez cet intellectuel formé à l’époque du positivisme scientiste :

Messieurs les ecclésiastiques étaient là en nombre imposant, traités avec considération par le commandant et ses officiers, et, d’ailleurs, conscients de leur importance. Ils étaient, pour la Compagnie, des clients sérieux : cela se sentait. Entre autres notabilités, il y avait, autant que je me souvienne, le chancelier de l’Université St-Joseph de Beyrouth, homme de poids, qui revenait d’une mission sans doute fort considérable : on le voyait à sa mine. C’était le célèbre Père Catin (sic), connu dans toutes ces régions du Levant, par ses fondations et son activité infatigable [cf. Jalabert 1987 ; le nom de ce Père jésuite d’origine helvétique (1851-1929), successivement recteur de l’Université Saint-Joseph, supérieur de Mission, puis chancelier de la Faculté de médecine, s’orthographie en réalité Cattin]. J’avoue que l’air triomphant de cet admirable religieux que je devais connaître plus tard commença d’abord par m’éloigner de lui. Et puis, c’était son nom, dont j’avais la faiblesse de sourire. (Pourquoi les Jésuites, en particulier, portent-ils si souvent des noms qui ont l’air d’une pénitence ou d’une bouffonnerie à la Voltaire ?).
En revanche, je fus attiré tout de suite par un autre religieux, aux allures discrètes et qui se tenait un peu à l’écart, toujours plongé dans de gros volumes d’érudition, où il s’abîmait pendant des heures. Ces façons d’intellectuel m’attiraient. Je préférais, chez un moine, le genre bénédictin au genre homme d’affaires. Cet érudit était le non moins célèbre Père Jaussen, dominicain, alors membre de l’École biblique de Jérusalem, connu par ses travaux d’explorateur et d’arabisant, et qui, plus tard, pendant la guerre de 1914, devait rendre à notre armée d’Orient les plus grands services. Je ne tardai pas à lier conversation avec lui. Nous causâmes beaucoup. Je crois bien que nous avions des connaissances communes parmi les gens de Sorbonne ou d’Institut. Je lui fis part de l’objet de ma mission et de mon intention de séjourner longtemps à Jérusalem. C’est alors qu’il me conseilla d’y descendre à l’École biblique, — qu’on appelait aussi le couvent Saint-Étienne, — m’assurant que le prieur voudrait bien m’y accueillir et que j’y trouverais le vivre et le couvert pour toute la durée de mon séjour. J’acceptai d’enthousiasme, tellement j’avais peur, sur leur réputation, des hôtels de Jérusalem, — du moins ceux de ce temps-là.
J’insiste sur cette rencontre, parce qu’elle eut pour moi, comme on va le voir, des conséquences tout à fait inattendues, et ensuite parce qu’elle m’apprit un certain nombre de choses. Nous ne touchâmes point aux sujets religieux. Pas un seul instant il ne fut question de religion entre nous. Je me bornais à interroger le Père sur ses voyages. Il avait déjà une expérience approfondie des milieux musulmans et palestiniens. Quelle aubaine pour moi ! Je ne pouvais que l’écouter. Et c’est ainsi que ces trois jours de navigation passèrent assez rapidement et de la façon la plus instructive pour le missionnaire que j’étais (Bertrand, 1939, p. 268-269).

Antonin Jaussen (collection École biblique et archéologique française de Jérusalem)

Antonin Jaussen (collection École biblique et archéologique française de Jérusalem)

En 1906, Jaussen s’est déjà fait une grande réputation scientifique comme connaisseur de la Palestine et de la Transjordanie, au double plan archéologique et ethnologique, et il venait de monter, en 1904, une expédition dans le Negueb, à ‘Abodah, à la demande de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. La même année, il avait aussi rapporté des observations ethnographiques sur les Druzes du Hauran, où il avait étudié les sanctuaires antiques. Au printemps 1906, avec Savignac, il ralliait encore Pétra depuis Nakhel, en traversant le pays de Moab, suivant un itinéraire encore inexploré. C’était alors un savant très estimé de ses pairs, qui préparait sa grande expédition d’Arabie pour 1907. Les observations de Bertrand se vérifient donc point par point. Amateur d’archéologie lui-même, ce dernier possédait dans les milieux scientifiques une importante attache en la personne de Stéphane Gsell (1864-1932), archéologue et historien de l’Afrique du Nord antique, son condisciple à l’École normale supérieure, devenu professeur à l’École supérieure des Lettres et directeur du Musée d’Alger, tandis que lui-même enseignait en rhétorique au lycée de cette ville. Bertrand a suivi sur le terrain les travaux de Gsell, et même un peu participé à la collecte de textes lapidaires pour le Corpus des inscriptions latines de l’Algérie initié par son ami, qui a pu être une connaissance commune entre lui et Jaussen.

Raphaël Savignac et Antonin Jaussen décorés de la Légion d’Honneur  (collection École biblique et archéologique française de Jérusalem)

Raphaël Savignac et Antonin Jaussen décorés de la Légion d’Honneur, 1920 (collection École biblique et archéologique française de Jérusalem)

Bibliographie

Couverture livre de J.-J. Pérennès

Couverture du  livre de J.-J. Pérennès

  • Barrès  Maurice, 1923, Une enquête aux pays du Levant, Paris, Plon, 2 vol. [En ligne]
    http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5773189n  (vol. 1) et
    http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5801631v (vol. 2)
  • Bertrand Louis, 1908, La Grèce du soleil et des paysages, Paris, Fasquelle.
  • Bertrand Louis, 1939, Une destinée. 6, Jérusalem, Paris, Fayard.
  • Chatelard Géraldine  et Tarawneh Mohammed  (éd.), 1999, Antonin Jaussen : sciences sociales occidentales et patrimoine arabe, Beyrouth, CERMOC.
  • Jalabert Henri, 1987, Jésuites au Proche-Orient : notices biographiques, Beyrouth, Dar el-Machreq, notice n° 297, p. 173.
  • Jaussen Antonin, 1908, Coutumes des Arabes au pays de Moab, Paris, Geuthner. [En ligne] http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k26099q
  • Jaussen Antonin et Savignac Raphaël, 1909-1922, Mission archéologique en Arabie [mars-mai 1907], 1-5, Paris, Leroux.
  • Jaussen Antonin, 1927, Coutumes palestiniennes. 1, Naplouse et son district, Paris, Geuthner.
  • Pérennès  Jean-Jacques, 2012, Le père Antonin Jaussen, o.p. [1871-1962] : une passion pour l’Orient musulman, préface de Henry Laurens, Paris, Le Cerf.

Pour citer ce billet : Frédéric Alpi, « Un portrait d’Antonin Jaussen en 1906 », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 17 juillet 2013. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/5261


Frédéric Alpi est épigraphiste et historien à l’Institut français du Proche-Orient.

Page personnelle : http://www.ifporient.org/frederic-alpi

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Frédéric Alpi

Chercheur au CNRS, Frédéric Alpi est actuellement en poste à l’Institut français du Proche-Orient (IFPO) à Beyrouth. Spécialiste d’histoire et d'épigraphie chrétienne, grecque et syriaque, il travaille avec plusieurs missions archéologiques au Liban et en Syrie. Ses recherches portent également sur les institutions ecclésiastiques du patriarcat d’Antioche, et il est l’auteur de "La Route royale – Sévère d’Antioche et les Églises d’Orient (512-518)", publié aux presses de l’IFPO en 2010 (BAH 188).

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La construction d’un jeu politique communautaire « par le haut » ? Le cas de Kirkuk

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Depuis l’intervention américaine en Irak de 2003, les groupes politiques irakiens tentent de s’appuyer sur l’ingérence d’acteurs transnationaux. Le cas de Kirkuk est un exemple éloquent de cette situation où la dépendance des acteurs politiques locaux à des dynamiques régionales entretient ces derniers dans des prises de positions communautaires radicales.

Kirkuk, photo A. Quesnay

Kirkuk, photo A. Quesnay

Au-delà du communautaire ?

Le biais principal d’analyse consisterait donc à surdéterminer le discours communautaire des acteurs politiques au détriment d’une observation minutieuse des dynamiques sociales et économiques qui traversent l’Irak contemporain. Or, dans le cas de Kirkuk, une vision purement ethnique ou confessionnelle du conflit ne permet aucunement de comprendre comment la population interagit selon des logiques locales au-delà du prisme communautaire.

Il est frappant de constater le décalage entre le discours des élites politiques de la ville avec la réalité sociale et économique de sa population (environ 900 000 habitants en 2012). De fait, les tensions communautaires relèvent plus d’affrontements entre groupes politiques que de mobilisations ethniques spontanées de la part de la population. Dans cette perspective, il s’agit de comprendre dans quelle mesure de multiples clivages idéologiques, sociaux, régionaux se profilent derrière les enjeux politico-ethniques investis par les groupes politiques. Face à une élite de plus en plus en décalage avec la population, il faudrait également se demander comment des mouvements sociaux aux logiques non communautaires arrivent à émerger dans des espaces fortement ethnicisés.

Un nouveau rapport de force politique au profit des Kurdes

Depuis l’indépendance de l’Irak, l’attrait stratégique de la ville de Kirkuk, en termes de ressources énergétiques, et son caractère pluriethnique et multiconfessionnel, ont transformé cet espace en une ligne de front du conflit arabo-kurde. Chaque acteur politique tente d’y déployer une stratégie politico-communautaire afin d’être en mesure de revendiquer le contrôle légitime de cette zone. Après des décennies de politiques d’arabisation orchestrées par Bagdad pour homogénéiser la population de la ville au profit de la minorité arabe sunnite, les partis politiques kurdes ont su profiter de l’effondrement du pouvoir central irakien en 2003 pour prendre le contrôle de la ville et s’y imposer en puissance démographique et politique. Soutenus militairement et politiquement par les États-Unis, ils tentent d’y renforcer leur position en réinstallant les familles kurdes déplacées par l’ancien régime.

Il est difficile de savoir dans quelle mesure les partis kurdes réussissent ainsi à renverser la balance démographique ethnique (le dernier recensement ethnique officiel de Kirkuk date de 1957. Si les Kurdes constituent la majorité démographique de la ville, les études réalisées sont trop partisanes pour s’y fier avec précision). Cependant, ce mouvement est suffisamment conséquent pour faire craindre aux autres communautés un rattachement de Kirkuk au Kurdistan irakien en cas de référendum. L’article 140 de la Constitution irakienne de 2005 prévoit un mécanisme pour statuer du sort de la ville. Celui-ci doit se dérouler en trois phases : le retour des personnes déplacées par l’ancien régime, le recensement de la population, et un référendum. Tandis que les Kurdes deviennent la deuxième force politique du pays, les organisations arabes et turkmènes n’ont pas accès au pouvoir politique et ne peuvent s’exprimer par voie institutionnelle au niveau national. Les partis politiques arabes sunnites sont contraints de rester dans l’opposition tandis que les partis turkmènes se divisent sur les stratégies d’alliances à établir. C’est notamment à cause de cette impasse politique que le conflit de Kirkuk se régionalise.

L’ingérence des États frontaliers

La scène politique du nord de l’Irak s’organise autour d’une configuration conflictuelle intercommunautaire, mais entretenue par des puissances étrangères qui collaborent avec différentes forces politiques locales. Les pays frontaliers de l’Irak cherchent à influencer l’avenir du statut de la ville pour deux raisons.

Premièrement, il s’agit de territoires riches en ressources énergétiques, les réserves de pétrole étant estimées à 15 milliards de barils. Des stratégies d’alliances avec les forces politiques locales donnent aux puissances voisines un atout pour peser dans d’éventuelles négociations avec le nouveau pouvoir irakien de Bagdad ou l’autorité kurde d’Erbil.

Deuxièmement, la Turquie, l’Iran et la Syrie s’opposent fermement à ce qu’un territoire si riche en ressources soit rattaché au Kurdistan irakien, renforçant ainsi ce dernier au niveau économique, en vue d’une accession à l’indépendance. Ces pays possèdent chacun une forte communauté kurde et considèrent la création d’un Kurdistan indépendant en Irak comme un modèle d’émancipation dangereux pour leurs propres minorités nationales kurdes.

Ces différentes dynamiques d’intérêts et d’échanges transnationaux permettent de mieux comprendre comment les acteurs politiques locaux essayent de se positionner, prisonniers de contraintes locales et de logiques politiques transnationales sur lesquelles ils n’ont en réalité aucune prise. Cependant, l’aide reçue directement de l’étranger a pour effet principal de rendre les formations politiques dépendantes de logiques extérieures à leur réalité locale. Dès lors, ces partis s’avèrent incapables de transformer ce soutien en une « ressource politique » durable. Inapte à maintenir une ligne politique indépendante, la scène partisane de Kirkuk subit un profond désaveu de la part de sa base sociale.

D’une fracture ethnique à des divisions politiques intra-communautaires

Si, à partir de 2003, les puissances régionales parviennent à s’ingérer en Irak par l’utilisation de leviers sectaires ou ethniques, le discrédit progressif de ces référentiels les pousse à adopter une approche plus pragmatique. En effet, d’une ligne de fracture ethnique, initialement basée sur des stratégies communautaires, la scène politique de Kirkuk est progressivement reconfigurée par une nouvelle donne régionale. Les pays frontaliers cherchent à se positionner « pour » ou « contre » le renforcement de l’État central irakien. Ainsi, les partis locaux sont contraints, selon leurs alliés régionaux, de soutenir le pouvoir central de Bagdad ou de choisir une voie vers l’autonomisation de la ville, avec le risque d’une domination kurde que cela implique.

L’exemple le plus frappant est celui de la Turquie, pour qui le Kurdistan irakien tend à devenir un véritable pôle commercial à partir de 2010. En retour, les partis politiques kurdes sont de plus en plus alignés sur la politique irakienne d’Ankara : la question de Kirkuk cesse d’être perçue comme un problème dans leurs relations diplomatiques. Cette situation pousse la Turquie à modifier le positionnement des partis nationalistes turkmènes en les obligeant à se rapprocher des formations politiques kurdes qui dominent la ville. Les Turkmènes sont également incités à prendre leurs distances vis-à-vis des forces arabes chiites, dont le dirigeant, le Premier ministre Nouri al-Maliki, durcit sa position contre Ankara.

De leur côté, les partis arabes restent dans l’impasse. Tandis que le pouvoir à Bagdad est monopolisé par des formations chiites, l’élite politique arabe de Kirkuk fait face à un mouvement de protestation populaire arabe sunnite. Depuis février 2001, ce dernier se mobilise contre la corruption de l’élite politique arabe, son manque d’efficacité dans les affaires publiques et son népotisme. Ce mouvement atteint un stade critique lorsque le 23 mars 2013 l’armée ouvre le feu sur une manifestation. Au lieu de condamner l’attaque et de faire cause commune avec la population, l’élite arabe sunnite de Kirkuk tente de se repositionner dans le jeu politique en se rapprochant des partis politiques kurdes. Le décalage entre la population arabe sunnite et ses représentants politiques est depuis à son comble.

Kirkuk est ainsi un foyer d’expériences politiques en matière de mobilisation communautaire par le haut. Cependant, hormis le cas des Kurdes, qui peuvent s’appuyer sur un territoire et des institutions autonomes, aucune de ces mobilisations autour d’un référentiel identitaire commun n’a réussi à prendre au niveau local. Il n’y a pas de mouvement communautaire populaire, spontané. La question communautaire est plus pensée comme un outil politique, pour des acteurs politiques intégrés dans des logiques transnationales, que comme un moyen d’apporter des solutions à la population.

Dans le cas des Turkmènes, l’aide de la Turquie a profondément divisé ses représentants politiques. En plus des partis nationalistes, s’ajoutent les partis dits « islamistes », composés d’organisations cherchant à se développer en jouant sur leur caractéristique sectaire. Ces formations doivent dès lors s’intégrer dans un réseau d’alliances extérieures à Kirkuk, en développant des liens avec d’autres formations politiques irakiennes. Toujours dans le cas des Turkmènes, un troisième groupe de partis est financé par les Kurdes et soutient officiellement l’expansion territoriale du Kurdistan irakien, notamment vers Kirkuk.

Des acteurs politiques coupés de la réalité

L’aspect identitaire des communautés est tellement instrumentalisé dans la lutte pour le contrôle de Kirkuk qu’il a perdu toute réalité sociale. Si la rhétorique identitaire polarise la scène politique et l’espace public, on observe à l’inverse de nombreux mécanismes de solidarités entre sunnites, chiites et kurdes. À cela, il faut ajouter des logiques de paupérisation ou d’enrichissement économique, qui ont pour effet de rassembler la population dans des quartiers communs, créateurs d’une identité sociale forte.

Ainsi, de nombreux facteurs non-communautaires internes à la société irakienne viennent relativiser l’utilisation politique des identités collectives. Si l’état de violence qui se perpétue dans le pays ne permet pas de parler de normalisation des rapports sociaux, il n’en reste pas moins que les Irakiens ont appris à créer des passerelles pour s’adapter à une nouvelle donne.

Le principal problème est que la peur de l’autre et la stigmatisation d’une communauté « adverse » restent le ressort principal d’une élite politique qui peine à développer d’autres registres que celui de la crispation identitaire. Les partis politiques et le jeu d’ingérence transfrontalier jouent un rôle certain dans la communautarisation de la crise. Or, une étude du cas de Kirkuk montre que la communautarisation de la société n’était pas inévitable. La difficulté des forces politiques à mobiliser la population autour de référentiels identitaires sur le long terme en est une preuve tangible.


Pour citer ce billet : Arthur Quesnay, « La construction d’un jeu politique communautaire “par le haut” ?  Le cas de Kirkuk », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 25 juillet 2013. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/5286


arthur-quesnay

Doctorant en Science politique (Paris-1, Panthéon-Sorbonne) sous la direction de Gilles Dorronsoro, Arthur Quesnay travaille dans le Nord de l’Irak depuis trois ans sur le processus de communautarisation qui anime le jeu politique de cette région. Ses recherches portent sur les évolutions socio-politiques qui structurent les communautés et les organisations politiques locales, ainsi que les dynamiques transnationales qui sous-tendent la régionalisation du conflit politique dans le Nord de l’Irak.

Page personnelle : http://www.ifporient.org/arthur-quesnay

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Le Liban face à la crise syrienne : victime, otage ou acteur ? (extrait de Pas de Printemps pour la Syrie, à paraître)

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À l’occasion de la sortie prochaine de l’ouvrage collectif dirigé par François Burgat et Bruno Paoli, Pas de Printemps pour la Syrie. Les clés pour comprendre les acteurs et les défis de la crise (2011-2013), aux éditions La Découverte (en librairie à partir du 5 décembre 2013), Les Carnets de l’Ifpo ont choisi de publier une série de « bonnes feuilles ». De nombreux chercheurs de l’Ifpo ont contribué à l’ouvrage. Nous débutons par un extrait de l’article de Vincent Geisser qui porte sur les répercussions du conflit syrien dans le champ politique libanais.
Des manifestants libanais brandissent le drapeau de la Syrie libre  à l’occasion des obsèques du général Wissam al-Hassan, responsable  des Forces de sécurité intérieure, © Vincent Geisser, 2012

Des manifestants libanais brandissent le drapeau de la Syrie libre à l’occasion des obsèques du général Wissam al-Hassan, responsable des Forces de sécurité intérieure, © Vincent Geisser, 2012

De tous les États du monde arabe, le Liban est sans doute le plus exposé aux effets déstabilisateurs du conflit syrien, tant les relations familiales, culturelles, religieuses, militaires, politiques et économiques entre les deux pays sont à la fois anciennes et profondes. S’il est vrai qu’aujourd’hui plus aucun acteur libanais n’oserait souscrire publiquement à la formule assadienne « un même peuple pour deux États », à l’exception des thuriféraires du régime baassiste et des nostalgiques de la « Grande Syrie », tous reconnaissent pourtant la « teneur spécifique » de la relation libano-syrienne qui, dans le contexte de crise régionale, vient réveiller les fantômes du passé (le traumatisme de la guerre civile).

De ce point de vue, les répercussions du conflit syrien dans les espaces publics libanais se manifestent de manière paradoxale. Si les représentations anxiogènes dominent les discours, les comportements et les stratégies des acteurs publics et des institutions (la peur de l’importation du conflit et d’une « syrianisation » des enjeux internes), elles suscitent également de nouveaux espoirs autour de la formulation d’un intérêt national libanais qui emprunte souvent un registre sécuritaire (la protection des frontières à l’égard des menaces extérieures), diplomatique (l’affirmation d’une certaine neutralité dans les institutions internationales) et légitimiste (la défense des grandes institutions de l’État : armée et présidence de la République).

Sur le plan officiel, le gouvernement libanais s’est constamment réclamé d’une politique de dissociation, cherchant à neutraliser les retombées « négatives » du conflit syrien sur le territoire national. Dans le même temps, les acteurs politiques n’ont cessé de polémiquer sur toutes les facettes du « dossier syrien », qu’il s’agisse de la sécurité des frontières, du rôle de l’armée, de l’implication du Hezbollah, de l’accueil des réfugiés, du traitement à réserver aux opposants et aux soutiens du régime de Bachar al-Assad… Toutes ces questions ont fait l’objet de vifs débats sur les scènes institutionnelles (gouvernement, Parlement, forces de sécurité, etc.), dégénérant parfois en violence politique dans la capitale, Beyrouth, et surtout dans les villes de l’intérieur du pays. Tripoli et Saïda ont connu, à plusieurs reprises, des affrontements meurtriers entre pro et anti-régime syrien. En somme, la politique de dissociation, si elle s’est traduite par une forme de neutralité de l’État libanais dans les arènes diplomatiques et internationales, n’a jamais empêché une hyperpolitisation de la « question syrienne », donnant parfois l’impression que la Syrie n’est finalement qu’un prétexte à l’expression d’enjeux principalement libano-libanais.

Manifestations salafistes de soutien à la rébellion syrienne, Beyrouth © Vincent Geisser, 2012

Manifestations salafistes de soutien à la rébellion syrienne, Beyrouth © Vincent Geisser, 2012.

Davantage que l’image d’une « syrianisation » des scènes libanaises, laissant croire que le Liban se contenterait de subir les événements dramatiques de son voisin historique, il faut plutôt y voir une captation de la « question syrienne » par les acteurs libanais à des fins de légitimation interne, voire d’hégémonie politique. Les discours victimaires véhiculés par les partis politiques et les leaders d’opinion, jouant la partition classique d’un « État faible » et otage de son puissant voisin, ne doivent pas faire oublier la capacité de ces mêmes acteurs locaux à se saisir des crises internationales pour faire valoir leurs propres intérêts La guerre civile en Syrie apparaît aussi comme une rente de situation pour les acteurs libanais dominants, s’exerçant au détriment des préoccupations quotidiennes des citoyens ordinaires (emploi, logement, électricité, cherté de la vie…). La « politique de la peur », agitée autant par les soutiens libanais au régime de Bachar al-Assad (Hezbollah, Amal, Courant patriotique libre du général Aoun, Parti social national syrien, etc.) que par ses détracteurs (Parti socialiste progressiste de Walid Joumblatt, Courant du futur de Saad Hariri, Forces libanaises de Samir Geagea, Kataëb d’Amin Gemayel, organisations salafistes, etc.), constitue également une opportunité pour ces différents acteurs de se repositionner sur la scène nationale, en comptant leurs fidèles, en remobilisant leurs troupes et en aiguisant des nouvelles stratégies de conservation ou de conquête du pouvoir.

Manifestation de soutien à l’armée libanaise, Beyrouth © Vincent Geisser, 2013

Manifestation de soutien à l’armée libanaise, Beyrouth © Vincent Geisser, 2013.

Toutefois, ces stratégies communautaires, orchestrées par les leaders d’opinion et les personnalités publiques, ne parviennent pas à dessiner des « blocs politico-confessionnels » relativement homogènes mais produisent des fractures dans toutes les strates de la société libanaise. En effet, la « question syrienne » suscite des lignes de clivages dans tous les milieux sociaux, culturels et communautaires du pays. En cela, au Liban plus qu’ailleurs, la guerre civile en Syrie, représente une question éminemment politique, en dépit des lectures confessionnelles que certains acteurs et commentateurs des scènes syro-libanaises tentent d’imposer.

À rebours des représentations courantes, confortant souvent l’image d’une société libanaise comme « éternelle victime » des enjeux géopolitiques régionaux et des appétits internationaux, on voit donc comment les acteurs politiques locaux se sont emparés de la crise syrienne pour tenter de s’imposer dans l’espace public, jouant simultanément sur la fibre communautaire (les identités confessionnelles et régionales) et sur la défense de l’intérêt général (les institutions de l’État). L’accusation récurrente d’importation du conflit syrien sur le territoire libanais est brandie à l’encontre de l’adversaire pour mieux le disqualifier et se forger par-là même la stature de défenseur d’une « libanité » mythique en proie à la « syrianisation ».

L’impact de la guerre civile en Syrie a ainsi moins été une déstructuration des scènes politiques libanaises qu’un renforcement du statu quo politico-confessionnel, marginalisant toutes les tentatives de réformer le système dans une perspective universaliste et séculariste. En ce sens, nombre d’acteurs politiques libanais apparaissent moins comme des victimes que comme des « rentiers de la crise syrienne », éloignant toujours plus l’espoir d’une refonte démocratique globale des institutions. Encore une fois, le discours sur l’« exception libanaise » a fonctionné à plein : les uns pour défendre les acquis d’une « révolution du Cèdre » (2005) présentée idéalement comme la pionnière du printemps arabe ; les autres pour célébrer l’ « axe de la résistance » (Hezbollah/Syrie/Iran), seul capable selon eux de protéger le Liban face à l’ « hégémonie israélo-américaine » dans la région. Pourtant, au sein de la société libanaise, nombreux sont les citoyens ordinaires à partager le sentiment amer que si le Liban se situe bien au cœur de la crise syrienne et qu’il en subit quotidiennement les conséquences, il reste aussi en marge des révolutions arabes.

Références


Pour citer ce billet : Vincent Geisser, « Le Liban face à la crise syrienne : victime, otage ou acteur ? », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 14 octobre  2013. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/5340


Vincent Geisser est chercheur CNRS à l’Ifpo de Beyrouth depuis le 1er septembre 2011. Il anime un programme de recherche sur « Femmes et Pouvoir au Liban » et coordonne le séminaire général du Département des études contemporaines : « Liban, quel État pour quels citoyens ? ». Parmi ses dernières publications, l’ouvrage Renaissances arabes. Sept questions sur des révolutions en marche, paru aux éditions de l’Atelier en 2011 (avec Michaël Béchir-Ayari) et Dictateurs en sursis. La revanche des peuples arabes, éditions de l’Atelier, 2009 (avec Moncef Marzouki).

Page web : http://www.ifporient.org/vincent-geisser

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